
Rencontres de Sophie 2010
Robert Misrahi, la sociabilité heureuse
Robert Misrahi est certainement l’un des philosophes français contemporains les plus originaux et les plus attachants. Original, parce qu’il est rare d’entendre comme ont pu le faire les auditeurs du Lieu Unique ce dimanche une parole singulière et forte comme la sienne. Attachant, parce que cette parole, contre une certaine complaisance dans le tragique, nous invite à faire de la joie la valeur fondamentale de notre existence.
Robert Misrahi s’inscrit dans cette lignée de philosophes d’inspiration existentielle et de méthode phénoménologique dont son maître Sartre n’est pas l’un des plus piètres représentants. Son projet ? Poser la joie comme valeur fondamentale de l’existence, en enracinant sa réflexion dans une théorie du sujet qui doit autant à Spinoza, dont il est l’un des meilleurs spécialistes, qu’à Sartre.
Une théorie du sujet qui doit autant à Spinoza qu’à Sartre
De Spinoza, Misrahi retient l’idée que le sujet est Désir ; il retient également que ce désir, contrairement à ce qu’a cru une grande partie de la tradition philosophique occidentale, n’est pas le signe d’une incomplétude fondamentale et tragique du sujet, mais son mouvement vers la plénitude. Le désir s’incarne dans la recherche de l’intensification et de l’extension d’une “jouissance” par laquelle le sujet déploie son être, et grâce à laquelle il se saisit dans ce déploiement. Cette jouissance concerne le sujet dans la totalité des ses dimensions : charnelle, sensible, affective, esthétique, intellectuelle.
Misrahi démontre, pour chacun d’entre nous, la possibilité de fonder un rapport neuf à l’autre et, dans sa forme extrême, un ‘amour tout autre’.
À Sartre, Misrahi emprunte l’idée de liberté et celle, corrélative, de responsabilité : contre les théories aliénantes et objectivantes du sujet, le philosophe soutient qu’il revient à chacun de réfléchir pour que son désir se déploie de manière harmonieuse, et non conflictuelle. Le marxisme, la psychanalyse – auxquels Misrahi envoie des piques brèves, mais mordantes – sont des idéologies réconfortantes face aux vicissitudes de l’existence. Éprouvé, “l’individu se convainc souvent de l’impossibilité pour la condition humaine d’accéder par elle-même à l’accomplissement de son Désir. Il est tenté d’interpréter son action et sa vie à la lumière des idéologies les plus sombres”. Mais marxisme et psychanalyse masquent la possibilité – la nécessité ! – d’un déploiement “réfléchi” et “autonome” du désir. Contre Sartre, qui conclut de la fréquence du conflit dans les rapports humains à sa fatalité, Misrahi démontre, pour chacun d’entre nous, la possibilité de fonder un rapport neuf à l’autre et, dans sa forme extrême, un “amour tout autre”.
Une éthique de la joie fondée sur une “conversion radicale”, appelant un “amour tout autre”
L’originalité – et, à mon sens, la valeur – de la pensée de Misrahi réside dans cet optimisme solaire ne versant jamais dans une naïveté béate. Cette “sociabilité heureuse” que propose le philosophe ne va pas de soi ; il faut affronter l’opinion de Sartre, relayée par la littérature universelle, selon laquelle le rapport à l’autre, notamment dans sa forme amoureuse, est voué à l’échec. L’instauration d’un rapport durablement positif à l’autre est ainsi conditionné par une “conversion radicale” : l’avènement d’une sociabilité heureuse exige un effort de fondation éthique, “l’effort de constitution du sujet désirant comme sujet authentiquement libre et joyeux, et l’effort de constitution de l’autre comme sujet réciproque, lui aussi libre et joyeux”. Ce n’est qu’une fois ce travail accompli que le sujet pourra cesser de considérer l’autre comme obstacle ou simple instrument du déploiement de son désir ; il le posera comme “valeur primordiale”, source du sens et de la joie au même titre que lui-même, et instaurera avec lui une véritable “réciprocité”.
L’avènement d’une sociabilité heureuse exige un effort de fondation éthique.
La forme extrême de cette réciprocité, c’est l’amour – ni l’amour de Tristan et d’Yseult, ni celui de Roméo et Juliette, figures intemporelles d’une passion dévorante et aliénante, mais un “amour tout autre”. Las !, pris par le temps, Misrahi ne fera que l’évoquer comme prolongement naturel de sa thèse, sans en exposer les modalités. “Dommage !”, entends-je autour de moi, alors que des applaudissements exceptionnellement nourris saluent le discours de l’orateur. Dommage, oui, car qui a pu feuilleter Qui est l’autre ?, ouvrage de 1999 malheureusement épuisé, sait que Misrahi fournit, en analysant ses modalités – heureuses et malheureuses ! –, un véritable “manuel” de l’amour heureux, salvatrice alternative à la psychologie de bazar dont débordent nos kiosques à journaux.
Sophie Pécaud
Photos : Valérie Pinard
Les extraits cités sont tirés de Qui est l’autre ? (Armand Colin, 1999) et Le Philosophe, le patient et le soignant. Éthique et progrès médical (rééd. Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2006).
Vous pouvez accéder à l’enregistrement vidéo de la conférence sur le site de Philosophie.tv.
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