
Minimalisme intermédia
Phill Niblock : au cœur du son
Entretien avec Phill Niblock, Paris, 29 mars 2008
Compositeur majeur du courant minimaliste new-yorkais, Phill Niblock n’en finit pas de faire résonner ses drones entêtés et entêtants aux quatre coins de la planète. Sur la route huit mois par an, le compositeur et vidéaste posera ses valises à Nantes, jeudi prochain, pour une soirée de performance au Musée des Beaux-Arts. Fragil l’a rencontré.
Dans le monde musical, Phill Niblock est un transfuge. Contrairement à ses pairs, les quatre pères fondateurs du courant minimaliste La Monte Young, Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass, qui ont tous reçu une éducation musicale académique, Phill Niblock avoue n’avoir jamais été intéressé par une telle formation. C’est d’ailleurs l’image, et en particulier la photographie, “quelque chose de très naturel pour moi”, qui lui a d’abord permis d’assouvir sa soif créatrice.
Au milieu des années 60, il rencontre Elaine Summers, chorégraphe et réalisatrice expérimentale, qui l’introduit à la vidéo. Leur collaboration aboutit, en 1968, à la création de l’Experimental Intermedia Foundation, “une association fondée par des artistes, pour des artistes” visant à promouvoir l’art “intermédia” – “des films, des diapositives, de la danse, de la musique, le tout combiné en un événement, une performance”. La fondation, située dans son loft de SoHo, devient vite un centre nerveux de la scène expérimentale new-yorkaise. Un millier de concerts y ont été produits depuis sa création.
Le concept d’art “intermédia” – préféré au terme de “multimédia”, jugé trop commercial – est fondamental dans l’œuvre de Phill Niblock. Ses films, par exemple, une suite de longs plans-séquences d’artisans au travail, n’ont jamais eu vocation à être des films “per se”, mais sont plutôt destinés à s’intégrer dans un ensemble de manifestations artistiques formant performance. “Ce sont des images extrêmement réelles. Mais elles n’ont jamais eu la structure de films documentaires. […] Les documentaristes ont d’ailleurs toujours détesté mes films. Et les réalisateurs expérimentaux les détestent parce qu’ils sont trop photographiques.”
Un minimalisme assumé
Dans ma musique, il n’y a pas de rythme, pas de mélodie, pas de progression harmonique traditionnelle. Mon travail tourne autour de l’idée d’absence de développement, au sens musical du terme.
Devant le peu de succès rencontrés par ses films, Phill Niblock se concentre alors sur son travail musical. Contrairement à d’autres compositeurs de sa génération, il assume l’étiquette “minimaliste”, parce qu’elle décrit adéquatement la démarche de minimisation du matériau et de la forme qui est la sienne. “Le cœur de ma démarche est de soustraire divers aspects de la structure du médium avec lequel je travaille. Dans ma musique, par exemple, il n’y a pas de rythme, pas de mélodie, pas de progression harmonique traditionnelle. Mon travail tourne autour de l’idée d’absence de développement, au sens musical du terme. C’est aussi vrai de mes films. La plupart du vocabulaire cinématographique en est tout simplement absent. Pas de narration, pas de montage. Il y a peut-être seulement deux séquences, en quarante heures de film, qui ne suivent pas l’ordre chronologique.” Au milieu des années 70, Tom Johnson, critique au Village Voice, résume cette démarche avec un mémorable : “Pas de mélodie, pas d’harmonie, pas de rythme. Pas de connerie.”
La musique de Phill Niblock est éloignée du minimalisme répétitif enjoué et teinté de psychédélisme de Terry Riley, Steve Reich ou Philip Glass. Elle est plus proche du minimalisme radical, fondée sur les longues durées, de La Monte Young. La majorité de ses pièces consistent ainsi en un ensemble de drones, notes tenues, bourdonnantes, qui s’étirent à l’infini, évoluant presque imperceptiblement, et desquelles émergent une infinité d’harmoniques miroitantes. Pour le compositeur, “l’idée est de créer une espèce d’environnement flottant”, dans lequel l’auditeur se laisse dériver, perdant peu à peu contact avec la réalité, et notamment avec le temps. “Si quelqu’un, après une heure de performance, pense qu’elle ne dure que depuis dix minutes, c’est parfait. Et cela arrive. Souvent, les gens n’ont aucune idée du temps que cela a duré.”
Le processus de composition de Phill Niblock est très manuel, très artisanal – une parfaite métaphore des images de ses films. À son principe, des enregistrements – autrefois analogiques, aujourd’hui numériques. Un ensemble de drones, joués sur des instruments – toujours acoustiques – dont le timbre est particulièrement riche – guitare électrique (Guitar Too, For Four), vielle à roue (Hurdy Hurry), voix nasales (A Y U). Phill Niblock combine ces enregistrements, les fait interagir en en modifiant légèrement les fréquences. Il entretient une passion pour les intervalles microtonaux, dont l’interaction produit d’étonnants phénomènes acoustiques. Au cœur de sa musique gît ainsi une certaine indétermination – c’est ce qui la différencie de celle de La Monte Young. Phill Niblock se laisse souvent surprendre par ses pièces : “Je peux prévoir, mais je ne peux pas prévoir de manière exacte. Certaines de mes pièces sont donc un peu différentes de ce à quoi je m’attendais.”
Une expérience sensuelle
C’est que les pièces de Phill Niblock sont incroyablement plastiques. Quand on lui demande s’il compose parfois en fonction de l’espace dans lequel sa pièce sera jouée, il renverse la question : “C’est plutôt le contraire qui se passe : ma musique change radicalement selon l’espace dans lequel on la joue. Et bien sûr, selon le système de diffusion. Généralement, les espaces les plus fantastiques sont les cathédrales, les grandes églises, qui sont très ouvertes, et dans lesquelles il y a beaucoup de réverbération de surface à surface.” Une dimension spatiale accentuée par le souhait du compositeur “d’amener les gens à se déplacer” pour expérimenter cette plasticité de la matière sonore – une gageure, avoue Phill Niblock. “Les gens s’imaginent toujours qu’ils doivent rester assis le plus silencieusement possible.”
La musique de Phill Niblock peut paraître difficile d’accès, trop intellectuelle, trop élitiste. Elle est en réalité extrêmement sensuelle, presque charnelle, accessible à qui veut bien entrer dans son jeu, fermer les yeux et se laisser porter par ses vibrations.
La musique de Phill Niblock peut paraître difficile d’accès, trop intellectuelle, trop élitiste. Elle est en réalité extrêmement sensuelle, presque charnelle, accessible à qui veut bien entrer dans son jeu, fermer les yeux et se laisser porter par ses vibrations. Le compositeur insiste pour que sa musique soit jouée et diffusée – enregistrements et musiciens jouant live sont généralement associés dans une même performance – à un volume très élevé, afin que le son emplisse tout l’espace, enveloppe l’auditoire, et que toutes ses potentialités harmoniques s’expriment. Aux auditeurs de se frayer ensuite un chemin dans cet environnement sonore. “Ce qui m’intéresse, c’est de créer un monde visuel et sonore ouvert à des interprétations et à des perceptions très différentes.” La simplicité des drones, leur “minimalité” ouvre un espace à l’imagination, lui procure une liberté sans pareille. Sans mélodie, sans harmonie, sans rythme pour la guider, elle est entièrement libre de ses associations.
L’œuvre de Phill Niblock est une expérience à vivre. Seul un système de diffusion professionnel et des musiciens jouant live peuvent lui rendre justice. La question est de savoir si vous êtes prêts à faire cette expérience. Jeudi prochain, le 3 avril, au Musée des Beaux-Arts de Nantes, vous en aurez l’occasion. Ne la manquez pas.
Sophie Pécaud et Emilie Friedlander
Photos : Sophie Pécaud
Organisée par le Musée des Beaux-Arts de Nantes, Cable# et Apo33 dans le cadre des Nocturnes, la performance aura lieu jeudi 3 avril 2008 à 18h30. Entrée libre sans réservation.
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