Dossier Fragil : Brésil 2015 (3/5)
Au Brésil, on a les médias à l’œil
La télévision est encore le média le plus consommé par les Brésiliens. D’après la Recherche Brésilienne des Médias, 95 % des personnes la regardent régulièrement ; 74 % déclarent la regarder quotidiennement. La radio est le deuxième média utilisé, même si le web gagne du terrain. Télévisions et radios sont concentrées dans les mains de six grandes familles. Une hégémonie qui pousse à questionner la place des médias dans une démocratie qui vit au ralenti.
Au Brésil, Civita, Marinho, Frias, Saad, Abravael et Sirotsky sont des noms associés au pouvoir. Ces familles contrôleraient en cumulé 668 médias, dont 309 chaines de télévision et 308 stations de radio. L’analyse divulguée par l’Observatoire du Droit à la Communication surligne que pour avoir cet empire, certains groupes, notamment la Rede Globo (de la famille Marinho), défient même la législation. Le décret-loi Nº 236 du 28 février 1967, qui régularise l’action des stations de radiodiffusion, affirme en son 12e article qu’une même entreprise ne peut pas avoir plus de 10 stations de son et image sur le territoire. Rede Globo, toute seule, en avait 20 en 2005.
Médiatique ne rime pas avec démocratique
Le système médiatique n’est pas démocratique. « Même au Congrès, ces familles gagnent du terrain. Moins économiquement qu’en termes d’influence. Il s’agit pour eux de faire du lobby, de promouvoir certaines informations et d’organiser l’agenda politique en corrélation avec leurs partenaires politiques », affirme la journaliste Mayrá Lima, membre du directoire d’Interzoves, collectif militant pour la démocratisation des médias au Brésil. « Quand on traite l’information comme un instrument idéologique, la manipulation et l’influence du grand public sont réelles ; cela éloigne les gens de la question politique, petit à petit. »
Quand on traite l'information comme un instrument idéologique, la manipulation et l'influence du grand public sont réelles ; cela éloigne les gens de la question politique, petit à petit.
Cette influence des dynasties des médias se retrouve donc dans la sphère politique. Mayrá Lima évoque un épisode auquel elle a assisté à la Chambre des Députés et qui, selon elle, est un bon exemple de contrôle dans les médias. La session solennelle du 14 avril 2015 a rendu hommage aux 50 ans de la Rede Globo. Pendant la cérémonie, un groupe d’activistes du Forum National pour la Démocratisation de la Communication a essayé d’exhiber une affiche disant « La vérité est dure : Globo a supporté la dictature ».
La dictature donnait aussi « la liberté d'expression » : une fois admises les règles du AI5, une charte stricte, régulant la presse.
Les trois personnes ont été immédiatement arrêtées par la police. « Une collègue a questionné le président de la Chambre Eduardo Cunha (PMDB) sur la liberté d’expression et il a répondu ’il y a de la liberté d’expression, mais avec des règles précises’. » On en déduit que ce sont bien ces familles et le politique qui dicte les règles. La dictature donnait aussi « la liberté d’expression » : une fois admises les règles du AI5, une charte stricte, régulant la presse.
La mire et la violence
Évidemment nous ne sommes plus dans cette époque où la censure régnait. Pourtant, l’organisme Reporters Sans Frontières a classé le Brésil au 99e rang mondial en 2015, sur 180 pays analysés. « La sécurité des journalistes et l’excessive concentration médiatique demeurent cependant des problèmes importants. De nombreuses exactions ont été commises à leur encontre lors des manifestations populaires qui ont secoué le pays. Le rapport sur la violence contre les journalistes publié par le secrétariat des droits de l’Homme en mars 2014 souligne l’implication majeure des autorités locales dans ces violences et dénonce le rôle de l’impunité dans leur répétition chronique », précise le document.
Des ninjas dans les médias
La conclusion du rapport mentionne l’expérience de terrain du journaliste Bruno Torturra. Après plus de 10 ans dans un magazine, Torturra s’est lancé autour de 2012 dans la création du collectif Midia Ninja, un réseau de journalistes citoyens au smartphone.
Un format à la fois exalté et critiqué, qui a connu la notoriété lors des manifestations de 2013 au Brésil. Ils ont connu aussi la relation tendue de la presse avec la police. « J’étais menacé de mort par la police, ils ont installé des écoutes téléphoniques… J’ai la chance de ne jamais avoir été poignardé ou arrêté, mais beaucoup de mes amis qui étaient à côté de moi l’ont été. Tout cela parce que j’enregistrais un cas de violence policière dans la rue, imaginez si je faisais un reportage d’investigation. », raconte-t-il. Un exemple en vidéo.
La population Netflix
Un autre risque d'être journaliste au Brésil aujourd'hui est de... ne pas être journaliste. Dans les rédactions.
Un autre risque d’être journaliste au Brésil aujourd’hui est de... ne pas être journaliste. Dans les rédactions. Plus de 80 professionnels ont été déjà licenciés dans les principales entreprises de presse cette année rien que dans l’état de Sao Paulo, selon la Fédération Nationale de Journalisme. Une mise à l’écart dans un contexte économique contraint, qui amène ces professionnels à déménager ou rejoindre des entreprises pour devenir communicant. Ce déséquilibre n’est pas qu’une question d’emploi : c’est aussi une question démocratique, pour le traitement de l’information dans le pays.
La difficulté pour ceux qui restent est d’être entendu en-dehors de son public habituel. « C’est de plus en plus difficile de parler avec pour un grand public. Je pense que le Brésil consomme des médias sur un schéma proche des USA. Les républicains regardent Fox News, les démocrates regardent la MSNBC. Et les autres, écartés de la question politique, regardent Netflix », selon Torturra. Et apparemment, Netflix a la cote. Selon une recherche de la Fédération de Commerce du Rio de Janeiro, 70 % des Brésiliens n’ont pas lu au moins un livre en 2014.
Des selfies et du football
On militerait politiquement comme on soutiendrait une équipe de football. Sans une réelle articulation de pensée ou en reprenant les principes du débat démocratique. « Le lecteur est néanmoins critique. Sur le gouvernement, les médias, le voisin, les selfies sur Instagram... mais il me semble qu’il cherche à avoir beaucoup plus d’information et des arguments pour confirmer ses émotions et opinions au lieu de chercher une conclusion basée sur des informations et opinions qui ne sont pas nécessairement plaisantes à son avis. Je pense que le brésilien aime donner son avis, mais il n’aime pas trop changer d’opinion. »
Recouper l’info citoyenne
C’est avant tout d’éducation, et d’approche des médias différentes, dont le public a besoin. Une formation multidisciplinaire autour du journalisme et de la communication sociale pour comprendre que l’objectif n’est pas de déclarer guerre aux grands médias, mais plutôt travailler pour la reconstruction d’un service et d’un modèle professionnel. « Quand on partage quelque chose en ligne, il faut comprendre qu’il est nécessaire de vérifier cette information, la valeur de la source.
Quand on a un téléphone portable qui nous permet de prendre des photos et de filmer il faut avoir un minimum d’instruction, savoir comment enregistrer un abus policier, comment faire une interview, ou on va continuer simplement à reproduire la culture narcissique des réseaux sociaux dans le partage d’information ». Une dimension qui rappelle ces des engagements de StoryMaker au Maghreb ; un défi démocratique large où le numérique joue une place centrale.
Juliana J. Garzon
La semaine prochaine, le dossier Brésil rencontre les Favelas, loin des clichés, mais sur le terrain. Retrouvez Juliana J. Garzon sur Twitter : @jugarzon.
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