
Avant-pop à s’arracher les cheveux
Entre production marchande et suicide commercial : l’avant-pop sadique de Capillary Action
Entretien avec Jonathan Pfeffer, octobre 2008
Jonathan Pfeffer, tête pensante de Capillary Action, groupe d’“avant-pop sadique” fraîchement débarqué à Seattle, aime à penser sa musique comme “marchant entre les deux abîmes de la production marchande et du suicide commercial”. À l’occasion de la sortie de son troisième opus, So Embarrassing, il nous explique pourquoi.
Jonathan Pfeffer n’a que 22 ans, mais il compose déjà l’une des musiques les plus stimulantes de la scène rock expérimentale actuelle. Dans So Embarrassing, les stéréotypes d’un math rock cérébral et névrosé croisent ceux d’un jazz suave et velouté, les riffs rageurs et efficaces d’une guitare électrique les lignes mélodiques fluides et volubiles d’un Fender Rhodes, témoignant d’une culture musicale immense – Jonathan cite comme influence Varèse aussi bien que Don Cherry et ses amis de Talibam ! – et d’une volonté schizophrénique de faire contraster des textures et des ambiances sonores a priori incompatibles.
Le résultat fait irrésistiblement penser aux expérimentations bordéliques et jubilatoires d’un John Zorn ou d’un Mike Patton. Interrogé à ce sujet, Jonathan Pfeffer fait la moue. “Bien que je respecte John Zorn et Mike Patton, et que je puisse comprendre la ressemblance, ni l’un, ni l’autre ne font partie de mes influences. Pas plus que Zappa, d’ailleurs. Je pense que ce que les gens entendent, ce sont des influences partagées – le free jazz des années 60, la musique classique du XXe siècle –, ou certaines similarités stylistiques superficielles – l’utilisation de genres différents, des musiciens qui savent jouer de leur instrument.” Et d’ajouter : “La comparaison ne me dérangerait pas si l’esthétique de Zappa, Zorn et Patton ne s’enracinait pas dans des émotions différentes de celles que j’essaie de transmettre. Les disques que j’ai entendus de Zappa, Zorn et Patton sont incontestablement bien pensés et bien interprétés, mais ils me frappent surtout par leur humour. Il y a certes de l’humour dans la musique que j’écris, mais les sujets sur lesquels j’écris me semblent bien plus personnels et plus intenses que les leurs.”
J'aime à penser ma musique comme marchant entre les deux abîmes de la production marchande et du suicide commercial.
Un accent mis sur la voix et les textes
Alors que les enregistrements précédents de Capillary Action, Fragments (2004) et Cannibal Impulses (2006) étaient exclusivement instrumentaux, So Embarrassing est pensé autour de la voix et, surtout, des textes. “La voix humaine touche les gens – moi compris – d’une manière telle que d’autres instruments en sont incapables. La mettre en avant dans un contexte d’avant-rock confère à la musique une chaleur que n’ont pas d’autres groupes instrumentaux qui explorent le même domaine. La musique elle-même est toujours prééminente, mais je pense que la voix et les paroles lui confèrent une certaine gravité, et empêchent ses éléments les plus fous d’échapper à tout contrôle.”
Rapports familiaux et amoureux, désir de reconnaissance, paranoïa, les textes de Jonathan Pfeffer, aussi fragmentés et imprévisibles que sa musique, abordent des sujets intimes et complexes. Une complexité qui trouve son écho musical dans une orchestration riche – aux guitares et à la batterie viennent s’ajouter des cordes et des cuivres –, un travail autour de la densité et des timbres hérité des expérimentations de Cannibal Impulses, et une incroyable mosaïque de riffs, de mélodies et de progressions d’accords qui s’enchaînent, se déchaînent, se choquent et s’entrechoquent joyeusement. Un travail d’orfèvre, admet Jonathan, qui avoue “[passer] des heures, des jours, des semaines ou même des mois à essayer d’ajuster des chevilles carrées dans des trous ronds – ajustant, supprimant, et modifiant chaque détail”.
En permanence, Jonathan affirme la volonté de surprendre son auditoire. “J’aime parsemer mes chansons de pièges ; j’aime quand l’auditeur pense qu’un passage va revenir et qu’il est finalement tiré dans une toute autre direction. J’aime aussi que mes chansons soient courtes et efficaces, afin que les gens puissent les réécouter, et saisir à chaque fois quelques petites choses. Il y a en réalité des règles derrière toute cette folie.” De cette volonté de surprendre résulte une musique jubilatoire mais exigeante, aux antipodes d’une pop conformiste et confortable. “J’aime qualifier [ma musique] d’avant-pop économe et sadique. Je prends un plaisir immense à voir des gens se tortiller d’inconfort quand nous jouons un passage qu’ils aiment seulement deux fois dans une chanson et n’y revenons plus ensuite.”
Plus le lieu est étrange, plus le concert est gratifiant ; qu’on se le dise, nous jouons partout.
La confrontation au public, une étape décisive
Tête pensante de Capillary Action, “directeur musical”, comme il se qualifie lui-même, Jonathan Pfeffer s’entoure occasionnellement d’artistes de tous horizons qui contribuent à forger le son de son projet. “Tous ceux qui sont impliqués dans Capillary Action font aussi partie d’autres projets. Le renouvellement constant du groupe me donne la liberté de faire ce que je veux, sans me soucier des emplois du temps de chacun. Cela permet aussi à chacun de participer quand il le souhaite.” Sur scène, à la guitare et à la voix, il est rejoint par Sam Krulewitch aux claviers et Bryan Cook à la batterie. “Depuis l’année dernière, nous jouons en trio, surtout pour des raisons économiques, mais aussi parce que c’est un défi de prendre ces arrangements complexes et de les simplifier pour un petit ensemble. Le trio insiste sur le côté ‘blitzkrieg rock’ de la musique, ce qui fonctionne plutôt bien quand on n’a que 30 minutes pour convaincre.”
Qui dit “blitzkrieg rock” dit concerts particulièrement fougueux. “Les concerts de Capillary Action sont en général précis, intenses, et bouleversants pour les musiciens comme pour le public. J’ai vu des gens rire de manière hystérique, pleurer, et s’énerver au point de nous jeter des bouteilles, parfois les trois à la fois au cours du même concert.” Cette proximité émotionnelle des musiciens et de leur public ravit Jonathan Pfeffer. “La raison pour laquelle j’ai choisi une carrière musicale, c’est qu’un musicien, contrairement à un artiste visuel qui expose son travail dans une galerie, peut déployer son art en temps réel, et être immédiatement témoin de la réaction de son public.” Avide de confrontations, le trio investit des lieux aussi divers que nombreux. Des clubs de rock et des centres d’art, des loft et des caves, des écoles élémentaires et des universités, et même des restaurants chinois ! Chaque lieu, chaque public confère à la musique une nouvelle dimension, constate Jonathan, se remémorant un concert particulièrement intense devant un parterre de 5-8 ans émerveillés. “Plus le lieu est étrange, plus le concert est gratifiant ; qu’on se le dise, nous jouons partout.”
Jonathan Pfeffer compte d’ailleurs reprendre la route, avec une nouvelle formation. “La prochaine étape, ce sera un ensemble entièrement acoustique – guitare classique, contrebasse, trompette, percussions, accordéon et voix –, qui mettra en avant le côté plus mélodique de Capillary Action.” Cet ensemble acoustique sera en tournée en Europe au printemps 2009, et il marquera un arrêt à Nantes. L’occasion d’expérimenter en live les effets de l’action capillaire.
Sophie Pécaud
Photos : Mohadev, Jennifer Ray et Martin Dubjak
Fragments, Cannibal Impulses et So Embarrassing sont distribués en Europe par Distile Records. Il est également possible de se les procurer directement auprès du groupe.
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