
Dossier Fragil : Brésil 2015 (1/5)
Frédéric Louault : "La vie politique brésilienne n’a jamais été si imprévisible"
Durant plusieurs semaines, Fragil vous emmène à la rencontre de la réalité brésilienne loin des clichés de carte postale. Corruption, contexte politique instable, mouvements sociaux grandissants, émergence de nouveaux médias... Pour Fragil, Juliana J. Garzon réalise un état des lieux du Brésil en 2015 en cinq volets. Aujourd’hui, rencontre avec Frédéric Louault, professeur de science politique à l’Université Libre de Bruxelles, et président du GRIB (Groupe de recherche interdisciplinaire sur le Brésil). Il nous décrypte le contexte politique brésilien sur fond de scandales et de corruption.
Au Brésil, le contexte social et politique est tendu. La note moyenne attribuée à la présidence de Dilma Rousseff (Parti des Travailleurs, PT) par les Brésiliens en avril 2015 est de 3,8/10, soit un point en moins qu’en février. Sa cote de popularité est de 60 % et certains demandent même la destitution de la présidente pourtant réélue en octobre 2014.
Datafolha, un institut de recherche brésilien, a interviewé 2 834 personnes âgées de plus de 16 ans dans 171 villes. Ses recherches montrent que l’ancien président Lula (PT, 2003-2010) a été spontanément cité comme le meilleur président de l’histoire du Brésil par la moitié des sondés. En novembre 2010, peu avant la fin de son mandat, il avait été nommé par 71 % des personnes.
La corruption est considérée, avec la santé, comme le principal problème du Brésil.
Toujours d’après le Datafolha, la corruption est considérée, avec la santé, comme le principal problème du Brésil (22 % et 23 % des sondés). L’éducation (20 %), l’inflation (9 %), le chômage (8 %) et la violence (7 %) sont aussi évoqués. Selon l’institut, les Brésiliens sont pessimistes par rapport à l’économie : 78 % croient à la hausse de l’inflation (actuellement de 7,7 %) et 70 % attendent l’augmentation du chômage (7,4 % en février 2015). La baisse du pouvoir d’achat est jugée inévitable pour 59 % des sondés (le Smic brésilien est d’environ 240€).
Dans un tel contexte, on comprend pourquoi des milliers de Brésiliens ont manifesté depuis le début du deuxième mandat de la présidente Dilma Rousseff. Interviewé par Fragil, Frédéric Louault, président du GRIB (Groupe de recherche interdisciplinaire sur le Brésil) et vice-président de l’OPALC (Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes), décrypte la situation politique et économique du Brésil.
Fragil : Les manifestations contre le gouvernement sont de plus en plus nombreuses. Qu’est-ce que cela indique sur la société brésilienne ?
Frédéric Louault : « On constate une évolution qui tourne autour d’un renforcement de la polarisation de la société entre des pro-PT, pro-Dilma Rousseff, et des anti-PT. Plus largement, il y a aussi une volonté de plus en plus forte d’occuper la rue. Et ceci, pour moi, est une manifestation de la vitalité démocratique. Donc dans les deux cas, ce sont des personnes qui ont le droit de manifester leur opposition et de la manifester de manière pacifique, même parfois festive. Nous ne sommes pas dans le cadre d’une polarisation sensible comme il peut y avoir au Venezuela. »
Fragil : Dilma Rousseff peut-elle faire face à ces mouvements et récupérer sa popularité ?
Frédéric Louault : « Cela va être dur, de toute façon, de tomber plus bas. Elle est montée très haut et là elle est descendue très bas. Je ne vois pas beaucoup d’importance à court terme à ces chiffres de popularité parce que ce sont des choses très conjoncturelles. Je pense que Dilma Rousseff va remonter assez vite. Mais cela montre une tendance plus large : c’est qu’en Amérique latine, en général, on voit que même ceux qui ont été élus de manière très facile, comme Michelle Bachelet au Chili, ont des niveaux de popularité historiquement bas. Depuis plusieurs années au Brésil, on assiste à un ralentissement de la croissance. Certaines décisions qui ont été prises par Dilma Rousseff sont contestées. Aussi, s’installe le sentiment que c’est une dirigeante qui, actuellement, peine à poser son autorité sur sa base alliée. Et c’est cela le grand changement par rapport à son premier mandat. »
Fragil : Dilma Rousseff était au conseil d’administration de Petrobras pendant la période où de l’argent aurait été détourné. Elle n’a pas fourni d’explications à la commission d’investigation. Peut-on dire qu’elle est protégée par son camp politique ?
Frédéric Louault : « Les dirigeants politiques sont toujours protégés, d’une manière ou d’autre. Pour l’instant, Dilma Rousseff l’est aussi. Mais en même temps elle est fragilisée parce que sa propre base alliée est fortement impliquée dans ce scandale. Dans le même temps, une autre partie de sa base alliée est en train de la critiquer de plus en plus ouvertement. Donc il y a une instabilité qui, pour moi, n’est pas suffisante pour que le climat aille vers une procédure d’impeachment. L’opposition modérée elle-même refuse de prendre ce chemin. Mais tout est possible finalement dans les prochains mois, surtout dans les prochaines années. »
Fragil : Qu’est-ce que pourrait précipiter une démission ?
Frédéric Louault : Ce serait deux choses liées. La première : un contexte économique qui continue à se détériorer. Mais cela ne justifierait pas un impeachment , surtout quelques mois après sa réélection. Par contre, dans un tel contexte économique, s’il y avait des preuves qui montreraient que Dilma Rousseff aurait couvert certaines affaires de corruption, là cela permettrait, en effet, d’avoir des arguments très forts pour une procédure d’impeachment. »
Fragil : Selon vous, la perception du gouvernement de gauche, au pouvoir depuis 2003, est-elle différente au Brésil et à l’étranger ?
Frédéric Louault : « Je ne dirais pas qu’il y a de la désinformation. Il y a juste une imprécision sur une manière de traiter l’information. Je trouve que le rôle du PT dans la démocratie brésilienne est sujet à un certain type de déformation. Il faudrait faire la distinction entre la présidente, le gouvernement et le parti. Justement, les informations qui nous arrivent ne nous permettent pas de faire une vraie distinction entre les différents acteurs de la démocratie brésilienne. On a du mal en Europe à comprendre le rôle du PT. Beaucoup de personnes pensent que le gouvernement est un gouvernement du PT uniquement, alors que non. Le président est en coalition et c’est un gouvernement avec une base alliée. Le PT est le parti de la présidente, mais finalement c’est un parti assez faible à l’Assemblée, au Congrès, qui contrôle 15 et 20% des sièges. Alors qu’on le présente en Europe comme un parti presque hégémonique, ce qui est loin d’être le cas. »
Fragil : Doit-on s’attendre à un retour de Lula en 2018, lors de la prochaine élection présidentielle ?
Frédéric Louault : « Il est plus discret ces derniers temps, il joue plus dans l’ombre, mais peut-être qu’il est moins intouchable qu’avant. Peut-être que, dans la mémoire collective, son image est de plus en plus liée aux affaires de corruption et ce serait très surprenant s’il n’était pas au courant des malversations dans l’affaire Petrobras. Son image est de plus en plus écorchée. C’est pour cela aussi que j’ai l’impression que Lula lui-même n’aurait pas l’intention de revenir au pouvoir après Dilma Rousseff, ce serait presque contre-productif pour lui aussi. »
Fragil : Peut-on dire que les Brésiliens acceptent la corruption ?
Frédéric Louault : « On dit cela essentiellement parce que les chiffres montrent qu’il y a peu de sanctions à la suite des affaires de corruption. J’ai l’impression qu’il y a un sentiment d’impunité qui s’est écoulé ces dernières années et qu’il y a une tolérance moins grande concernant la corruption. C’est vrai qu’en termes électoraux, les sanctions restent assez restreintes et il y a beaucoup de personnes qui étaient dans des affaires de corruption et qui ont été réélus. Le fait que, par exemple, Fernando Collor (ancien président qui a connu un impeachment) soit encore aujourd’hui sénateur de la République et que Paulo Maluf, qui a été recherché par Interpol, soit encore député fédéral, montre aussi certaines résistances des personnes qui sont impliquées dans des affaires de corruptions et qui peuvent continuer leur activité politique. »
Fragil : À votre avis, pourquoi, même après un gros scandale comme l’affaire du Mensalão, les Brésiliens votent-ils essentiellement pour le mêmes politiques ?
Frédéric Louault : « C’est parce que ces gens ont une base électorale très forte et essentiellement une stratégie politique de célébrité. Finalement le système électoral brésilien est tel que le fait d’être connu est plus important que la raison d’être connu. Donc on oublie vite pourquoi la personne était connue, mais l’importance c’est qu’on connait son nom donc on va voter pour lui. On ajoute à cela quelques phénomènes de dépendance politique et de clientélisme, qui vont permettre à des personnes, bien qu’elles aient été menées à des affaires de corruption, de résister électoralement. Elles vont garder des bases électorales suffisamment solides pour rester au pouvoir ou se faire réélire. Si certaines réformes, comme celles qui ont été promises par Dilma Rousseff en août-septembre 2013, étaient prises, cela fragiliserait beaucoup ce système. Il y aurait un financement des campagnes mieux contrôlé, public et plafonné. Et si les partis politiques avaient organisé des listes fermées avec un rôle moins important des figures et des individus dans les campagnes électorales, surlignant davantage le rôle du parti, cela limiterait cette suprématie de certaines personnalités politiques sur les élections. »
La vie politique brésilienne n’a jamais été si imprévisible. Nous avons une opposition qui ne parvient pas à prendre le pouvoir par les urnes et un Parti des travailleurs qui a été transformé par le pouvoir.
Fragil : Que peut-on attendre de l’avenir de la politique brésilienne après tout cela ?
Frédéric Louault : « La vie politique brésilienne n’a jamais été si imprévisible. Nous avons une opposition qui ne parvient pas à prendre le pouvoir par les urnes. Cela fait déjà quatre défaites consécutives du PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne, droite), un parti qui était habitué à être au pouvoir depuis les années 1990 et qui a du mal à gérer son rôle en tant qu’opposition. À l’inverse, nous avons un PT qui s’est construit dans l’opposition et qui a été transformé par le pouvoir. Donc c’est une période dans laquelle l’électorat traditionnel du PT ne se retrouve plus dans le PT. Le PSDB essaie de réorganiser une opposition de déçus du PT, mais une opposition qui est assez hétérogène. Au milieu, il y a des petites formations politiques qui ont du mal à trouver leur place. Et donc cela crée un paysage politique qui est assez imprévisible. A mon avis, cela va rester instable dans les prochains mois, voir les prochaines années, puisqu’il n’y a pas de signes forts de reprise économique. Et dans la vie politique brésilienne, l’économie a un fort pouvoir sur les évolutions politiques. »
Fragil : Et quel avenir pour le gouvernement Dilma Rousseff ?
Frédéric Louault : « Je pense que les affaires de corruption vont se tasser un petit peu et par les interventions d’autres politiques - notamment celle de Lula - Dilma Rousseff va devoir mettre un peu d’eau dans son vin, et va encore devoir faire quelques concessions à sa base alliée pour maintenir une gouvernance. Donc le PT va être encore plus faible, la présidente va avoir une marge de manœuvre encore plus réduite et on va aller vers une sorte de sclérose politique ou elle va être dans l’incapacité d’accomplir sa promesse, notamment dans la réforme politique. »
Fragil : Moins de corruption au Brésil, c’est un rêve ?
Frédéric Louault : « Je trouve que les choses vont plutôt dans le bon sens avec plus de transparence Il y a des hommes politiques qui sont inquiétés, il y a moins de collusion entre les pouvoirs politiques, économiques et juridiques. Il y a forcément ce rêve de moins de corruption pour que l’argent soit mieux investi, mais je trouve qu’il y a déjà des avancées. Comme dans les instances juridiques brésiliennes pour lutter contre la corruption. S’il y avait des mobilisations plus constantes, peut-être que cela permettrait de faire évoluer les choses. Mais, à mon avis, la mobilisation qui serait la plus efficace serait une mobilisation dans les urnes pour donner un sens à certaines critiques qui sont faites ponctuellement contre les personnes corrompues. »
Propos recueillis par Juliana J. Garzon
Ce dossier a été réalisé dans le cadre d’un stage mis en place entre le Master "Communication et Information" de l’Université de Nantes et Fragil. Prochain volet : zoom sur les mouvements sociaux au Brésil. Retrouvez Juliana J. Garzon sur Twitter : @jugarzon.
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