
Humain, trop humain...
La Fabrique des Bourreaux
Rencontres de Sophie 2007 : Michel Terestchenko
Pour défendre le Bien Michel Terestchenko dissèque les racines du Mal. Le philosophe explique comment certains individus se transforment en tortionnaires, et reste émerveillé quand d’autres se sacrifient sans contrepartie. Jetant un regard rétrospectif sur l’Histoire, il prône en définitive la Bienveillance comme vertu humaine.
Une barbe de mousquetaire, un élégance flegmatique, on pourrait dire de Michel Terestchenko qu’Il n’y a point d’enfer dans le feu de sa forge, ni de fange dans l’eau de son moulin.
Cet aimable philosophe à l’ancienne officie dans diverses universités et institut d’études politiques. Son essai “Un si fragile vernis d’humanité”, a été salué par la critique comme “un des plus importants essais” de la rentrée 2005. Tereschenko y entreprend de repenser les conduites humaines face au mal, selon de nouveaux angles.Tout au long de six précédents ouvrages de philosophie politique il avait contesté, entre autres l’idée de l’utilité comme fin en soi. [1].
Lors des Rencontres de Sophie 2007, c’est un autre sujet qui le mobilisait : la Bienveillance, l’Obéïssance et la Dissidence.
Le principe de Bienveillance
Bienveillance, disposition affective de quelqu’un qui vise le bien et le bonheur d’autrui : un mot si caduc, qu’il en est presque abscon. On en retrouve des avatars dans les grands courants de grands courants de pensée religieuse : catholicisme, confucianisme, bouddhisme…Son contraire serait donc la malveillance.
La bienveillance à l’égard d’autrui est-elle pure ou toujours fondamentalement intéressée ? Le philosophe est formel, et s’inscrit en faux contre les hypothèses formulées par Fénelon, ou plus tard Derrida, pour qui l’ultime générosité relevait soit d’une oblation sacrificielle, soit, au contraire, d’un altruisme sacrificiel.
Selon Terestchenko, les individus ne sont pas des égoïstes invétérés et savent se montrer sincèrement généreux. Il en veut pour preuve qu’en France, on compte douze millions de bénévoles.
Logiquement, les malveillants seraient égoïstes, et les bienveillants altruistes. Comme souvent, le choix des termes induit des connotations réductrices et des paradigmes simplistes. Terestchenko nuance donc : il souligne l’existence d’une volonté humaine de faire le Bien, soutenue par l’impératif moral, et l’expression primordiale du libre-arbitre.
Les individus ne sont pas des égoïstes invétérés : (…) en France, on compte douze millions de bénévoles.
Obéir ou refuser
Concrètement, il relate les engagements de ceux qui comme Soljénitsyne, ont résisté “contre tout espoir”, et évoque aussi les Justes [2], qui mirent leur vie en péril, en vertu d’un devoir moral incoercible : “Je ne pouvais pas faire autrement…”
Paradoxalement, “Je ne pouvais pas faire autrement…” fut aussi la justification des complices des crimes nazis ! “Il y a toujours une part de libre-arbitre” souligne le docteur ès-lettre. “La cruauté, l’égoïsme, n’expliquent pas toute l’étendue de l’obéissance”. Le choix d’obéir ou non dépend aussi de l’articulation de la psychologie de l’individu et des circonstances. Malheureusement, la plupart des individus sont faibles, et les circonstances écrasantes. A ce stade, l’éducation est un facteur déterminant de la liberté ; la confiance un élément central”
Ce dernier postulat semble apporter du crédit à ceux qui réfutent la culpabilité au nom de la dilution de la responsabilité dans les circonstances historiques (“C’était la guerre, et la guerre c’est fini.” , dira Klaus Barbie à son procès).
En fait, les constats établis sur la soumission à l’autorité sont le fruit d’expériences menées dans les années 70 aux Etats-Unis par les sociologues Milgram et Zimbardo.
On sait pourquoi les deux tiers obéissent à des ordres criminels. Mais, on ne sait toujours pas pourquoi un tiers refuse.
La fabrique des bourreaux
Et Michel Terestchenko de revenir sur l’expérience de Stanley Milgram, par ailleurs relatée dans le film“ I comme Icare”. L’expérience, menée dans les années 70 aux Etats-Unis, faisait appel à des citoyens ordinaires. Ceux-ci acceptaient de contribuer au succès d’une expérience scientifique stipulant que la punition favorisait la capacité d’apprentissage. Ces anonymes faisaient passer des tests de mémoire à d’autres cobayes, attachés à une chaise électrifiée, et situés derrière une vitre. L’opération était encadré par des chercheurs en blouse blanche. A chaque mauvaise réponse, l’examinateur devait infliger au cobaye une décharge électrique, dont l’intensité devait être augmentée au fur et à mesure. En réalité, les rôles étaient inversés : les chercheurs étaient des acteurs, tout comme les victimes de choc électriques, qui, elles, mimaient la douleur. Les vrais cobayes étaient en fait les volontaires. Les résultats furent effarants. Selon les procédures choisies, entre 10 et 90 % des cobayes acceptèrent d’électrocuter leur semblable, par des chocs électriques s’étalant de 15 à 450 volts.
La psychologie des individus n’est pas à mettre en cause : la grande majorité n’obéissent pas par sadisme, mais simplement par esprit de soumission. Le facteur décisif c’est la présence d’une personne qui “fasse autorité” et qui détienne cette autorité : ici, les pseudos-chercheurs en blouses blanches. “On sait pourquoi les tiers obéissent à des ordres criminels. Par contre, on ne sait toujours pas pourquoi un tiers refuse.” conclue Michel Terestchenko.
Vingt-cinq ans avant le premier ‘Loft’, l’expérience consistait à enfermer durant quelques semaines des étudiants volontaires dans une prison factice.
La machine à deshumaniser
Puis, il revient sur l’expérience de Philip Zimbardo (Interview de Zimbardo) , réalisée à la même époque, toujours aux Etats-Unis. Vingt-cinq ans avant le premier ‘Loft’, l’expérience consistait à enfermer durant quelques semaines des étudiants volontaires dans une prison factice, construite dans les caves de l’université de Stanford. Gardiens et prisonniers étaient des étudiants ordinaires, psychologiquement équilibrés, prêts à jouer une comédie. Tous en sortiront marqués à vie. Pris dans la situation, la moitié des étudiants se métamorphosèrent en quelques jours en quasi-tortionnaires, les autres perdirent leur dignité, en intégrant réellement leur qualité de bagnards déshumanisés. (voir les vidéos). Cette mise en condition éclaira d’une manière indubitable le processus par lequel chacun peut devenir un bourreau ou se départir de toute humanité. C’est ainsi que se fabrique les tortionnaires. On pense bien sûr au scandale de la prison d’Abu-Graïb, au conflit Yougoslave, Rwandais, ou plus anciennement, au système concentrationnaire. C’est précisément sur les infamies du système nazi que Terestchenko entend clore son exposé sur la bienveillance, l’obéïssance et la fascination pour le Mal. Il part en croisade contre le roman “Les Bienveillantes”.
Les Bienveillantes de Jonathan Littel, c’est de la saloperie, du porno nazi, de la complaisance pour le Mal !
Les Bienveillantes
Les Bienveillantes sont en fait les Euménides, des déesses grecques protectrices. Le best-seller éponyme de Jonathan Littel a mis la bienveillance en relief d’une bien étrange manière, en décrivant par le menu, en sept parties et 900 pages, la vie d’un criminel nazi fictif : Maximilien Aue. Ses crimes et ses errances sordides y sont relatés avec un souci de subjectivité criant. Ce refus littéraire de la distanciation et de la morale, le titre même de l’ouvrage, ont motivé la réflexion du philosophe. “C’est de la saloperie, du porno nazi, de la complaisance pour le Mal !” assène-t-il avant d’argumenter. Donnant de l’amplitude à son discours, le philosophe s’interroge sur l’exposition du mal dans la littérature.
On n’aura pas le temps de poursuivre la conversation sur la complaisance à exposer le sordide. Le débat aurait été riche, entre Terestchenko et Paul Ardenne. Ce dernier plaide à la fois pour une a-moralisation des œuvres d’art lors de la création, et pour une approche responsable lors de sa diffusion (voir son interview). Les deux hommes auraient de quoi s’entendre : prôner la dissidence et l’esprit critique n’empêche pas la convergence d’esprit.
Renaud CERTIN
Photo : Aurélia BLANC
Ouvrages de Michel Terestchenko : outre une demie douzaine d’ouvrages de philosophie politique, il a publié Un si fragile vernis d’humanité : banalité du mal, banalité du bien. 2005 ; Les Complaisantes, Jonathan Littell et l’écriture du Mal (en collaboration avec Edouard Husson), 2007.
Pour aller plus loin, en bouquins ou en vidéos : La soumission à l’autorité de Stanley Milgram ; Lettres à Olga, de Vaclav Havel ; Au cœur de l’Enfer, de Zalmen Gradowski ; La tentation du Mal de Tzvetan Todorov ; les ouvrages et Germaine Tillion ; Souffrance en France de Christophe Dejours ; Les Justes de Camus.
Entretien entre Jonatan Littel et Daniel Cohen-Bendit. 2007.
[1] Pour clarifier : ce qu’on qualifie d’‘utile’, de ‘pratique’,de ‘pragmatique’, ne serait pas forcément inévitable, ni même forcément souhaitable
[2] Tzadik en Hébreu ; ceux qui sont venus en aide aux Juifs durant le génocide antisémite
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