
Dossier Fragil : Brésil 2015 (2/5)
Brésil : battre le pavé et la corruption
La dite «  classe moyenne  » brésilienne est allée dans les rues et veut se faire entendre. La grande motivation des manifestations sont les résultats des enquêtes de l’Opération Lava Jato, qui enquête sur le blanchiement d’argent au sein de la compagnie pétrolière publique Petrobras, dont le PT et sa base alliée sont fortement impliqués. Ils ne veulent plus la présidente comme leur dirigeante.
Depuis que Dilma Rousseff a battu Aécio Neves au deuxième tour de l’élection présidentielle en octobre 2014 avec 51,6 % des voix, des manifestations contre sa réélection se sont faites entendre. Les plus mémorables jusqu’à présent sont celles du 13 mars 2015 et du 12 avril 2015.
L’adhésion au mouvement varie selon les sources. D’après les organisateurs, 1,5 million de personnes sont allées dans les rues de tout le pays récemment pour réclamer l’impeachment (NDLR : le terme populaire pour désigner la démission) de la présidente. La police, elle, réduit ce chiffre à un peu plus de 700 000. Le 13 mars, la première manifestation massive de mécontentement, on comptait de 2,4 à 3 millions de personnes dans les rues.
Des portraits robots
Il y a un profil type du manifestant. L’âge moyen varie entre 40 et 45 ans, la majorité n’a pas de filiation à des partis politiques, a fait des études supérieures. Ils gagnent en moyenne 5 fois le SMIC brésilien (R$ 788, soit 240 euros en change actuel).
Comme peut-on contester la légitimité d'une procédure électorale juste parce qu'on n'est pas d'accord avec le résultat ? Il y a deux ans, cette classe ne s'exprimait pas dans le débat public. Cela a changé.
Cela caractérise la classe moyenne du Brésil. Et explique pourquoi c’est elle que l’on retrouve en première ligne des mouvements récents. Pour Paulo Silvino, professeur pour la formation de la société brésilienne à la Fondation École de Sociologie et Politique de Sao Paulo (FESPSP), le message est clair : « Après la fin du deuxième tour, on parlait de recompter les votes. C’est compliqué du point de vue de la démocratie. Comme peut-on contester la légitimité d’une procédure électorale juste parce qu’on n’est pas d’accord avec le résultat ? Il y a deux ans, cette classe ne s’exprimait pas dans le débat public. Cela a changé. »
Un coup de balai après une Coupe du Monde
Ces manifestations n’ont rien à avoir avec celles de juin 2013. Celles retransmises par toutes les chaines d’info lors de la Coupe du Monde. Là, on parlait de baisser le prix du billet du bus et on réclamait d’explications par rapport aux dépenses avec le mondial de football.
« La question du transport public n’est pas une revendication de la classe moyenne parce qu’ils ont des voitures. Maintenant ils sont beaucoup plus présents parce que leur candidat n’a pas été élu ; et on additionne à cela des choix politiques qui vont à contresens de leurs intérêts » dis le spécialiste.
Ces manifestations n'ont rien à avoir avec celles de juin 2013. Celles retransmises par toutes les chaines d'info lors de la Coupe du Monde.
Parmi les décisions impopulaires, il y a justement l’augmentation sur les impôts, intégrée au prix des carburants (l’essence et le diesel), et aussi celle des produits cosmétiques, celles des importations ...
La droite en campagne
« La droite gagne du terrain au Brésil ; certains parlent de menace fasciste. », affirme Silvino. Le terme utilisé est fort, spécialement si on parle d’une démocratie, mais est justifié par les 9 % des manifestants à Sao Paulo, le 12 avril, qui affirment croire que dans certaines circonstances la dictature est meilleure que la démocratie. Ou les 3 % qui ne donnent pas d’importance au fait que le pays devienne une démocratie ou une dictature.
Petite parenthèse historique : le Brésil a été une dictature militaire entre les années 1964 et 1985. Pendant cette période, 434 personnes ont été assassinées ou portées disparues, la presse a connu la censure, des artistes, dont Chico Buarque, ont été suivis et des militants, dont la propre Dilma Rousseff, ont été torturés.
Le point Godwin militarisé
Demander l'intervention militaire est une des choses les plus outrancières que l'on peut imaginer
« Cela ne veut pas dire que la classe moyenne ne peut pas questionner la présidente. Elle a fait plein d’erreurs avec son incapacité à dialoguer. Elle devrait être plus présente. Son absence facilite un discours extrémiste de l’opposition. Mais demander l’intervention militaire est une des choses les plus outrancières que l’on peut imaginer », affirme Silvino.
Une démocratie dans les filets
Le spécialiste n’est pas très optimiste quand on l’interroge sur une possible augmentation de la conscience politique d’une population qui n’avait pas fait de démonstration de vitalité depuis le début des années 1990. A ce moment là, il s’agissait de dénoncer le président de l’époque, Fernando Collor de Mello, en appelant à l’impeachment.
« Oui, il y a une conscience plus grande, mais partielle. Quand on comprend que pour être entendu il faut aller dans les rues, sans question de milieu social, c’est très positif. Mais quand il s’agit de contester un processus électoral validé, et qui exprime l’opinion de plus de la moitié de la population, les revendications paraissent moins légitimes. »
Et la démocratie en prendrait un coup, à en croire ce spécialiste. Sous couvert de manifester pour le mécontentement, cela fragilise durablement le faible équilibre démocratique d’un pays en évolution forte.
vous savez que les supporters du Corinthians et du Palmeiras à Sao Paulo ne se mélangent pas [...] La dispute entre la droite et la gauche politique au Brésil, c'est la même chose.
Notamment par les réseaux sociaux. Si vous connaissez un peu le foot brésilien, vous savez que les supporters du Corinthians et du Palmeiras à Sao Paulo ne se mélangent pas. Comme ceux du Brésil et de l’Argentine. La dispute entre la droite et la gauche politique au Brésil, c’est la même chose.
« Être de droite ou de gauche n’est pas doublé d’une vraie réflexion sur le sens de son militantisme. Les échanges, y compris sur ces réseaux, sont pauvres et impersonnels. Moi-même, j’étais insulté à cause de quelque chose que j’avais mis sur ma page », raconte Silvino.
Fragil lance le débat entre pro et contre Dilma Rousseff
Créons le débat. Fragil invite Alan Brito, 29 ans, affilié au PT depuis 2003, et Karina Maia, 36 ans, affiliée depuis cinq mois au groupe « Pas plus d’impôts » dit non partisan, mais contre le gouvernement Dilma et, il faut dire, favorable à l’idée d’intervention militaire. Les deux travaillent dans le domaine de la communication, habitent à Campo Grande (centre-ouest du Brésil), mais ne se connaissaient pas avant la rencontre en ligne.
Fragil : Quel est votre avis sur le deuxième mandat de Dilma Rousseff ?
Alan : Mon avis personnel : le gouvernement pourrait être plus avancé si la présidente avait composé une équipe de transition qui était plus identifiée avec la vraie idéologie qu’elle supporte, sur laquelle elle a été formée, celle de la gauche.
Fragil : Trouvez-vous qu’elle, Dilma, a changé ?
Alan : Je pense que c’est conjoncturel. Quelques décisions ont été impopulaires, mais je crois qu’elles ont été nécessaires pour changer de cap d’un point de vue économique.
Fragil : Karina, quel est votre avis sur la politique de la présidente ?
Karina : On pourrait parler de l’économie, de conjonctures socio-économiques ou mondiales, mais ce qui nous inquiète sur sa politique dans son deuxième mandat - et le précédent - c’est la crise morale et éthique pour laquelle le Brésil passe. C’est difficile de parler d’économie sans évoquer la morale et l’éthique. Le cas « Petrolao » est le seul et le plus grand de toute l’histoire de l’humanité. Donc quand on a une crise morale et éthique comme cela, on ne peut que parler de démission.
Alan : Le cas « Petrolao » n’est certainement pas « le plus grand scandale de l’humanité. » Si c’était avéré, il s’agit du mandat précédent. Si elle était mise en examen par la justice, là on pourrait avoir des bases juridiques pour demander la démission. Cela ne c’est pas passé, elle n’est pas mise en examen.
Karina : L’équipe subordonnée à Dilma Rousseff a déjà été inquiété par la justice. Elle est donc concernée, d’un point de vue hiérarchique.
Ce gouvernement n’est certainement pas celui de la réforme. La réforme politique est-elle nécessaire ? C’est sûr, mais comme elle est proposée, impossible. Nous trouvons que la réforme politique qui est proposée par ce gouvernement est un sérieux attentat politique contre la société.
Le maintien de ce gouvernement va contre toute crédibilité : à l’international comme au national. Même ceux qui suivent l’idéologie de gauche ne sont pas satisfaits, donc il y a quelque chose qui ne vas pas. Tout est trop mal administré.
Alan : A mon sens, il y a d’autres priorités que la démission. Si Dilma démissionne, reste Michel Temer (NDLR : le vice-président, PMDB). Autre option, Eduardo Cunha, président de la Chambre des députés, au PMDB). Sans eux, reste Renan Calheiros ( NDLR : président du Sénat fédéral, PMDB). Les deux derniers, sont concernés par la corruption de Petrobras.
La démission, c’est surtout plus d’instabilité politique et passer en second les réformes dont le pays a vraiment besoin. Ce sont des réformes structurelles.
Karina : Quand on justifie les scandales en citant d’autres scandales, on a un problème. Aucune corruption n’est acceptable parce qu’il y en a d’autres, même plus petites.
Tout le monde connaît les problèmes du Brésil. On va réussir à punir les plus petites irrégularités si on a l’exemple de la punition de la présidente de la République pour le plus grand scandale de corruption que l’humanité n’ai jamais vu. C’est honteux, c’est inacceptable.
L’idéologie qui a donné origine au PT est belle, c’est difficile pour vous, étant dans le parti, d’apercevoir que ce sur quoi on croie et qu’on aime n’existe plus. Donc on a besoin de se réinventer. Vous voulez sauver le PT ? Laissez-le, parce qu’il n’existe plus.
Alan : Nous sommes dans une démocratie et cela implique qu’une majorité de votants voit ses votes respectés. Je pense qu’avant tout il faut qu’on se souvienne que nous sommes dans une démocratie, et qu’une majorité vote et remporte une élection.
Vous insistez sur « ce qui est bien pour le Brésil. » Cependant, nos visions diffèrent véritablement sur le Brésil de demain. Nos idéologies ne se croisent pas sur ce qui est bénéfique pour le pays.
Karina : J’ai seulement dit que le parti que vous défendez ne respecte plus son idéologie.
Je fais ici une analyse sans passion ; il est impossible d’approuver un gouvernement comme celui ici. Et par rapport à l’élection, si on considère qu’elle était vraiment démocratique, honnête et sans irrégularités, cette majorité de votants doit regretter.
Donc les votants ont le droit de désapprouver : « j’ai voté, je le regrette et, maintenant pour des raisons légales, je veux la destituer ». Ce serait déjà plus juste. Cela va sans mentionner les enquêtes sérieuses qui mettent en doute la régularité du vote en 2014.
Alan : Je ne pense pas que votre analyse soit dépassionnée. Il y a une ligne fine entre la passion et la haine, il faut être attentive.
Fragil : Qu’attendez-vous de l’avenir du pays ?
Alan : Sortir de cette crise. De la manière le plus démocratique et constitutionnelle possible (…). Les priorités vont vers la croissance, l’emploi, l’éducation et la sécurité publique.
On espère que le Brésil puisse donner des conditions pour vivre avec dignité et que les inégalités sociales diminuent. Aujourd’hui où 1 % de population reste avec 50 % de la richesse. Et que 50 % de ce qui est collecté par l’impôt soit utilisé pour payer la dette publique pour des gros groupes financiers. L’argent brésilien est pour les Brésiliens.
Karina : J’espère exactement les mêmes choses. On veut que le peuple brésilien soit heureux et qu’il ait des conditions pour bien vivre. Notre sentiment est le même, je vois juste une manière différente et urgente de le faire.
Julianna J. Garzon
Suite du dossier consacré au Brésil la semaine prochaine, avec le rôle des médias dans une démocratie en crise. Un quatrième pouvoir en évolution forte. Retrouvez Juliana J. Garzon sur Twitter : @jugarzon.
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