
My name is nobody...
...Alias Bob Dylan
"I’m not there", film de Todd Haines
Dans un patchwork cinématographique insolite, Todd Haines se livre à une lecture subjective et kaléïdoscopique d’un mythe vivant : celui d’un célèbre inconnu nommé Jude Quinn, Jack Fate ou même Woodie Guthrie…Une demie douzaine de personnages hétéroclites, six histoires hétérogènes et autant de styles différents s’enchevêtrent et composent une interprétation libre du mystère.
Le titre, I’m not there, annonce déjà la problématique. Comment représenter un artiste qui est sur la scène musicale depuis presque un demi-siècle et qui pourtant ne cesse de vivre et d’écrire en énigmes ? I’m not there, où comment souligner l’ambiguïté d’un artiste qui joue la comédie sur scène mais aussi derrière la caméra (Billy the Kid, Masked & Anonymous etc...) refusant pourtant de jouer celle de sa vie.
Six personnages pour six facettes du mystère Dylan
C’est l’histoire de six personnages qui représentent un seul homme : Bob Dylan. Todd Haynes a choisi six acteurs qui représentent tous une facette de sa personnalité, une période de sa vie. Ces derniers, tous désignés d’un nom fictif -comme un clin d’œil à Jack Fate joué par Dylan interprétant son propre rôle dans Masked & Anonymous [1]- représentent six traits de caractères bien différents de l’artiste. Dans le désordre : le prophète mystique, l’acteur infidèle et amer, le poète rimbaldien (nommé Arthur Rimbaud), la star hallucinée (du nom de Jude Quinn), le gamin mythomane (qui se fait appeler Woodie Guthrie) et enfin le nostalgique d’une Amérique des années 20.
Ces six facettes convergent pour peindre la personnalité insondable de Bob Dylan
Contrairement à Scorsese [2], Todd Haynes rejette l’objectivité du documentaire, il préfère la subjectivité du non-biographique et qui pourtant, s’avère à bien des égards d’une exactitude effarante. Cate Blanchett, effarante de vérité dans le rôle de Jude Quinn fait référence au Dylan de 65. Les interviews provocatrices données lors de cette tournée mythique sont elles retranscrites littéralement, tout comme ses traits d’humours sarcastiques ou encore ses phrases scandaleuses. Cependant Todd Haynes évite la lassitude en recréant des personnages et des époques avec une extrême fidélité (l’époque folk, Joan Baez, le swinging London). Il se risque aussi à des évocations allégoriques tel un Dylan sexagénaire encore fasciné par l’Amérique des années 20, incarné par Richard Gere, ou d’un jeune vagabond qui se rêve en "protest singer" sauveur du monde.
Fond et forme coïncident pour sonder le mythe
Toutes ces facettes obligent le spectateur à créer sa propre interprétation, sa propre idée sur Bob Dylan. Mais néanmoins ces six facettes convergent vers une cohérence absolue pour peindre la personnalité insondable de Bob Dylan. Jusque dans la bande son, Todd Haynes reste maître de son style. Alors que Ledger incarne le dylan des seventies et donc celui d’un homme dont le mariage bat de l’aile, Todd Haynes sait appuyer toutes ces séquences de l’immense album que produisit alors Dylan : Blood on the Tracks, un album de désillusion, de colère parfois, mais surtout de souffrance. De même l’onirisme du film est secondé par les délires musicaux présents dans Blonde On Blonde.
L’originalité cinématographique de Todd Haynes frappe dès la première image, le réalisateur opère un plan fixe d’une route de campagne où seule une moto anime l’image. Cette allusion à son grave accident de la route de 1966, qui aurait dû faire de Dylan un mythe de la même teneur qu’une Janis Joplin, est interprété, dès les premières secondes du film, comme la continuité d’une longue carrière marquée par ses renouveaux artistiques. Alors que la plupart des critiques achèvent leurs analyses à cet évènement, Todd Haynes s’en sert d’amorce. Au-delà d’une réinterprétation du mythe -l’accident n’est que le début et non la fin-, la force de I’m not there réside dans la stricte symbiose qui existe entre le style cinématographique et le sujet qu’il traite.
Pour Todd Haynes il est inenvisageable de faire une biographie traditionnelle à la manière de Walk the Line [3] ou de Ray [4]. La rigueur chronologique n’était pas envisageable pour percer la personnalité d’un homme toujours en effervescence artistique et cependant hors temps. Le réalisateur décide alors de décliner sous une forme kaléidoscopique l’énigme Bob Dylan. C’est ce qui rend le film fascinant. A travers un espace temporel alambiqué et labyrinthique, Todd Haynes réussi à effleurer une vérité de la personnalité dylanienne : un être en perpétuelle évolution pour qui, chaque évènement est ressenti comme une renaissance. Imposteur, folk singer, provocateur, rock star, prêcheur, vieux bluesman : Dylan n’en finit pas d’accoucher de lui-même.
Des coups de dé cinématographiques pour abolir le hasard
La structure cyclique du film renforce l’idée qu’il n’existe pas de vérité absolue sur l’identité de Bob Dylan. Des images sont dupliquées au début et à la fin du film, l’unique chanson dylanienne non reprise est la chanson initiale, I’m not there. Le film se clôt sur l’ image d’un Dylan soufflant dans son harmonica.
"I'm not there" fascine en cela qu’il n’érige aucune vérité mais continue de questionner le mythe Dylan, et s'interroge sur comment représenter une vie sur grand écran
Cette circularité est la touche final de Todd Haynes : le souffle Dylan est comme un écho au célèbre The answer is blowin’ in the wind, et le film fascine en cela qu’il n’érige aucune vérité mais continue de questionner le mythe Dylan, et d’une façon générale s’interroge sur comment représenter une vie sur grand écran.
S’il y a une déception, elle est induite par le choix de la représentation du Zim [5] actuel. Jusqu’alors aucun critique n’a osé aborder le Never Ending Tour, la tournée sans fin entreprise par l’artiste depuis trente ans. Ainsi, Todd Haynes a préféré faire de Richard Gere un ancien justicier de l’Amérique originelle, vivant tel un ermite naïf et impuissant à influer sur l’ordre du monde. Or lorsque on sait que Dylan fait plus de 200 concerts par an et continue à créer de nouvelles chansons on est en droit de se demander la signification de cette allégorie. Il est possible que Todd Haynes ait tenu à comprendre ainsi la récente identification du chanteur sur scène à un cow-boy charismatique.
Is there anybody in there ?
I’m not there permet d’accepter de manière fascinante l’identité de Dylan : immuable, indéfinissable, à l’image de ce film au genre lui aussi indéfinissable. I’m not there, un film qui traite d’un homme qui n’y est pas présent. Si Dylan l’énigmatique a accepté le film, c’est sans doute qu’il ne le mettait pas en danger. “Tout le monde se fout de qui je suis ! Je ne suis pas un berger des âmes : je suis un raconteur d’histoires ! ”s’exclame le personnage. Alors : Is there anybody in there ?
Alizée Quelier, avec Celine Anton et Renaud Certin
[1] "Masked and anonymous", film introuvable réalisé par Dylan, interprété par lui-même, qui raconte l’histoire d’un chanteur folk tombé dans l’oubli.
[2] Martin Scorsese a produit un documentaire sur le Dylan des années 60 : "No direction home". On y trouve la dernière interview en date du chanteur.
[3] "Walk the Line" : film biographique consacré à Johnny Cash.
[4] "Ray" : film biographique consacré à Ray Charles.
[5] Robert Zimmerman, né un jour de mai 1941 a pris le nom de Bob Dylan a son arrivé à New-York en 1962.
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