
Auberbabel : fais marcher ta langue pendant les repas
Supplément du dossier « Ma cité va créer  » du magazine papier n°5 de Fragil
Aubervilliers, ville cosmopolite de la banlieue parisienne, voit naître de nombreux projets pour rapprocher des habitants qui cohabitent ensemble sans se connaître. Contre le repli sur soi, l’association Auberbabel propose un décloisonnement linguistique. Autour d’un repas, la langue devient reine dans son palais gustatif, les langues à l’honneur défilent allègrement sur le tapis rouge des conversations.
Du sol au plafond, Michel a créé sa propre bibliothèque, une tour de Babel dont les fondations demeurent les solides livres d’allemand. Il a enseigné cette langue, sans exclusivité, en gardant un œil sur les autres. « L’idée de créer une association linguistique m’a toujours attiré. Le déclic s’est véritablement réalisé quand je me suis mis à apprendre le polonais en 1997 pour continuer par le roumain et l’hébreu. »
Depuis 2002, il organise chez lui, tous les mois, un dîner entièrement consacré à une culture et à une langue. Musique, plats, dialogues : la salle se tourne vers l’étranger qui, en général, n’est autre que son propre voisin. Quelques mots sur une feuille constituent l’unique bagage des participants. Au fur et à mesure, ces outils deviennent ludiques, s’alignent maladroitement les uns derrière les autres, comme les cubes empilés d’un enfant. Le jeu avec les mots reste l’objectif principal pour éveiller le goût de l’apprentissage. « Apprendre à parler une langue étrangère n’est pas une citadelle imprenable, avec un petit effort. Les problèmes rencontrés ne viennent pas de la difficulté de la langue mais de la distance entre cet idiome et le nôtre. Le but de ces activités est donc de construire une phrase même si, au final, elle n’est pas parfaitement correcte ».
Apprendre à parler une langue étrangère n'est pas une citadelle imprenable
La rigueur du professeur
Les repas sont toujours encadrés par des accompagnateurs dont la langue maternelle est mise en valeur. Les référents sont placés de manière stratégique, chacun d’eux anime un groupe de cinq personnes. Parler français devient une infraction à la règle. Les transgressions sont nombreuses et les papilles rendent la langue paresseuse. Michel regrette le manque de contrôle de certains repas. La soirée russe avait attiré une centaine de personnes plus décidées à célébrer le cliché de la vodka qu’à satisfaire le professeur déçu par ses élèves. « Il reste des détails à perfectionner. Par exemple, le groupe de cuisinier(e)s est totalement neutralisé sur le plan linguistique. »
Cependant, les choix discriminants sont aussi réalisés en amont. L’initiation à une langue étrangère reste le fruit d’une volonté singulière et d’une vision de celle-ci, des images qu’elle véhicule, de l’histoire qu’elle éveille dans l’imagination. L’association Auberbabel lutte contre la domination de l’anglais, la seule langue qui ne pénètrera jamais dans le domicile de Michel. Il privilégie les langues latines (espagnol, italien, portugais) ou slaves (polonais, russe...). Les derniers repas se sont ouverts à l’indonésien et au breton. Années après années, le président d’Auberbabel complète ses fiches de grammaire, prémisses de futurs repas. Il en a déjà créé une trentaine qui s’étendent du géorgien au vietnamien, en passant par des dialectes africains (bambara, wolof).
La progression de ses recherches dépend en général du hasard des rencontres, largement favorisé par la mixité des identités à Aubervilliers. Il tente de repérer les communautés rarement mises en valeur. « Quelques immigrés sont souvent très complexés par leurs fautes de français. L’association leur montre qu’ils peuvent aussi être une source d’enrichissement pour les autres et pas seulement de nouveaux arrivés qui doivent faire l’effort de s’intégrer. Certains Chinois qui ne maîtrisent pas encore la langue française sont souvent les cibles de réactions de rejets depuis plusieurs mois. Nous vivons chaque jour près d’eux sans vraiment savoir qui ils sont car nous ne nous intéressons pas assez à leur culture. Voilà une preuve que la frontière linguistique peut parfois être plus forte que tous les murs. Le contact devient difficile à établir et chacun s’enlise dans ses préjugés. » Dans son pavillon, Michel rêve de pouvoir développer son association. Chaque soirée embarque une nouvelle langue étrangère dans cette aventure pour « sauver la diversité linguistique ». Tour de Babel ou arche de Noé, l’essentiel reste la confrontation du mythe avec la réalité, en espérant que le flot linguistique n’engloutisse cette entreprise sous une incontrôlable cacophonie.
Plus d’informations sur le site de l’Association : Auberbabel
Chloé Vigneau
Photographie : Aurélia Blanc
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