
Le bruit et l’odeur
L’Effet de Serres
Polluer pour s’approprier : la théorie de Michel Serres
Michel Serres : un vieux philosophe qui apprécie les piercings et déteste les fringues de marque. Son nouvel essai "Le Mal propre ; polluer pour s’approprier ?" révèle la manière dont l’humain marque son territoire par la salissure, et donc le pollue au yeux des autres. Ollivier Pourriol, le ciné-philosophe toujours propre sur lui, en fait la lecture à la sale.
Quel rapport entre les tags, les pubs, les marques des multinationales, les portables qui hurlent, les chats qui se frottent partout et les chiens qui prennent les réverbères d’affection ? Leur but commun : s’approprier un territoire en le marquant.
Marquer par les secrétions, les signes visibles, les bruits, peut être considéré, dans le cas de l’humain, comme un légitime besoin d’affirmer son droit à l’espace. Ceci posé, il reste que, du point de vue de nombreux quidams, ces marques sont des souillures qui repoussent voire agressent autrui. Michel Serres approfondit sociologiquement cette impression, et la critique en commençant pour une définition du concept de "pollution".
Pollution dure et pollution douce
Pour commencer, Serres distingue deux pollutions : la dure et la douce. La pollution dure est celle que nous connaissons, celle de l’atmosphère, des nappes phréatiques, de l’océan, voire des organismes eux-mêmes. La pollution douce est d’un autre ordre : elle est perpétrée par des signes et souvent sur des signes. Concrètement, ce sont les publicités, logos, mais aussi les slogans et toutes les expressions du marketing passées dans le langage courant. “Les Marques sont des salissures, au même titre que les ordures.”.
Vide et hautain, l’amateur de bling-bling aime à exhiber les marques de sa puissance et à les triturer en public : grosse voiture, portable hurlant, signes extérieurs de richesse…
La pollution douce est le système lymphatique de la Société du Spectacle. Moins délétère en apparence que les dures, ces pollutions douces apparaissent plus supportables, essentiellement du point de vue de ceux dont elles définissent l’identité, nourrissent l’intérêt, renforce le pouvoir. Ceux qui ne se reconnaissent pas dans ses marquages -voire ses marques- les considéreront comme agressives. L’affiche publicitaire sera ainsi perçu comme un miroir par le consommateur frénétique, et comme une agression par l’altermondialiste.
Marquer son territoire et s’emparer de celui de l’autre
Deuxième constat : si l’humain s’approprie en polluant, ses propres pollutions lui restent familières, ne le dérangent pas et parfois même lui plaisent. Et Serres de prendre l’exemple de celui dont les écouteurs diffuse de la musique dans tout le bus : même à pleine puissance, sa pollution sonore ne le gêne pas ; au contraire, il s’en satisfait. On peut prolonger le raisonnement jusqu’à parler de s’auto-aliéner avec plaisir, ce qui consiste à s’identifier volontairement à la pollution que l’on crée.
Une des appropriations polluantes expliquées par le vieux philosophe est le Tag. Le Tag se rapproche du piercing en ceci qu’ils marquent tous deux une ré-appropriation contre une puissance extérieure, celle de la mode, ou celle de la société. Pour Serres le piercing devient un blason, tandis que les vêtements seraient la marque d’une obéissance. La différence entre tag et piercing réside en la pollution connexe que cela entraine pour un tiers : un tatouage est différent d’un maquillage de façade.
Attention donc : Serres ne se penche pas sur l’aspect moral d’une appropriation, d’une récupération d’un espace ou d’un symbole, ou du vol d’un territoire. ll examine simplement des phénomènes de la vie quotidienne et ouvre des réflexions. Pourquoi le quidam moyen prend-il moins soin de l’objet qu’il loue que de celui qui lui appartient, voire le détériore insidieusement ? Les lignes du Mal propre apporte un élément de réponse.
Du territoire animal au signes extérieurs de richesse
Cette pollution-appropriation a une origine animale : il s’agit bien de marquer son territoire par toutes sortes de signes, initialement olfactifs, devenus visuels ou sonores. La frontière du territoire réel ou symbolique que l’animal ou l’humain conquiert se définit par les déchets et le marquage qu’il implique.
Mais, à la différence de l’animal, l’humain est conscient de son activité. "L’homme est ce qu’il fait. Il est vide et se remplit par le spectacle de son activité : transformer ou détruire" : en citant Hegel, Pourriol commentant Serres amorce l’idée de l’auto-contemplation du pollueur quotidien, qui se rassure à regarder les marques de ses pollutions revendicatives. Le sociologue - qui n’est pas moraliste- lui accordera magnanimement -au bénéfice d’un besoin de reconnaissance- l’exhibition de ses salissures.
Ollivier Pourriol, qui n’aime guère les guère les richards (principalement ceux de Titanic), s’emploie avec délectation à rapprocher pollution et signes financiers. Chez Freud, l’argent est excrémentiel ; les cupides, les avares -comme les enfants traversant une période dite sadique-anal- aiment à "jouer dans le stade anal" [1]. Vide et hautain, l’amateur de bling-bling aime à exhiber les marques de sa puissance sur autrui et à les triturer en public : grosse voiture mal garée, portable hurlant, signes extérieurs de richesse…
Les pollutions réelles ou symboliques marquent les corps et les esprits et annoncent un monde devenu invivable.(Michel Serres)
L’association de cette pollution douce avec l’argent –dès lors qu’il est détaché des besoins élémentaires- n’est pas systématique, mais paraît suffisamment crédible pour motiver un autre essai !...
Contrat de location contre Acte de propriété
Si la pollution dure est globale, la prise de possession de l’espèce humaine sur tout son environnement terrestre (la pollution douce, donc) la suit aussitôt. Les sociétés monothéïstes n’ont pas attendu la phrase de Descartes : "L’homme est, par sa raison, comme maître et possesseur de la Nature" pour assujettir irraisonnablement les espaces et les espèces. La salissure des esprits : un film de Zombie. la pollution planétaire : un film… Gore. A ce contrat de propriété sur la terre, Serres oppose un contrat de location. En jouant sur les mots du thème, Serres met sa théorie en forme et se dépossède de son nom "Mon nom propre…est un nom locatif". Il invite donc à se libérer de tous les signes emprunts de la pollution douce.
Pollution douce, dure, souillure, salissure, appropriation, revendication : les pollutions réelles ou symboliques marquent les corps et les esprits, et annoncent, selon Serres "Un monde devenu invivable". En s’appropriant au dépens d’autrui ; le plus puissant –qui est aussi le plus pollueur- alimente la guerre de tous contre tous [2]. Serres souhaite donc l’annonce salvatrice d’une catastrophe, une apocalypse [3], qui métamorphoserait ces luttes fratricides en un combat unique : "La guerre de tous contre le danger qui menace le monde.".
Renaud Certin
Photos : Aurélia Blanc
Sur Michel Serres :
Le mal propre : polluer pour s’approprier ? Editions du Pommier 2008
Michel Serres est un initiateur de la Pensée Complexe ; son œuvre l’est tout autant. Il est un défenseur de wikipédia, qui ne lui consacre pourtant qu’une mince page. On y trouve la liste des 30 livres commis par le philosophe. Un site] lui est consacré.
Pourriol dans Fragil :
Il faut filmer le soldat Ryan : Conférence et interview lors des Rencontres de Sophie 2007
La fin du monde dans un fauteuil de cinéma : Conférence lors des Rencontres de Sophie 2008
Pourriol sur la toile :
Le programme du ciné-philo, à Paris.
Pour faire le tour de tous les thèmes traités (De l’Age de Glace aux Affranchis) et des confs : un myspace et un blog.
Pourriol version papier :
Cinéphilo : Les plus belles questions de la philosophie sur grand écran.
Alain, le grand voleur : Essai sur Émile-Auguste Chartier aka Alain.
Hubert Grenier : Essai sensible sur la pédagogie et l’enseignement.
Mephisto Valse (Roman) : La jeune Fille et la Mort, version masculine pour piano solo.
Le Peintre au Couteau (Roman) : littérature, art plastique et chirurgie du même acabit.
Polaroïde (Roman) : polar bizarroïde en forme de grosse pomme rhizomique.
[1] Comme l’Oncle Picsou se baignant dans ses pièces d’or
[2] Citation de Hobbes, philosophe anglais du 17°, auteur de réflexions fondamentales sur le Contrat Social, l’Etat. Ces conceptions du réalisme politique demeurent sujettes à débat. Dans son oeuvre principale, Léviathan, il décrit l’Etat-Nation.
[3] En grec, l’Apocalypse, c’est la chute du rideau, c’est-à-dire la révélation.
Bloc-Notes
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