Rachid Oujdi met en lumière les invisibles Chibanis
A l’invitation du Centre interculturel de documentation Origi’Nantes, le réalisateur Rachid Oujdi est venu présenter son documentaire "Perdus entre deux rives, les Chibanis oubliés" à la Maison des Haubans samedi 17 janvier. Un hommage à ces travailleurs immigrés venus construire la France des années 1960, avant d’être délaissés.
L’ambiance était joyeuse et animée à la Maison des Haubans lors de la venue de Rachid Oujdi. Des dizaines d’enfants de l’association Lire et écrire avaient fait le déplacement avec leurs animatrices. Etaient aussi présents des membres de l’association Maghrébins seniors de Nantes et des habitants des quartiers nantais.
Rachid Oujdi, assis aux côtés des spectateurs lors de la projection, était avide de sentir les réactions comme pour se rassurer sur la force de l’impact émotionnel de son documentaire. Et l’émotion était bien au rendez-vous. Rires, pleurs et étonnement ont ponctué la séance. Les confidences n’ont pas manqué de surgir après le film, comme celles d’une spectatrice nantaise : « Je sais que mon grand-père a vécu la même chose, mais il ne nous en avait jamais vraiment parlé ».
Ces non-dits Rachid Oujdi a réussi à les lever en brossant les portraits sensibles de personnes jusque-là invisibles dans notre espace commun. Ces silhouettes discrètes que l’on croise parfois aux terrasses de café, sur des bancs publics et sur les visages desquels on devine des histoires singulières. Des silhouettes que Rachid Oujdi fait apparaître en pleine lumière, les inscrivant ce faisant dans notre récit national.
Des silhouettes en pleine lumière
Lorsque Rachid Oujdi a proposé le sujet à son producteur Thierry Aflalou, ce dernier a tout de suite accepté de se lancer dans l’aventure, conscient de l’urgence de donner de la voix à ces personnes qui bientôt disparaîtront. Le terme Chibanis, « cheveux blancs » en arabe dialectal, ces hommes sages que l’on doit respecter, désigne ces travailleurs immigrés arrivés en France dans les années 1960 et qui ne sont jamais repartis. Ayant fait l’objet d’un statut particulier, ils se sont trouvés souvent au moment de la retraite lésés par rapport aux travailleurs de nationalité française ayant exercé le même emploi.
Le documentaire de 53 minutes donne la parole à de vieux migrants de Marseille qui vivent seuls : Abdallah, Ahmou, Mohamed, Ramdane, Salah, Senti et Tahar. Leurs témoignages sont entrecoupés d’images d’archives : un reportage au ton paternaliste lors de la visite de bidonvilles en 1958 par le préfet et le député-maire Gaston Deferre, un extrait de Cinq colonnes à la une de 1969 étonnamment distant et libre avec une description sans concession des conditions de vie déplorables de ces populations venues aider à construire une France en plein boom économique. Des paroles surprenantes qu’on aurait peine à entendre aujourd’hui à l’image de celles du directeur de la population et des migrations qui affirme : "L’immigration est bénéfique pour notre pays et nécessaire pour son développement économique et démographique."
« C'est notre maman à tous, Madame France »
La caméra filme avec tendresse, sans jamais porter de jugement, ces vieux messieurs dignes et fiers. Pas de voix off, celles des protagonistes suffisent à faire émerger des bribes de vies sacrifiées et ponctuées de déchirements. Car ils ont, comme le dit l’un d’eux « une jambe ici, une jambe là-bas. » Certains sont pensionnaires de la résidence Adoma (ex foyer Sonacotra) dans le 15e arrondissement de Marseille. Ils sont accompagnés par la responsable de la résidence, la rayonnante Chahira Maital, qui joue tour à tour le rôle d’assistante sociale, d’infirmière, de grande fille protectrice auprès de pensionnaires vieillissants et seuls.
Ils ont vécu parfois plus de 50 ans en France et lui vouent de la reconnaissance : « C’est notre maman à tous, Madame France. » La plupart n’éprouvent pas de rancœur envers cette France qui les a oubliés. Et pourtant, elle ne leur a pas fait de cadeau cette mère exigeante et peu attentive. Ils auraient pu en 1968 dans le cadre du regroupement familial faire venir leurs familles, mais tous ne réunissaient pas les conditions requises : avoir un logement qui ne soit pas insalubre, un emploi stable... Alors, ils retournaient chez eux une fois par an, se sont mariés et ont eu des enfants qui ne sont jamais venus les rejoindre.
Aujourd’hui les Chibanis perçoivent des retraites inférieures à celles perçues par leurs collègues français et sont maintenus dans un état précaire qui ne leur permet toujours pas de retourner dans leur pays d’origine. Pour percevoir leur maigre retraite ils sont dans l’obligation de ne pas rester plus de six mois hors de France. Les liens avec la famille se sont ainsi distendus au fil du temps. L’Administration ignore les situations humaines et est implacable pour ceux qui ne suivent pas ses règles. Ainsi elle réclame plus de 30 000 euros à un chibani contraint de rester plus de six mois en Algérie pour s’occuper de sa fille handicapée psycho-moteur.
Rachid Oujdi a su capter le meilleur dans les portraits tout en douceur de ces hommes que la vie n'a pas épargnés
Leur auto-dérision et leur dignité, leurs regards où jamais ne transparaît de rancœur, rendent ces hommes terriblement humains. Et si la caméra leur prête parfois des larmes, c’est en trompe-l’œil : ce ne sont que des gouttes de pluie qui coulent lentement sur une vitre. La caméra les filme en gros plan, souvent fixes, s’attardant sur des mains marquées ou des visages creusés, les mettant en relief sous la lumière aveuglante de Marseille qui les éclaire enfin. Les notes de Mouss et Hakim (Origines contrôlées) accompagnent tout en intimité les images délicates qu’on croirait parfois volées comme si la caméra s’excusait d’être là.
D’où vient cette volonté de Rachid Oujdi de mettre l’humain au cœur de son travail ? Son parcours sans doute... Celui d’un enfant avide de comprendre le monde qui l’entourait, la bibliothèque de son quartier lui fournissant de quoi assouvir sa soif de connaissances. Le livre était sacralisé chez lui. Il en recevait de la bibliothèque rose ou verte en cadeau d’anniversaire. À l’école il se souvient d’un professeur d’allemand qui pour lui faire répéter certains sons lui expliquait "mais si, c’est guttural, comme chez vous", alors que le français était la seule langue qu’il parlait. Il a alors pris conscience de la nécessité de s’élever au-dessus des assignations à résidence identitaire et d’utiliser le verbe comme arme.
Et puis le ciné club a forgé sa culture de l’image, il y a découvert le cinéma français des années 1930, américain des années 1940, italien des années 1960 et les comédies sociales anglaises. Rachid Oujdi est ainsi devenu chroniqueur cinéma à la radio, a participé à la sélection de films pour le festival Étonnants voyageurs. L’idée de réaliser s’est imposée à lui tout naturellement. Il a bénéficié des conseils de Alain-Michel Blanc, scénariste de Va, vis, deviens, de Concert ou encore de La source des femmes.
Lorsque Rachid Oujdi s’est attelé au projet sur les Chibanis il a observé les résidents d’Adoma en silence et a laissé les personnages venir à lui. Il affirme l’importance de mettre le sujet au centre, et de ne pas en faire un objet qui flatterait un quelconque égo. Il ne se dit pas militant même s’il reconnaît une forme d’engagement. Il respecte le travail des militants de terrain, en particulier dans l’éducation populaire, mais souligne les limites d’un militantisme qui assène des vérités toutes faites. Il évoque l’importance de se décentrer, de mettre ses propres codes de côté pour laisser l’autre apporter quelque chose qui nous fasse grandir.
Passeur d’images qui nous renvoient à des réalités méconnues ou oubliées, Rachid Oujdi met en exergue l’humanité de personnages peu mis en relief. Le second documentaire qui accompagne le DVD, Les enfants de l’ovale, un essai qui transforme, confirme son engagement. Rachid Oujdi filme un club de rugby dans un village marocain près de Rabat, oasis d’épanouissement pour des enfants trop souvent délaissés. Il donne la parole aux habitants de villages qui se battent avec dignité pour donner du sens à leurs vies cabossées.
Rachid Oujdi évoque l'importance de se décentrer, de mettre ses propres codes de côté
Les prochains projets de Rachid Oujdi, sur les mineurs étrangers isolés et sur la culture comme point de rencontre entre deux communautés dans un village bosniaque, prouvent qu’il poursuit son chemin sur la voie d’un engagement généreux et résolument humain. Alors, en cette époque de tentation de repli sur soi, de questionnements sur nos valeurs communes, de fuite en avant désespérée faute de perspective vers un avenir meilleur, il existe des images nécessaires à transmettre pour bâtir du mieux vivre ensemble. Les images tendres et fortes de Rachid Oujdi en font partie.
Nathalie Guillotte
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