
Festival des littératures de Nantes Atlantide
A la rencontre des mots du monde
Du jeudi 28 au dimanche 31 mai 2015 a eu lieu pour la troisième année au Lieu unique à Nantes le Festival des littératures Atlantide placé sous la direction artistique de l’écrivain canadien d’origine argentine Alberto Manguel. Une édition sous le signe d’une littérature ouverte au monde et engagée dans la réalité de son environnement. Fragil vous en livre quelques impressions sous forme de portraits croisés.
Alaa El Aswany et Kerry Hudson : voix des sans-voix
Alaa El Aswany est connu principalement pour L’immeuble Yacoubian (2006, Actes Sud) , roman qui a connu un succès planétaire, traduit en 35 langues et adapté au cinéma par Hamed Marwan en 2006. Il écrit aussi des chroniques depuis plusieurs années dans lesquelles il dresse un portrait sans concession de l’Egypte d’aujourd’hui que l’on retrouve rassemblées dans Extrémisme religieux et dictature (2014, Actes Sud). Il a livré son dernier roman, Automobile club d’Egypte en février 2014 chez Actes Sud.
Kerry Hudson, quant à elle, est écossaise et vit et travaille à Londres. Son premier roman, Tony Hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer ma maman (2014, Philippe Ray), a été sélectionné dans de nombreux prix et a enthousiasmé la critique anglo-saxonne. Son titre est déjà un roman...
Alors, ces deux-là que rien ne destinait à se retrouver autour d’une table pour échanger sur la littérature, qu’ont-ils en commun ? Leur échange riche et passionné nous a fait découvrir deux écrivains pour qui la littérature est avant tout un outil pour mieux comprendre l’Autre sans porter aucun jugement. Ils ont tous les deux à coeur de donner la parole aux sans-voix, sans misérabilisme, avec cocasserie et dérision et avec l’humour comme politesse du désespoir.
Alaa El Aswany s'inscrit dans la lignée de ceux qui considèrent le roman comme l'art du peuple, pour le peuple, mais jamais au dessus de lui
Alaa El Aswany refuse l’étiquette de romancier du peuple. Pourtant il s’inscrit dans la lignée de ceux qui considèrent le roman comme l’art du peuple, pour le peuple, mais jamais au dessus de lui. Selon l’auteur, il est très facile d’écrire un texte que personne ne comprendra dans une sorte de posture de grand maitre du savoir qui mépriserait les lecteurs non avertis. « Un texte intellectuel ressemble à une fleur en plastique qui sert à décorer mais n’a pas de vie. » Il est persuadé qu’il est plus difficile d’écrire un texte que tout le monde comprend. Et pourtant il est issu d’un milieu bourgeois et exerce la profession de dentiste. Comment alors parler du peuple ? Il avoue qu’il est deux personnes, que son cabinet dentaire est aussi un lieu d’échanges où des liens d’amitié peuvent naitre, et qu’il va volontiers à la rencontre des autres dans des lieux populaires.
Alaa El Aswany par cafesregion
Alaa El Aswany ne se dit pas écrivain engagé, car, pour lui, l’écriture est « par nature un engagement qui sert le sujet de la justice sociale ». Il ne partage pourtant pas la vision socialiste de l’art qui voudrait enfermer ce dernier dans une représentation triste et prévisible de la réalité. Car un roman renferme des réalités plus complexes, moins figées que ce à quoi la réalité semble parfois nous renvoyer. Alaa El Aswany possède une affection pour ses personnages qu’il suit sur l’écran de son imagination. Il les compare à « des enfants pour qui on nourrit le secret espoir qu’ils feront ce que vous souhaitez mais qui au final suivent un autre chemin ». Cette affection lui permet de présenter une autre facette de personnages à priori négatifs. Et il se réfère à Souvenirs de la maison des morts de Dostoievski qu’il admire. Car l’essentiel pour Alaa El Aswany est de ne pas juger mais d’essayer de comprendre, et en cela la littérature possède une vision plus large que les jugements moraux posés ici-bas par les humains.
Kerry Hudson suit cette veine humaniste littéraire. Elle nous livre que son expérience d’enfant qui a grandi dans des HLM lui a insufflé l’humour et l’énergie pour communiquer. Elle a trouvé dans l’écriture un espace où se poser tout en continuant à porter son enfance sur son dos. Dans Tony Hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer maman, elle dresse le portrait de la famille Ryan, Janie et Iris sa mère qui naviguent entre HLM et bed and breakfast miteux, entre Ecosse et Londres, d’un humour féroce, toujours prêtes à en découdre et d’une fragilité attachante.
« Nous étions une famille en verre, elle était une maman en verre et il fallait que je l'enveloppe, que je la traite avec douceur » - Kerry Hudson dans Tony Hogan...
Kerry Hudson regrette que « beaucoup d’écrivains s’enferment dans une bulle et que la plupart soit issus de milieux blancs et aisés ». Seuls 10% des écrivains britanniques n’ont pas fréquenté les rangs des universités anglaises prestigieuses. Les sujets et personnages abordés sont donc souvent le reflet des préoccupations de leurs milieux. Elle souhaiterait que la littérature s’ouvre à d’autres mondes, d’autres classes sociales tout en étant divertissante. Elle est optimiste car les lecteurs sont avides de nouvelles histoires. Elle est engagée dans son lieu lorsqu’elle défend le développement des bibliothèques dans les villes et sur les lieux de travail. Kerry Hudson ne s’engage pas politiquement de façon intentionnelle mais défend l’idée de faire entendre d’autres voix pour donner une image des classes populaires différente de celle habituellement véhiculée par les média. Et surtout, elle se fixe la mission de trouver une semblant d’humanité dans chacun de ses personnages, et a pour idéal d’écrire sans parti pris , d’écrire en empathie.
Alors , oui, Kerry Hudson et Alaa El Aswany partagent une identité commune : celle de magiciens marionnettistes de l’écriture qui, le temps d’un roman, font exister les sans-voix dans toute leur complexité, nous donnant par delà la possibilité d’ouvrir nos horizons et nos esprits avec tendresse sur les petits et grands travers qui rassemblent des hommes qui se construisent envers et contre tout de par le monde.
Amin Maalouf et Kamel Daoud : nostalgie et rage du désespoir
Kamel Daoud, écrivain algérien dont le dernier roman Meursault contre- enquête, dans lequel il revisite L’étranger de Camus, a figuré sur la liste du prix Goncourt 2014, nous a livré son rapport à l’écriture et à la langue avec émotion et talent. Il a grandi dans un pays arabophone et l’arabe est pour lui « la langue du devoir et de l’autorité ». Le français est sa « langue de dissidence », qui permet les fantasmes, les rêves , l’évasion. Il l’a appris seul, c’est donc bien une langue de désir avec laquelle il entretient des rapports libres. La langue ne doit pas faire écran entre l’auteur et le lecteur, elle doit se faire oublier. Cette langue, pas le français des colons mais celle de la littérature, de la liberté, Kamel Daoud l’a fait sienne. Et comme le dit Haroun, personnage principal de Meursault contre-enquête : « La langue française me fascinait comme une énigme au-delà de laquelle résidait la solution aux dissonances de mon monde. »
Kamel Daoud s’étonne du besoin que les Français ont de trouver des réponses aux questions du moment en l’interrogeant lui sur la religion, sur l’engagement sous prétexte qu’il est Arabe. Mais il refuse le rôle du martyr ou de l’intellectuel opprimé que certains voudraient lui faire jouer du fait que des obscurantistes le considèrent comme un homme trop libre. L’humilité dont il fait preuve lorsqu’il avoue qu’il n’est rien par rapport aux jeunes filles nigérianes enlevées, que la vanité est l’ennemi du talent, et que nous sommes tous en quelque sorte des martyrs devrait en inspirer plus d’un.
Kamel Daoud affirme qu’il ne mérite ni haine ni passion. Il constate une déconnexion en France entre les intellectuels, ce qui se dit et l’incapacité à trouver des réponses comme si la France avait besoin d’un dictionnaire pour redéfinir ses valeurs. Il se sent plus libre en Algérie en ce sens où l’ennemi y est identifiable. En France, Kamel Daoud souligne la persistance de tabous, de l’auto censure, s’étonne de la peur de dire et d’affronter les problèmes. Dans la société algérienne, la question du désir est selon lui une obsession récurrente : il est à la fois recherché de façon désespéré tout en condamnant la jouissance.
Le journaliste souligne le paradoxe de la souffrance de ne pas avoir l’amour tout en se condamnant de le désirer. Et fait remarquer lorsqu’on évoque avec lui la place de la femme comme objet de désir fantasmé : « Quand je me promène dans une ville où les femmes sont enfermées, je me sens prisonnier. » Son travail d’écrivain n’est pourtant pas de condamner ou de juger mais de souligner les travers de notre condition humaine et surtout son absurdité. Il regrette l’effet loupe des médias qui se focalisent sur des faits extrêmes, myopie organisée désastreuse pour la conscience que chacun devrait avoir de la complexité du monde.
Kamel Daoud : « quand je me promène dans une ville où les femmes sont enfermées, je me sens prisonnier ».
On comprend alors en l’écoutant en quoi cet électron libre qui porte en lui des interrogations dignes des plus grands écrivains dérangent tous ceux qui tentent d’imposer une vision binaire du monde. Les mots de ses chroniques (à retrouver sur facebook) éclairent d’une manière particulièrement vive les débats qui nous agitent. Il y recense les compromissions et les lâchetés à l’oeuvre lorsque la réflexion humaine cède le pas face à des réponses soit disant divines.
La nostalgie qu’Amin Maalouf, écrivain francophone d’origine libanaise, éprouve aujourd’hui du temps de ce qu’il nomme « la civilisation levantine » contraste avec la clairvoyance d’un auteur volontairement ancré dans son temps comme Kamel Daoud. Dans son dernier roman Les Désorientés, dont Dominique Pinon, brillant acteur, nous a livré une lecture puissante, Amin Maalouf revient sur le mythe de l’engagement et sur les déceptions qui peuvent en découler. Les combats d’hier pour des idéaux auxquels il adhérait étaient à ses yeux plus justes et plus clairs. Ceux d’aujourd’hui sont selon lui moins glorieux.
Amin Maalouf s’érige ainsi en juge qui condamne les choix des hommes d’aujourd’hui sans chercher à en comprendre les mécanismes. Il explique que le dilemme de l’exil, partir ou rester, le taraude encore, mais il a fait le choix à 26 ans de s’installer en France pour offrir à sa famille une vie en sécurité. A ses yeux, l’engagement, c’est faire connaitre les dangers de la disparition d’une civilisation qu’il prédit. En prophète de lendemains qui déchantent, il se désole que le progrès technique ait été accompagné d’un « égarement moral » rejoignant en cela les thèses conservatrices les plus catastrophistes de beaucoup de ses collègues de l’Académie française qu’il côtoie depuis 2012.
Amin Maalouf se désole que le progrès technique ait été accompagné d'un « égarement moral » rejoignant en cela les thèses conservatrices les plus catastrophistes de beaucoup de ses collègues de l'Académie française.
Amin Maalouf regrette de ne pas avoir pu « sauver ce qui pouvait être sauvé » tout en reconnaissant qu’un livre ne peut pas changer seul les choses. L’époque est selon lui à la décadence, mais sans en préciser vraiment la nature réelle, il reconnait que c’est une décadence délicieuse car « il boit beaucoup de champagne ». Alors, on se prend à être nostalgique à notre tour : nostalgique d’une époque où Amin Maalouf avait encore des thèses humanistes à défendre et croyait encore que l’âme humaine peut être explorée dans tous ses contours sans jugement péremptoire . On prend conscience rapidement que surfer sur la vague de la nostalgie et du pessimisme ambiant est un gage de succès en ces temps où la cocasserie, la verve enthousiasmante porteuse d’imaginaire et d’inattendu n’est pas le point fort de la littérature française .
N’est-ce pas pourtant le rôle de l’écrivain de bousculer les esprits bien pensants, de prendre le contre-pied des a priori qui nous minent, d’offrir un espace où des perspectives autres que celles tristement infligées par des médias avides de peurs ?
Texte et photos : Nathalie Guillotte Islahen
Photo bannière : Kerry Hudson (http://kerryhudson.co.uk/)
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