
SOCIETE
Dessinateurs nantais, amuseurs publics en liberté
Rencontre en toute liberté avec deux dessinateurs nantais sur leur métier d’amuseur qui sous les feux de l’actualité récente a revêtu un caractère grave : portrait de Yassin Latrache, alias Yass, qui nous parle de sa passion en toute modestie, suivi d’une interview du journaliste Eric Chalmel, alias Frap.
Yassin Latrache a 26 ans, mais, comme il le reconnaît en toute confidence, les événements récents qui ont frappé la rédaction de Charlie Hebdo l’ont fait subitement vieillir. Comme si l’insouciance de sa jeunesse avait soudain été bousculée, mise entre parenthèses. Comme nombreux de nos concitoyens il s’est senti atteint profondément. En tant que jeune nantais, dessinateur, il est attaché viscéralement aux valeurs de la République auxquelles il continue de croire et qui reviennent comme un leitmotiv dans notre échange. Posé, réfléchi, attentif, il se pose la question de sa place, de son rôle en tant que dessinateur dans la société d’aujourd’hui, mais relativise par un laconique : « Dessiner, ce n’est pas grand-chose au fond, donc je continue ».
Une modestie qui se retrouve lorsqu’il affirme qu’il a encore beaucoup à apprendre des autres et de ses aînés dessinateurs en particulier de ceux qui l’ont inspiré ou encouragé
Une modestie qui se retrouve lorsqu’il affirme qu’il a encore beaucoup à apprendre des autres et de ses aînés dessinateurs en particulier de ceux qui l’ont inspiré ou encouragé. Sa référence : Plantu. Il l’a découvert au collège dans un livre d’histoire par un dessin représentant un globe coupé en deux symbolisant la séparation entre capitalisme sauvage et pays en développement, mettant en scène des riches attablés et festoyant sur le dos des pays pauvres. Ce dessin l’a amené à commencer à poser un regard interrogateur sur le monde qui l’entoure. Il éprouve une véritable admiration pour l’engagement de Plantu dans son association Cartooning for peace et souligne la culture et l’intelligence qui transparaît derrière les dessins. Il en admire le style, le trait inimitable et l’engagement humaniste parfois provocateur.
Yassin a choisi le dessin muet qui nécessite d’analyser, de décortiquer l’image proposée, ce qui est à ses yeux plus complexe qu’un dessin accompagné de texte. Il considère le dessin comme une vocation lui qui n’a jamais pris de cours. Il se souvient avoir toujours aimé dessiner et a commencé par caricaturer ses copains ou ses professeurs à l’école comme des blagues de potache. Il aurait aimé faire carrière dans le sport, mais un accident l’a forcé à choisir une autre voie et le dessin s’est imposé comme une planche de salut.
surtout, ne pas se prendre trop au sérieux face à l’atrocité des images qui nous inondent et qui parfois peuvent bizarrement entraîner le rire comme catharsis collective
Depuis trois ans il propose ses dessins dans les journaux locaux qui les publient parfois, sur les réseaux sociaux et collabore à un blog tunisien de dessinateurs caricaturistes. Il aime se présenter comme dessinateur, car la caricature n’est qu’un des aspects du dessin. Pour lui le dessin permet d’ouvrir le débat sur ce qui nous offense. Dessiner permet de dissiper les malaises sur les sujets qui nous préoccupent et nous divisent, et administrer ce médicament est excellent pour panser les plaies de la société. Et surtout, ne pas se prendre trop au sérieux face à l’atrocité des images qui nous inondent et qui parfois peuvent bizarrement entraîner le rire comme catharsis collective.
Il comprend qu’on puisse être choqué par certaines représentations interdites de par l’éducation, les rites, mais affirme le droit de braver l’interdit. Et mesure la chance que la France procure à des dessinateurs comme lui de pouvoir exercer leur art sans trop de censure. Pourtant certains de ses dessins ont été refusés, car jugés trop violents, en particulier un dessin représentant un djihadiste plantant un couteau ensanglanté dans une feuille de journal. Mais il le comprend, car éviter le malaise est important. Pour Charb et les autres dessinateurs, la censure était la pire insulte et il le respecte. Il approuve le devoir d’impertinence, mais souligne en même temps le devoir de respect. Il regrette surtout que l’engagement de tous ces journalistes dessinateurs contre tous les intégrismes n’ait pas été davantage expliqué avant le drame. Il y a nécessité de n’épargner personne dans le choix de la caricature pour éviter tout reproche de vision partisane. Il place la recherche de la vérité au centre de son travail. Citoyen conscient du monde qui l’entoure, il met en avant le rôle primordial de l’éducation pour que plus jamais l’ignorance ne mène à commettre des actes aussi terribles.
Faut-il parler à propos de Yass de la relève des caricaturistes à la française ? Il n’en n’a pas conscience et affirme l’urgence de faire place à la diversité des formes d’expression artistiques en particulier au dessin. Il affirme qu’il a encore beaucoup à apprendre. Malgré son extrême modestie, il est fort à parier que dans quelques années son coup de crayon avisé, parcimonieux et soucieux du détail sera aussi facilement identifiable que celui de ses aînés disparus trop tôt et dont il est l’un des dignes héritiers.
Eric Chalmel est quant à lui un journaliste aguerri dont le recul sur l’évolution de la profession peut nous éclairer en ces temps de questionnements sur la liberté d’expression
Fragil : Eric Chalmel, pouvez-vous nous éclairer sur ce qui vous a amené au dessin et plus particulièrement au dessin de presse ?
Eric Chalmel : J’ai toujours vu mes parents dessiner, comme un passe-temps. Je n’ai pas eu de formation spécifique, je ne crois pas que ce soit utile. Je pense que tout le monde sait dessiner, il suffit de s’y mettre. Si vous prenez un crayon, vous serez capable de dessiner. Le dessin de presse, c’est du journalisme, ce n’est pas de l’art.
Fragil : Comment avez-vous commencé le dessin de presse ?
Eric Chalmel : Je publie des dessins de presse depuis 1995. Lors de la manifestation nantaise Les Allumés en 1992, j’ai publié 40 dessins différents sur le même thème sous forme de tract qui ont été distribués avec la signature « Frap ». J’étais graphiste à l’époque. J’ai gardé l’anonymat pendant un an. Lors de la dernière édition des Allumés en 1995 qui a été annulée, nous avons maintenu la publication d’un quotidien sur 6 jours qui s’appelait L’allu. On travaillait de façon bénévole avec une bande de copains. C’est devenu l’actuelle Lettre à Lulu au départ un journal pour dessinateurs. On voulait un journal local dans l’esprit du Canard Enchaîné. J’ai contribué 8 ans à ce journal. C’était bénévole, et donc libre, mais prenait beaucoup de temps.
Fragil : Comment se fait le choix de la publication de vos dessins dans les quotidiens régionaux auxquels vous avez collaborez ?
Eric Chalmel : J’ai débuté à Ouest France en 1995 puis suis arrivé à Presse Océan lors de la nouvelle formule en 2009. J’ai deux types de dessins réguliers : des dessins dans des rubriques dédiées, équivalents à des billets d’humeur, et des dessins de commande pour illustrer des articles. Pour des raisons techniques il peut y avoir des discussions et des choix avec le rédacteur en chef, dans le cadre d’un échange professionnel normal.
Fragil : Quel est votre point de vue sur la censure ?
Je pense que les censeurs se trompent, les gens ont beaucoup plus d'humour qu'ils ne croient
Eric Chalmel : Souvent, les censeurs pensent à la place des lecteurs. Ils ne vont pas publier des dessins qui caricaturent les personnes âgées par peur de les choquer, alors que ces mêmes personnes âgées sont les premières à en rire ! Et puis, il y a de l’autocensure dans certains journaux qui dépendent de grands groupes et des annonceurs publicitaires. Ils ne peuvent pas se permettre de caricaturer leurs annonceurs.
Fragil : Peut-on tout dessiner et publier ? Existe-t-il une limite ?
Eric Chalmel : La limite pour moi c’est de ne pas humilier. Mais je m’autorise à ridiculiser certains hommes politiques par exemple qui sont des gros cons. Les gens ordinaires je les représente toujours avec une certaine moquerie qui n’est jamais malveillante. Donc oui, on peut tout représenter. En tant que journaliste il faut aussi s’adapter à la ligne éditoriale du journal. On m’a parfois demandé d’éviter de représenter telle ou telle catégorie pour des raisons tactiques, pour conserver les sources d’information, judiciaires ou policières. Mais pour moi il n’y a pas de limites de sujets.
Fragil : Quelle est la particularité du dessin de presse ?
Eric Chalmel : Un dessin de presse ce n’est pas une caricature. Les gens que je représente dans mes dessins de presse doivent pouvoir être reconnus. Un dessin de presse bien fait doit être synthétique, doit avoir une force de vérité pour dire brutalement quelque chose contrairement à un article ou à une interview.
Fragil : Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris la mort des personnes travaillant à Charlie Hebdo ?
Eric Chalmel : J’ai mis plusieurs jours avant de réaliser l’ampleur du désastre. Je n’étais pas dans l’émotion au départ. J’ai trouvé ça tellement invraisemblable de tuer des personnes pour avoir fait des dessins. En plus, c’était des gentils !
Fragil : Et maintenant ? Quel est votre point de vue sur les conséquences de cette tragédie ?
Il y a moins de second degré qu'avant, moins d'insolence. Je revendique la nécessité du devoir d'insolence
Eric Chalmel : Il ne faut rien lâcher. Le risque est gros que le gouvernement restreigne les libertés. Il ne faut pas céder un millimètre de papier sur la liberté d’expression. Depuis plusieurs années je constate un recul. Je me souviens de Pierre Desproges pendant un spectacle demandant : « Y a-t-il un juif dans la salle ? » Aujourd’hui, ce ne serait plus accepté. Les tensions dans le monde sont telles que la peur domine ce qui entraîne un recul des libertés. Les gens finissent par accepter ce recul sans même s’en apercevoir par exemple les lois votées cet automne instaurant plus de « transparence » dans le numérique. Et puis, dans le climat paranoïaque actuel, il y a nécessité de donner une voix aux philosophes, aux sociologues, en particulier de culture musulmane qui ont besoin de se faire entendre pour porter une parole forte, et nous devons les y aider dans les médias où ils doivent être reconnus. Les musulmans ne doivent pas s’excuser d’être musulmans et ne doivent plus avoir peur des ratonnades. L’attentat a ouvert sur ce genre de possibilités, mais c’est plus compliqué dans le climat de peur actuel.
Eric Chalmel est journaliste à Presse-Océan. Il écrit des chroniques régulières sur son blog http://etatsetempiresdelalune.blogs... et publie ses dessins en ligne http://frap-dessins.blogspot.fr
Dessins de presse publiés avec l’autorisation de Yass et Eric Chalmel.
Nathalie Guillotte
Crédits photos : Alice Godeau
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