
SOCIÉTÉ
À Nantes : la culture en marche
Rencontre avec les membres du « Parlement de la rue  »
Mercredi 12 février, le MEDEF affirme son projet de réforme de l’assurance chômage. Il souhaite mettre fin au régime spécifique des intermittents du spectacle qui serait responsable de plus d’un milliard d’euros du déficit de l’assurance chômage. Une première tentative de réforme avait été lancée en 2003, ne faisant que durcir les conditions d’accès au régime, sans pour autant modifier la courbe déficitaire de l’assurance chômage. Pour mieux comprendre ce régime de l’intermittence et les enjeux de sa réforme, Fragil part à la rencontre d’artistes et de techniciens du spectacle, sous les Nefs de l’île de Nantes. Un chapiteau comme siège du mouvement de La Culture en Marche.
L’intermittence est un régime spécifique créé en 1936 pour pallier à la précarité de certaines professions artistiques et techniques. Les salariés de ce régime sont embauchés en contrat à durée déterminée qui, à la différence du CDD ordinaire, est souvent de très courte durée. L’assurance chômage prend alors en charge les périodes non travaillées entre deux contrats en versant une allocation, laquelle est, de manière logique, plus importante que dans le régime général (huit mois d’indemnisation pour trois mois de travail contre trois mois d’indemnisation pour la même durée dans le régime général). Par contre, le droit d’entrée à l’indemnisation est lui plus élevé, les salariés techniciens devant justifier de 507 heures de travail sur dix mois, dix mois et demi pour les artistes, pour 610 heures de travail sur 28 mois chez les salariés du régime général.
Quelles sont les raisons du soulèvement des intermittents et précaires de la culture contre le projet de réforme du MEDEF ?
Ça fait longtemps qu’ils veulent nous virer de la solidarité interprofessionnelle. Mais jamais ils n’étaient allés aussi loin
Pierre Roba, délégué régional du SYNAVI (syndicat national des arts vivants) et membre de la compagnie nantaise de théâtre–action La Tribouille, a la parole grave : « Le MEDEF et les organisations syndicales ont fait des propositions qui sont des déclarations de guerre : la suppression des annexes 8 (techniciens) et 10 (artistes) de l’intermittence du spectacle. Ça fait longtemps qu’ils veulent nous virer de la solidarité interprofessionnelle, mais jamais ils n’étaient allés aussi loin. Donc aujourd’hui, l’ensemble des professionnels, salariés et intermittents, se mobilise. Parce que ce sont nos droits sociaux qui sont remis en cause. Ce n’est pas être un privilégié que d’être un intermittent. On doit rappeler la base : on est des précaires, on a des contrats à durée déterminée d’usage, qui, de par leur spécificité, ne peuvent être transformés en CDI. La règle normalement en France c’est le CDI, la règle dans la culture c’est le CDD. C’est fondamental de comprendre que les artistes et techniciens en France sont des gens qui ne peuvent pas se projeter dans l’avenir, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de perspectives autres que la durée du contrat, qui est des fois de quelques jours, des fois de quelques semaines, mais rarement au-delà, et qu’on travaille par rapport à des saisons culturelles qui sont de plus en plus courtes. »
Culture en péril ?
En sortant les intermittents de ce régime spécifique, le MEDEF voudrait faire reposer la responsabilité de son financement à l’État, et non plus aux employeurs. Ce à quoi la ministre de la Culture s’est clairement opposée : « Ce n’est pas à l’État de financer l’assurance-chômage des intermittents, ni de quiconque d’ailleurs » a-t-elle déclaré le 26 février dernier sur ITélé. L’idée sous-jacente du MEDEF, selon Martine Ritz, membre de la CGT spectacle et représentante du mouvement Culture en Marche à Nantes, c’est de « dégommer cette notion de particularisme de l’intermittence, pour n’avoir que des chômeurs uniformisés avec une indemnisation la plus basse possible, pour pouvoir maintenir une pression la plus forte possible sur les salariés. »
Selon une ancienne intermittente, basculer ne serait-ce que les techniciens, dans le régime général serait fortement nuisible pour la culture. En effet, celle-ci est déjà fortement mise en péril, au regard des « 500 millions d’économies dans la culture dans les trois ans qui viennent », dans le cadre de la réduction du déficit public, affirme la présidente du SYNDEAC (le Syndicat des Entreprises Artistiques et Culturelles) Madeleine Louarniv. Et Val K, photographe indépendante nantaise fortement mobilisée dans ce combat, de préciser : « Ce mouvement, il faut bien avoir conscience qu’il concerne tous les acteurs et actrices de la culture, pas seulement les intermittents. Car ce n’est pas seulement le régime intermittent qui est mis en danger dans cette réforme, mais aussi la culture en elle-même. » À ce propos, nous rapporte un intermittent : « au Lieu Unique, 18 à 20% du budget est consacré au domaine artistique. Le pourcentage restant est consacré au fonctionnement technique. Faire basculer ne serait-ce que les techniciens dans le régime général, en intérimaire ou CDI, aurait pour conséquence logique d’augmenter les charges, donc de diminuer le budget dédié à l’artistique, qui est déjà en baisse. »
Les salariés de la culture ont conscience que l’actuel régime d’intermittence n’est pas le meilleur qui soit. Mais la nouvelle proposition de loi, qui fait suite à celle mise en place en 2003, va selon eux fragiliser davantage les conditions d’entrée et de maintien dans l’emploi des salariés intermittents de la culture. Pierre Roba explique que « ce système d’assurance chômage existant est un filet de sécurité. Mais il faudrait le revoir complètement parce qu’il exclut énormément d’entre nous. Tous les ans c’est à peu près 30 000 personnes qui sont éjectées de l’assurance chômage des intermittents du spectacle (en raison de ces 507 heures en 10 mois / 10 mois et demi, que certaines personnes ne parviennent pas/plus à faire). Ces 30 000 personnes sont souvent des gens qui travaillent depuis 10, 15, 20 ans, et qui perdent toute ressource du jour au lendemain. Ça, ce sont les conséquences d’un protocole qui a été signé en 2003. Ce qui a été mis en place n’a pas fait faire d’économie à l’assurance chômage et vire de plus en plus de professionnels de nos métiers régulièrement, nous amenant vers plus de précarité. »
Personnellement, j’ai tendance à penser que quand le patronat parle de justice sociale il faut se méfier, parce que ce n’est pas le mieux placé pour la fabriquer
Déconstruire le mythe de l’intermittent
De nombreux discours, assez critiques, circulent depuis de longues années sur les intermittents. Mais au-delà de la problématique de l’alternance travail/chômage des emplois du spectacle, se pose aussi celle du travail non décompté. Azéline Cornut, jeune technicienne rencontrée sous le chapiteau avant son concert, nous parle du quotidien de beaucoup de techniciens et d’artistes du spectacle, que beaucoup de gens ignorent : « Le régime d’intermittent est toujours remis en question. Il faut sans cesse se justifier de son travail. Ce qui se dit c’est que c’est un régime privilégié, qu’on touche trop d’allocations. Or, il y a énormément de travail qui se fait en amont. Il y a aussi énormément de créations qui se font dans un premier temps sans être payées. Parce que pour pouvoir proposer un projet à quelqu’un, il faut bien avoir travaillé sur ce projet. Ça ne se fait pas que sur dossier, ça se fait sur maquette, ça se fait sur présentations. Et si tu n’as pas le mérite de t’appeler untel ou untel, c’est plus dur. Donc toutes ces périodes-là de travail existent, mais elles ne sont pas rémunérées. Donc c’est aussi à ça que sert l’intermittence. C’est un régime spécial pour un travail spécifique. »
On entend souvent que Nantes est une superbe ville culturelle. C’est le cas, mais derrière il y a des gens qui bossent pour ça. On n’est pas des bénévoles, c’est notre travail
Que disent les chiffres ? Beaucoup de médias en relaient un plutôt étonnant, dressé par le MEDEF : 1 milliard d’euros du déficit de l’assurance chômage serait imputé au seul régime de l’intermittence. Soit près d’un quart, selon les projections 2014. L’enseignant-chercheur Mathieu Grégoire, spécialiste du salariat et du régime de l’intermittence, a analysé ces chiffres et les discours qui circulent à ce sujet, lors d’une conférence sous le chapiteau : « Dire que les intermittents sont responsables d’un quart du déficit de l’assurance chômage c’est spécieux. Car quand on dit ça on sous-entend que les intermittents représentent un quart du budget de l’UNEDIC. Et effectivement, ça serait absolument scandaleux si 100 000 intermittents représentaient un quart de ce qui est prévu pour 2 500 000 allocataires de l’assurance chômage. Donc on peut comprendre, par ces éléments de langage, que l’opinion publique ait une forme de défiance par rapport à ces salariés. Parce que ce qu’elle comprend c’est : « les intermittents nous bouffent le quart de l’assurance chômage ». Donc là il faut faire œuvre de pédagogie et rappeler l’élément le plus simple en matière de dépense : les intermittents sont actuellement 3,5% des allocataires et ils représentent 3,4 % des dépenses. Il n’y a là rien d’extravagant. Et cela montre qu’un intermittent n’est pas un privilégié, qu’il reçoit quelque chose qui est du même ordre de grandeur qu’un autre chômeur. »
Puis, il ajoute : « Il est logique qu’il y ait un solde négatif du côté des intermittents, parce qu’ils rencontrent réellement le risque pour lequel ils sont assurés. En face, certains ne le rencontrent pas. Donc d’un côté il y a des gens assurés qui sont en CDI et qui présentent systématiquement un excédent, ils versent donc plus de cotisations qu’ils ne touchent d’allocations. Fatalement, en face il doit y avoir des gens qui touchent davantage qu’ils ne versent. Autrement dit, il y aura toujours un solde négatif des intermittents du spectacle tant qu’il y aura des gens en CDI. Mais qu’est-ce qui explique un déficit plus important ces dernières années ? Là aussi, Mathieu Grégoire a la réponse : « Il n’y avait pas de déficit il y a trois ans. Donc que s’est-il passé ? La Cour des comptes l’a écrit noir sur blanc : il y a eu des entrées en chômage massives de personnes en CDD et de personnes en CDI, donc le solde de ces derniers s’est profondément dégradé. C’est ça qui a fait apparaitre un déficit. Et évidemment, on se tourne bien gentiment vers les intermittents pour leur faire comprendre qu’ils en sont responsables. Sauf que leur solde reste très stable, par rapport aux intérimaires notamment. » Voilà qui remet un peu les choses au clair. Mais malheureusement, la lumière sur ce « faux » déficit du régime intermittent avait déjà été faite lors du mouvement de 2003... Preuve que rien n’est jamais acquit.
La culture est un secteur qui produit un pognon fou, on génère plus de sous que l’industrie automobile
Des solutions alternatives existent-elles ?
Les intermittents et précaires de la culture n’en restent pas là. Des propositions ont émané des réunions entre salariés et syndicats, qui tendrait à prouver que le régime peut être modifié, sans risque de voir le déficit de l’assurance chômage se creuser davantage. Ces propositions sont simples. Martine Ritz les développent, en ayant conscience que ce qui se joue derrière le combat du MEDEF contre les intermittents est aussi bien économique qu’idéologique : « Nous on dit qu’il faut remettre tous les professionnels du spectacle, artistes et techniciens, dans une seule et même annexe dérogatoire. Ensuite, il faut leur permettre d’ouvrir des droits sur une année, 507 heures sur 12 mois, pour permettre à plus de gens d’ouvrir des droits, pour être plus équitable, et voir comment ils ont travaillé. Ça permettrait aux gens, sur une année, d’être moins dans la survie, dans la précarité. Et quand on fait tout ça, on voit que ça coute moins cher au système global, donc c’est que du positif. Pourquoi le patronat ne dit pas oui, puisque ça coute moins cher et ça ouvre des droits à plus de gens ? Parce que leur objectif n’est pas de réduire le soi-disant déficit, mais c’est idéologiquement de casser l’idée qu’il pourrait y avoir des gens qui seraient dans des économies différentes, dérogatoires. »
Une autre piste de réforme serait de lutter contre certains abus de la part des employeurs, notamment des sociétés de productions audiovisuelles, qui, dans une logique d’économie, préfèrent souvent employer des intermittents sur des postes réguliers. L’UNEDIC chiffre ces « permittents » à 4%, la Cour des comptes à 15%. Pour lutter contre cette fraude, cette dernière propose l’augmentation des cotisations des employeurs qui recourraient massivement à l’intermittence.
Après avoir annoncé la suppression du régime d’intermittent, le MEDEF est revenu sur ses propositions et s’est déclaré ouvert à des négociations. L’État, pourtant contre la réforme du MEDEF, tarde cependant à s’exprimer clairement sur la question et ne propose toujours pas de discussions tripartites (État-syndicats-patrons), ce que déplorent la CFDT et la CGT. La prochaine, et probablement dernière, séance de négociation est prévue jeudi 20 mars. Un appel national à la mobilisation est lancé.
Alice Godeau
Reportage sonore : Maxime Hardy
Crédit photos : Alice Godeau
Pour aller plus loin, plusieurs articles :
Intermittents, cinq questions pour tout comprendre. Anne-Aël Durand, Le Monde
Le régime des intermittents coute-t-il un milliard d’euros ? Anne-Aël Durand, Le Monde
Le régime des intermittents n’est pas un privilège. Mathieu Grégoire, Le Monde
Et trois vidéos de la Coordination des Intermittents et Précaires, IDF 2013 :
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