
L’éducateur, acteur social de second rôle ?
Lettre ouverte à tous ceux que notre  jeunesse fragilisée intéresse
Un mois après le drame de Nantes où un éducateur spécialisé s’est fait poignarder dans les locaux de la protection de l’enfance, il semble que le léger bruissement engendré par cet acte ait été étouffé par d’autres problèmes sociétaux, autrement plus inquiétants.
L’onde de choc tant espérée par les travailleurs sociaux de la France entière ne fut que vaguelette insignifiante, dont l’écume éclaboussa à peine les hautes sphères. Ainsi, alors même que se multiplient à Nantes les soutiens et manifestations en hommage à Jacques Gasztowtt, dénonçant par là-même les rachitiques moyens mis à notre disposition, en Une des journaux, le palmarès des lycées, le bilan de Manuel Valls après un an au pouvoir et le match OM/PSG supplantent aisément l’assassinat sanglant d’un travailleur social qui a tenté de protéger une mère affolée des assauts violents de son ex-conjoint, alors même que la fillette de quatre ans du père alcoolisé aurait pu assister à cette terrifiante scène.
L’onde de choc tant espérée par les travailleurs sociaux de la France entière ne fut que vaguelette insignifiante, dont l’écume éclaboussa à peine les hautes sphères
À scène similaire avec un policier, on peut parier sur gerbes de fleurs démesurées, funérailles nationales et un TGV Paris-Nantes pour François Hollande dans la foulée. Et l’enseignant que gifle un parent agacé aura droit à son reportage au journal télévisé trois jours de suite, avec force déploiement journalistique sur le terrain. Une carotide tranchée, fût-elle accidentelle, ne semble pas soulever autant d’émoi. Est-ce donc parce que la victime n’est « que » travailleur social ?
maintenir la béquille
Alors pourquoi, et même comment, ne pas se saisir de cet épilogue choquant pour faire le point (enfin !) sur les conditions de travail de ces hommes et femmes de l’ombre ? Faut-il un autre mort pour que les politiques se sentent concernés par ces professionnels qui pallient aux failles parentales, à la déliquescence d’une société en mal d’éducation structurante, qui soutiennent des enfants et adolescents aux parcours plus que chaotiques ? Doucement, très doucement, depuis des années, sans faire de bruit, les budgets s’amenuisent là où les difficultés s’élargissent. Plus la société contemporaine est au bord de l’implosion, plus les moyens financiers alloués à ceux qui tentent de maintenir la béquille en place sont dépecés.
J’entends parler de « métier à risques ». J’entends aussi les détracteurs du terme, arguant que non, le travail social n’est pas un métier à risque. Certes, nous ne sommes ni pompiers, ni policiers. N’en déplaise à certains, les risques sont pourtant bien réels, la tension va crescendo, plus que palpable. Mais que l’on se comprenne bien : le risque du métier n’est pas créé par le métier lui-même, mais bien par la résultante des conditions dans lesquelles nous l’exerçons. À travers ces conditions de travail, l’éducateur n’est plus le seul à être en danger. L’enfant l’est, au quotidien. Il est plus que temps d’ouvrir les yeux sur l’invisible, le dissimulé.
Il est plus que temps que tout un chacun comprenne les tenants et les aboutissants de la protection de l’enfance. Faute de moyens humains et financiers, de places, de dispositifs, un enfant dont le juge a ordonné le placement en urgence peut encore rester chez lui des semaines voire des mois avant de disposer d’une place en foyer. Car si les places en foyer se font rares, la pénurie de familles d’accueil, elle, est réellement alarmante. Or donc, si la décision de placement est viable, elle n’est parfois pas appliquée. Et cette décision existe pourtant car l’enfant est directement considéré en danger chez lui. Le système français vient donc signifier à l’enfant qu’il reconnait la dangerosité de son environnement familial, et qu’il doit, pour son bien-être, s’en éloigner au plus vite, tout en le maintenant à cette place, susceptible de l’abîmer encore plus. Tel un blessé qui arriverait aux Urgences avec une plaie sanguinolente mais encore curable, à qui on dirait « attendez donc encore un peu, je vous fais patienter, histoire que la blessure s’envenime ». L’enfant attend donc le dérapage parental, qui sera en grande partie le fruit du dérapage sociétal.
L’enfant attend donc le dérapage parental, qui sera en grande partie le fruit du dérapage sociétal
Ce paradoxe rend fous les travailleurs sociaux, qui, au moindre souci qui plus est, écopent de réflexions sur leur pseudo manque de réactivité ou d’éventuelles failles institutionnelles. L’Olympe des politiciens, rarement inquiétée elle, ne semblent toujours pas prendre conscience de la réalité du terrain. Or la protection de l’enfance faillit à sa mission même lorsqu’elle laisse se gangréner des situations familiales hautement pathogènes, susceptibles d’amener la (dé)construction psychique de l’enfant vers un point de non-retour.
le problème français
Pour en revenir à la situation qui nous préoccupe aujourd’hui, elle a le mérite de soulever cette autre question, qui me semble prépondérante : dans quelle mesure doit-on permettre à un enfant de continuer à voir ses parents ? Ce problème-ci est bien français. Victime d’une frilosité bien connue des travailleurs sociaux, celle d’ôter à des parents le droit de voir leurs enfants, le Droit français use de stratagèmes divers pour permettre à ce lien de perdurer, alors même qu’il est parfois déjà distendu ou toxique, au détriment de l’épanouissement de l’enfant. Pléthore d’anecdotes sont racontées dans le milieu, sur ces enfants qui reviennent de visites médiatisées bien plus mal qu’ils n’y sont allés. Ou chez qui l’énurésie apparaît la veille de la visite. Trouble de l’endormissement et du sommeil, larmes, énervements, violences, mutisme, peuvent être les résultats, parmi d’autres, de ces obligations de liens. Le magistrat qui l’a ordonnée n’a que peu conscience de la réelle incapacité des parents à entendre leurs défaillances et à accepter une intrusion ordonnée par la justice dans un domaine normalement privé. Petite main de la justice, l’éducateur est pour le parent la partie visible de l’iceberg, et donc celle sur qui il peut déverser sa rancœur ou sa hargne. Dans sa quête de médiateur, dans son envie de faire s’amoindrir les maux, l’éducateur est en réalité bien seul avec sa parole et ses convictions. Il est aux yeux de certains parents qu’il souhaite et doit aider un intrus, professionnel illégitime qu’on impose au sein d’une fratrie. Cette dernière juge injuste les décisions de justice et argue de ses droits parentaux à tout prix. Mais à quel prix, justement ?
Dans sa quête de médiateur, dans son envie de faire s’amoindrir les maux, l’éducateur est en réalité bien seul avec sa parole et ses convictions
L’obligation de lien semble donc, pour le droit français, aussi légitime que l’obligation de soin. Elles ne sont pourtant pas comparables. Car n’est-ce pas prétentieux et acharné de penser pouvoir agir sur le psychisme et l’émotionnel de ces enfants, au risque de l’artificialité ? Ne faudrait-il pas davantage leur apprendre à faire le deuil du parent parfait ? L’éducateur de foyer tente de rendre vivable et agréable la plus incongrue des situations, celle pour un enfant de ne plus vivre chez lui. Non pas qu’il veuille instaurer un ersatz de famille, mais plutôt un environnement apaisé, sécure, suffisamment structuré pour que les enfants s’y retrouvent et s’y développent le plus sereinement possible, loin des tourments familiaux, souvent bien plus glauques que ce que s’imagine le quidam. Or, de cette bulle protectrice, on nous oblige parfois à extraire l’enfant pour quelques heures, afin de bien le re-confronter à la dureté du réel. De le soustraire au calme pour le replonger dans le déséquilibre. In fine, nous déconstruisons quelquefois en une demi-journée ce que nous avons consciencieusement bâti en plusieurs semaines.
Tel est a priori le cas pour cette enfant de 4 ans, qui devait voir en visite médiatisée (visites en présence d’un tiers) un père menaçant toujours son ex-conjointe, déjà condamné pour violences conjugales, et qui a fini par arriver plus qu’éméché, un couteau en poche, dans des locaux censés justement protéger cette petite fille d’éventuels débordements familiaux. Suite à l’intervention fatale de l’éducateur, la mère elle-même, qui a tenté de s’enfuir, a reçu plusieurs coups de couteau. Nous ne pouvons qu’imaginer l’état psychique de cette fillette aujourd’hui, et faire confiance à nos collègues pour continuer à la soutenir du mieux qu’ils peuvent.
Ce n’est plus la tasse que nous buvons, mais bien un gavage gouvernemental en règle de couleuvres amères
Autre exemple, le travail auprès d’adolescents en foyers. Le serpent qui se mord la queue, allégorie parfaite du système actuel, coupe les vivres à toutes les institutions potentiellement susceptibles d’éviter à la société de boire la tasse. Au lieu de tenter de maintenir la tête hors de l’eau à ces établissements salvateurs, la pincée de budget est réduite à peau de chagrin. Ce n’est plus la tasse que nous buvons, mais bien un gavage gouvernemental en règle de couleuvres amères. Les pots sont fissurés ? Vous n’aurez ni colle ni scotch, simplement vos mains et votre volonté. Les morceaux tiennent, brinquebalants, avec plusieurs mains. Ces mains qui résistent, ce sont celles des travailleurs sociaux. Et puis, finalement, on finit aussi par ôter les petites mains. Le pot se brise, inéluctablement.
le malaise adolescent
Ce vase qui se craquèle fait se déverser le malaise adolescent, à grande échelle, à grande vitesse. Les hôpitaux, pris eux aussi à la gorge, ne peuvent plus accueillir les adolescents sujets aux maladies psychiatriques. L’éducateur de foyer se retrouve avec des prises en charge incohérentes, minotaure de l’éducation spécialisé, mi-infirmier psy, mi-travailleur social, conscient des diagnostics, avec lesquels il finit d’ailleurs par jongler plutôt bien, tout en sachant qu’il n’est pas de son registre, normalement, de veiller au quotidien sur des adolescents psychotiques ou schizophrènes. Il le fait tout de même, par conscience professionnelle, par vocation, empathie, soutien. De crises en crises, d’ordonnances médicamenteuses en actes transgressifs, l’adolescent fragile devient funambule de sa propre vie, et le travailleur social spécialiste des dysfonctionnements auxquels il assiste chaque jour. Parfois impuissant, il mesure également pleinement le « fameux » risque encouru lorsque, parfois dix heures d’affilée, jusqu’à 22 ou 23h il est seul avec 4 ou 5 adolescents, avec les dangers que cela comporte, décompensation psychotique, adolescent sous l’emprise d’alcool et/ou de stupéfiants, gestes de colère, dégradation de mobilier, ou pire.
Il est seul avec 4 ou 5 adolescents, avec les dangers que cela comporte, décompensation psychotique, adolescent sous l’emprise d’alcool et/ou de stupéfiants, gestes de colère, dégradation de mobilier, ou pire
Les adolescents relevant de la psychiatrie se retrouvent donc accueillis en foyer, ou en établissement médico-social, alors qu’ils nécessiteraient une prise en charge adaptée à leur problématique, un univers davantage axé sur le soin, et non l’éducatif. L’hôpital n’est pas en cause, lui aussi rendu asthmatique par des coupes budgétaires qui se trompent de destinataires.
Si les carences sont parentales, elles sont également étatiques. La vérité est que les gouvernements successifs n’ont absolument pas mesuré l’ampleur du changement des problématiques familiales. À société en constante évolution, problèmes en perpétuelles métamorphoses. Le diagnostic n’est plus unique, il n’est même plus binaire, il est mouvant, il est labile, il est volatil. L’enfant n’est plus déficient ou « décrocheur ». L’adolescent n’est plus « en rupture » ou sujet à la fameuse « crise d’adolescence ». Non. L’adulte en devenir est perdu dans un système scolaire qui ne lui convient pas, mis en échec il se braque alors et rejette le système, s’ensuivent le fourre-tout « troubles du comportement », absentéisme, déscolarisation, agressivité, intolérance à la frustration, et mixez le tout avec une famille dysfonctionnelle, des parents en marge de la société, une pauvreté économique et culturelle, parfois une maladie psychiatrique, de la violence ou de l’enfant-Roi, de l’inceste ou de l’indifférence, de l’inconstance ou du laxisme. Vous obtenez le cocktail explosif qui parsème le quotidien des « éducateurs de foyers », en prise avec cette réalité tranchante, mais au fond fort simple : lorsque l’enfant ou le jeune grandit dans l’insécurité relationnelle et ne se sent pas appartenir à la société, ne se sent pas compris du système (particulièrement scolaire), le rejet sera inévitable, incandescent, et, aujourd’hui, exponentiel.
La société, les lois, la justice, les politiciens, n’ont pas suffisamment pris en compte ces données, ces changements. Les travailleurs de l’ombre, eux, les connaissent. Ils en saisissent et la portée, et le danger. Et se sentent bien isolés avec ces douloureux constats.
L’éducateur, acteur de second rôle pour le politique, n’en demeure pas moins interprète principal d’une société malade
Les dysfonctionnements comme ceux susnommés sont légion. Ils donnent à l’éducateur la sensation quotidienne de se lever le matin pour affronter la gifle d’un grand raz-de-marée éducatif, sans pouvoir une seconde espérer, histoire de souffler un peu, user du même talent que Moïse en séparant la mer(de) en deux. Cette claque journalière ne le fait aujourd’hui plus rougir de tristesse mais de colère. Fatigué de panser les plaies dans l’urgence au lieu d’avoir du temps pour les penser, le travailleur social tente de faire marcher droit une société qui se fait des croche-pieds à elle-même, en étouffant de déconsidération les institutions qui veulent et peuvent redonner aux familles fragilisées un semblant d’équilibre. L’éducateur, acteur de second rôle pour le politique, n’en demeure pas moins interprète principal d’une société malade.
délitement des conditions de travail
Je ne ferais pas l’affront à nos politiques de leur rappeler qu’en plus de tout cela le diplôme de travail social n’est pas reconnu à sa juste classification (trois années d’études intensives pour un bac+2 sur le papier), qu’ils ont en tête de dévaluer ce diplôme encore davantage en ne faisant plus qu’un cursus pour tous les travailleurs sociaux (il est évident qu’être assistante sociale ou éducateur est la même chose…quelle connerie), que les professionnels qui font ces métiers humainement riches et psychologiquement difficiles sont sous-payés (1250 euros en moyenne), et qu’aujourd’hui ils risquent leur vie faute de moyens, se rendant seuls au domicile de gens parfois désespérés, restant seuls avec des adolescents imprévisibles, réceptacles de l’instabilité de certaines familles.
L’anémie du travail social n’est ni plus ni moins que le reflet de l’état de la société française
Les nouveaux profils de la société actuelle nécessitent aujourd’hui des moyens à leur mesure. Le délitement des conditions de travail n’engendrera que d’autres drames comme celui que nous venons de vivre. Le travailleur social ankylosé risque de finir par lâcher la rampe.
L’anémie du travail social n’est ni plus ni moins que le reflet de l’état de la société française. Car une société qui accorde aussi peu de considération à ses travailleurs sociaux ne doit guère en avoir beaucoup plus pour elle-même.
À l’heure où les politiques sociales s’étranglent sous ce que Michel Chauvière qualifiait d’hégémonie de la raison managériale et où le diplôme glisse lui aussi vers le gouffre de la dévaluation, il me paraît sain de rappeler que non, l’humain n’est pas une entreprise comme une autre.
Elsa Gambin
Dessin publié avec l’aimable autorisation de Frap
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