
Rencontres de Sophie 2009
Frédéric Worms, l’expérience vitale de la mort
Frédéric Worms, enseignant-chercheur à l’Université de Lille, directeur du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine et spécialiste de Bergson nous propose, pour ouvrir cette neuvième édition des Rencontres de Sophie, une réflexion sur les relations entre la vie et la mort. D’emblée, le philosophe note que la difficulté de ces relations, éminemment “vitale”, existentielle, n’a jamais été, et ne pourra jamais être résolue par la philosophie. Il s’agit d’affronter, de penser cette difficulté, sans pour autant la résoudre.
La difficulté des relations entre la vie et la mort est, du point de vue théorique, presque inévitable. Pour autant, elle est redoutable car, loin d’être le fruit des spéculations de quelque philosophe, elle surgit de notre expérience quotidienne, et notamment de notre expérience de la mort. C’est de cette expérience, ou plutôt de ces expériences singulières et frappantes de morts que Frédéric Worms nous invite à partir pour poser le problème des relations entre la vie et la mort. Mais plutôt que de nous arrêter à l’affect douloureux – ou indifférent – qui nous submerge lorsque nous sommes confrontés à ces événements, le philosophe nous invite à le “suspendre” pour tenter de les penser. Nous nous heurtons alors à un contraste, une contradiction qui conduit la philosophie à développer deux positions radicalement différentes.
D'une part la mort replonge le vivant dans l’anonymat de l’être ou de la vie en général ; d'autre part, elle renforce, accomplit la singularité d’une vie individuelle, d’une histoire, d’un ‘destin’.
Le problème philosophique des relations entre la vie et la mort
Quel est ce contraste ? D’une part, expose Frédéric Worms, la mort replonge le vivant dans l’anonymat de l’être ou de la vie en général ; que l’on soit Mozart, Einstein ou anonyme, elle nous rappelle notre appartenance à un tout, l’espèce humaine, dont chaque individu est voué à disparaître. D’autre part, continue-t-il, la mort renforce, accomplit la singularité d’une vie individuelle, d’une histoire, d’un “destin”. Point final d’un récit, elle permet la totalisation de chaque vie individuelle. Pour penser ce contraste, c’est à Malraux que le philosophe fait appel. “La mort transforme une vie en destin.” “Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie.” Ces deux aphorismes, si galvaudés soient-ils, révèlent la tension entre ces deux conceptions de la mort, et maintiennent le contraste entre une conception de la vie comme partie d’un tout (la vie), et une conception de la vie comme totalité irréductible.
En philosophie, ce contraste devient contradiction. Tenir ensemble les deux positions est impossible, il faut trancher. Certains philosophes prennent le parti de l’être ou de la vie en général, soutenant que la mort ne concerne que l’individu, et révèle son caractère illusoire. Ces “philosophes de la vie” – de Spinoza à Bergson, en passant par Schopenhauer et Nietzsche – ont en commun la croyance que la vie dépasse l’individu, et fonde sa valeur. À l’inverse, beaucoup de philosophes du XXe siècle, Heidegger, notamment, s’indignent de ce dépassement, et voient dans la mort la preuve que notre vie n’a rien à voir avec la vie. Le caractère historique, biographique de notre existence, scellé par notre mort, dépasse le biologique et fonde sa singularité.
Si intellectuellement, cette contradiction n’est pas tenable, existentiellement, elle est inévitable : certes, la vie est créatrice, elle nous dépasse et donne sens à notre vie ; mais l’arrachement à la vie est nécessaire : il est la condition d’apparition du sens de notre vie, car la condition de la liberté et, in fine, de l’éthique. Comment dépasser cette contradiction ? Une “conversion du regard” est nécessaire.
Cessons de nous intéresser à ‘la’ vie et à ‘la’ mort, et intéressons-nous, un instant, aux expériences singulières des vies qui traversent la nôtre, et des morts auxquelles nous sommes confrontés.
Expérience de la vie, expérience de la mort : une “conversion du regard”
Frédéric Worms esquisse les grandes lignes de cette conversion : cessons de nous intéresser à la vie et à la mort, et intéressons-nous, un instant, aux expériences singulières des vies qui traversent la nôtre, et des morts auxquelles nous sommes confrontés. Ces vies, ces morts ne sont pas les cas particuliers de genres préexistants (la vie, la mort). Ils sont premiers. On ne peut dès lors comprendre les relations entre la vie et la mort que si l’on se pose d’abord la question des relations de ces vies et de ces morts singulières.
Trois retournements doivent alors être effectués. Il s’agit tout d’abord de redonner sa place à l’affect. Frédéric Worms nous avait d’abord invités à le “suspendre” ; il nous rappelle à présent que la mort est objet d’affect avant que d’être objet de pensée. Or convoquer le souvenir de morts singulières, et notamment de celles de “proches” (la “proximité” dont il est question étant précisément celle révélée par une telle expérience, comme le rappelle Ricœur), c’est prendre conscience que la mort est avant tout affaire de vivants. L’effet que ces morts ont sur nos vies ne peut être rien d’autre que le prolongement des effets que ces morts avaient sur nos vies avant qu’ils ne succombent. La mort ne fait que les révéler. Enfin, il s’agit de comprendre que si la vie et la mort de l’autre ont un effet sur nos vies, c’est avant tout parce que la vie et la mort, tout comme l’amour et la haine, sont constitutives de l’ensemble des relations que nous entretenons les vis-à-vis des autres, et ce depuis le tout début de notre existence – Rousseau l’écrit dans son Émile : le nourrisson même entretient amour pour ce qui le conserve, et haine pour ce qui le menace.
Cette convocation d’expériences singulières, vitalement difficile, est nécessaire pour accéder au problème général des relations entre la vie et la mort. Hegel le rappelle : la nécessité des relations entre les êtres ne se révèle qu’avec l’expérience de leur rupture, de leur interruption. Cette rupture qui révèle la nécessité des relations entre les êtres révèle également leurs effets, et la possibilité du surgissement de l’individuation. La vie et notre vie n’ont pas à être dans un rapport conflictuel : l’individuation est vitale, elle surgit de ces relations que nous entretenons les uns vis-à-vis des autres, relations d’abord “naturelles”, décrites par l’éthologie ou la psychologie. Le biographique n’a pas à être en conflit avec le biologique ; il en surgit. Ce qui surgit avec lui, néanmoins, c’est une polarité morale qui finit par le rompre. La morale commence en effet avec l’interdiction du meurtre, ou tout au moins de certains meurtres, c’est-à-dire de certains actes, de certaines relations auparavant “naturelles”. L’éthique rompt ainsi la vie, depuis son intérieur.
Alors que l’homme moderne se pensait comme un individu historique, l’homme postmoderne se pense avant tout comme un être vivant.
L’extension du problème du vivant : enjeux contemporains
On assiste aujourd’hui à une extension maximale du problème du vivant, tant dans le domaine de la science que dans le domaine de l’action (éthique, politique). Cette extension s’accompagne d’un renversement de perspective : alors que l’homme moderne se pensait comme un individu historique, l’homme postmoderne se pense avant tout comme un être vivant. En quoi cette conversion permet-elle de penser cette extension et ce renversement de manière féconde, sans craindre un “écrasement” du biographique sur le biologique ?
Frédéric Worms entrevoit une solution : comprendre que penser l’extension du problème du vivant, c’est penser l’extension de la polarité entre vivre et mourir. Si toute notre expérience devient vitale, alors toute notre expérience devient mortelle. Or on ne peut penser cette polarité entre la vie et la mort sans penser les relations entre les hommes ; on ne peut penser la survie de l’espèce (la vie) sans penser aussi la justice entre les hommes (entre les vies singulières). Pour conclure, le philosophe convoque alors l’exemple de l’acte du soin, qui ne peut être envisagé ni comme purement vital, ni comme purement moral. Il a certes une finalité vitale (la conservation de la vie), mais il ne peut être compris que comme une volonté, une intention de soigner, une norme morale qui s’est imposée historiquement dans les relations entre les hommes. C’est ainsi que Frédéric Worms plaide pour un rapport élargi à la question des relations entre la vie et la mort, qui ne se réduit pas à un questionnement sur le vivant biologique.
Sophie Pécaud
Photos : Pascal Couffin
Les Rencontres de Sophie sont organisées par l’association Philosophia, et se déroulent chaque week-end de mi-mars au Lieu Unique de Nantes.
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