
Dossier Fragil : Le numérique demain (3/5)
Les nouveaux comportements face au numérique
Le comportement des gens avec les nouvelles technologies a évolué depuis leur arrivée dans les foyers. Cette évolution se répercute-elle sur l’éducation ? Pour le troisième volet de son dossier "Le numérique demain", Fragil a contacté Olivier Le Deuff, maître de conférences à l’Université de Bordeaux 3, afin de commenter ces changements et voir les mesures prises par l’Éducation nationale.
Le numérique connaît le début de son ascension dans les années 1980. Il s’agit alors d’usages à la marge réservés aux initiés. C’est entre 1995 et 1997 que les usages massifs commencent à se développer avec une explosion du nombre de personnes connectées au web. Aujourd’hui, les chercheurs ont donc environ 20 ans de mesures sur les usages. On voit alors une évolution très nette qui se poursuit avec l’augmentation des compétences et de l’évolution technologique.
A qui appartient les données ?
Malgré ce recul, il est difficile de distinguer le positif du négatif dans la mesure où ceux qui nous offrent tout un tas de services nous rendent dans le même temps dépendants. La technique possède ce côté double, un peu pharmakon, à la fois remède et poison, comme le dit le philosophe Bernard Stiegler. La technique peut nous paraître utile et libérant, mais peut aussi nous rendre prisonnière avec, par exemple, nos données qui sont utilisées à d’autre fins.
On peut publier, rechercher et stocker de l’information facilement grâce à des services. Ceux-ci sont souvent gratuits avec une opacité sur les données qu’ils utilisent. Un nouvel adage est de rigueur : Si c’est gratuit, c’est vous le produit.
Avec le web 2.0, de nouveaux outils nous permettent une meilleure personnalisation de l’information. On peut publier, rechercher et stocker de l’information facilement grâce à des services. Ceux-ci sont souvent gratuits avec une opacité sur les données qu’ils utilisent. Un nouvel adage est de rigueur : « Si c’est gratuit, c’est vous le produit. » À qui appartiennent finalement ces données ? Si on prend l’exemple de Facebook, elles appartiennent au réseau social et à l’usager à travers une licence non exclusive.
Incitation à la connexion
On se trouve aujourd’hui dans une économie de l’attention, qui n’est pas nouvelle, déjà connue avec les anciens médias, mais aujourd’hui l’internaute est poussé à rester connecté le plus longtemps possible. Tout ce qu’on fait sera valorisé soit par de la publicité soit par la masse de données personnelles qu’on va utiliser par la suite. Cette incitation à la connexion se propage de plus en plus, avec l’arrivée des objets connectés. Les bracelets connectés vous surveillent, mais pour votre santé. On retrouve encore une fois cette dualité.
En 2014, la société d’assurance Axa et les montres connectées Withings ont mis en place un partenariat proposant réductions et avantages si le consommateur assuré effectuait un quota de pas par jour. Ce genre de pratique pourrait s’avérer plus problématique. Et la tendance pourrait s’inverser, plutôt que de réduire le coût en cas de bon comportement, c’est une augmentation du coût si l’objectif n’est pas atteint qui pourrait apparaître. Il y a donc une difficulté à surmonter, celle de former et faire monter les compétences alors que tous les outils donnent une impression de facilité. Sur cette facilité, Olivier Le Deuff pense que « plus c’est facile en apparence, plus ça dissimule des complexités. Plus ça paraît facile, plus on perd en compétence. »
« Il faut que je lise ce… oh ! une mouche. »
La génération Y/Z, les digital natives, les multitaskers… Les noms qui désignent la jeune génération sont nombreux. Le dernier s’applique au fait qu’avec les nouvelles technologies, on fait plusieurs choses en même temps. On travaille avec plusieurs onglets ouverts, on jongle d’une application à l’autre, la tendance est au zapping. L’auteur américain Nicholas Carr montre, dans son livre Internet rend-il bête ?, que le numérique accroît ce phénomène multitâche.
La transattention est un état de veille permanent à mi-chemin entre le multitâche et l’attention profonde. C’est une sorte de capacité du cerveau à travailler en tâche arrière et qui peut reprendre à tout moment si besoin et se concentrer de manière un peu plus importante.
Olivier Le Deuff explique que « le multitasking est la capacité de faire plusieurs tâches en même temps, mais parfois avec une attention de surface. On répond instantanément à un mail, on fait un truc très rapide. » C’est l’opposé de l’attention qui « demande une concentration profonde durant un laps de temps relativement long. Ça peut être la lecture d’un document, la lecture d’un livre ou le fait d’écrire quelque chose, mais qui demande un peu de concentration. » Le chercheur voulant « éviter le discours ultra négatif de la déperdition totale de l’attention » travaille sur la piste de la transattention. La transattention est « un état de veille permanent à mi-chemin entre le multitâche et l’attention profonde. C’est une sorte de capacité du cerveau à travailler en tâche arrière et qui peut reprendre à tout moment si besoin et se concentrer de manière un peu plus importante. »
Cette solution est une piste à travailler, un exercice à pratiquer, car tout comme l’attention profonde, ce n’est pas inné. Rester concentré durablement n’est pas aisé, à la moindre notification, la tentation de quitter cette tâche difficile est grande.
L’illusion de travailler
La grande difficulté de l’éducation dorénavant est d’être concurrencée par des outils qui n’existaient pas il y a 30 ans. Un professeur se retrouve face à la publicité, aux médias, jeux, ordinateurs et téléphones portables. L’apprenant est sans arrêt susceptible d’être déconnecté ou d’être attiré par une tâche beaucoup plus simple. L’attention est un peu dispersée et il faut réussir à la capter sans quoi il est difficile d’envisager une formation. L’apprentissage demande une concentration et un temps long sur lesquels vous allez un peu exercer votre esprit. Plus la tâche va être complexe plus il faudra une capacité de concentration durable. On aurait tort de croire que cela ne touche que les jeunes générations, les plus anciennes sont aussi atteintes mais les jeunes eux sont dans un temps de formation.
L’élève a zappé, il n’a pas voulu se confronter à la difficulté de lecture et d’analyse et a préféré rebondir de lien hypertexte en lien hypertexte, parce que, quelque part, ça lui donne l’illusion qu’il est en train de travailler.
Pour une formation sur le numérique, Olivier Le Deuff propose de revenir à des exercices qui sont assez absents comme l’exercice du résumé. C’est-à-dire « produire des synthèses et des résumés sur tout type de document qui peuvent être papier comme numérique. » Plus facile à dire qu’à faire selon le chercheur car, quand on demande de trouver de l’information le premier réflexe des élèves ou étudiants, c’est d’aller sur un moteur de recherche. « Si on demande de prendre le temps et de réfléchir, c’est perçu comme un obstacle et lorsqu’ils ont trouvé de l’information à peu près correcte vous leur dites que ça serait bien qu’ils lisent le document qui est sur le site et qu’éventuellement ils prennent des notes. Les trois quarts du temps, vous revenez deux minutes après, l’élève a zappé, il n’a pas voulu se confronter à la difficulté de lecture et d’analyse et a préféré rebondir de lien hypertexte en lien hypertexte, parce que, quelque part, ça lui donne l’illusion qu’il est en train de travailler. Mais il n’arrive pas à s’attaquer à la tâche la plus difficile, celle de l’analyse du document. » Afin d’aider à faire ce genre d’exercices, il existe des outils comme Diigo qui permettent d’annoter des pages web, d’écrire un petit résumé et d’ajouter un des tags.
L’éducation soumise au changement
Les réformes scolaires ont le vent en poupe en ce moment, sauf qu’elles ne sont pas appliquées au bon endroit. Selon Olivier Le Deuff, les réformes veulent agir sur les temps et les lieux. Ce qui n’est pas efficace. Il faudrait le faire à partir de la scholae. La scholae est la capacité à réfléchir, à prendre son temps notamment dans l’étude d’un document. C’est ce qui a donné le mot : école. « Michel Foucault le dénonçait déjà il y a de nombreuses années considérant que l’école fonctionnait un peu comme l’armée ou l’hôpital. C’est un lieu de contraintes et de discipline des corps et des esprits. Ce en quoi il n’a pas tort, mais c’est une institution de contraintes qui n’est pas que négative. Ce que démontre Bernard Stiegler, c’est que finalement sur ces temps où on essaie de discipliner le corps et l’esprit, c’est là où l’individu apprend à se contrôler lui-même et à développer ses capacités d’apprentissage et d’étude. »
Le B2i a un côté très artificiel et devient presque un obstacle au développement d’une véritable culture numérique
Actuellement, le numérique est enseigné avec le B2i (Brevet informatique et internet). Un échec selon Olivier Le Deuff. De par sa forme dans un premier temps. Le B2i est un objet interdisciplinaire avec quelques nouvelles compétences, mais dont l’enseignement n’est pas cohérent au niveau national. Il n’y a pas de temps dédié et cela s’opère sous la forme du bénévolat. Si les enseignants peuvent travailler ensemble, cela peut devenir intéressant, mais si l’établissement est trop grand, cette cohésion n’existe même pas au sein d’un même collège. Un autre problème vient de l’année de préparation, il faut valider le brevet des collèges donc le B2i est relayé au second plan dans les dernières semaines. Le chercheur ajoute que « le B2i a un côté très artificiel et devient presque un obstacle au développement d’une véritable culture numérique, d’une véritable culture technique et d’une véritable culture de l’information. »
Un changement peut aussi passer par le hacking. Pas question de piratage ici. On parle de « hack » dans le sens de modifier le but premier et essayer de transformer et d’améliorer le système. Le hack de l’éducation pourrait « impulser une dynamique d’innovation qui se ferait d’une manière bottom-up, c’est-à-dire en provenance du terrain. » Les innovations sont remontées et cela fonctionnerait mieux que l’injonction venant d’en haut. Rapprochant encore une fois la hiérarchie de l’éducation nationale d’une hiérarchie militaire. Il y a certains théoriciens qui considèrent que toute forme de hacking s’opère petit à petit et que l’humanité digitale serait une forme d’alien. Elle rentre dans l’institution, la transforme et, petit à petit, modifie l’ensemble pour aboutir à une colonisation de tout l’espace institutionnel classique.
Les MOOC se développent
Une nouvelle forme d’éducation se démocratise en ligne. Les MOOC (Massive open online course) ou formation en ligne ouverte à tous sont des cours dispensés en ligne qui présentent beaucoup d’avantages si on a le profil pour travailler de façon autonome. Les personnes concernées sont souvent celles qui savent se former et qui souhaitent continuer à le faire, on a donc à faire à des personnes déjà diplômées qui ont une pratique avancée de l’autodidaxie. « Il ne suffit pas de mettre en ligne des cours et quelques exercices pour que le miracle s’accomplisse », tranche le maître de conférences. Même si la solution n’est pas miracle, on peut souligner que le gouvernement s’y intéresse et permet aux demandeurs d’emploi d’accéder aux versions premium gratuitement.
Paul Vassé
Ce dossier continue la semaine prochaine. Prochain volet : zoom sur l’économie du numérique. Retrouvez Paul Vassé sur Twitter : @not_hochon.
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