
D’art et d’eau fraîche
Rencontre avec Alain Le Provost, collectionneur nantais d’art contemporain depuis plus de trente ans.
Qui n’a jamais entendu, au cours d’un repas ou glissé dans son dos lors d’une exposition, des exclamations outrées sur l’innocuité de certaines œuvres d’art. D’un Picasso « mon gamin de six ans fait aussi bien », d’un Pollock « donnez-moi un pinceau et je fais de même » ou d’un Soulages « hé ben il ne s’est pas foulé le gars, c’est tout noir ! ». Internet et ses ressources inépuisables nous fourniraient sans doute d’autres exemples bien plus édifiants encore tellement l’art dit contemporain déchaine les passions, l’indignation violente n’en étant pas une des moindres. Parce qu’en plus de ne rien vouloir dire pour certains, ces œuvres se vendent à des prix prohibitifs. Il y a là comme une trahison, un langage étrange qui ne veut pas se laisser apprivoiser, une tractation entre experts qui exclue les non-initiés, impitoyablement. L’art contemporain s’en échappe, avec une indomptable insolence. Paradoxalement, ses amoureux n’en sont que plus épris. Il y a en jeu toute la magie d’une rencontre, l’évidence, la joie crue d’une reconnaissance mutuelle. L’œuvre déniche son acquéreur, avec malice. Nous avons eu le privilège d’approcher l’un d’entre eux au cœur de sa collection, un amateur au sens originel du terme : celui qui aime.
Alain Le Provost sur une plate-forme de Veit Stratmann et tableau de Nicolas Chardon
Fragil : Quel est votre premier souvenir d’une œuvre d’art, votre première émotion ?
Alain Le Provost : C’est une question compliquée... Je n’ai aucune mémoire… Je me souviens simplement que dans ma chambre quand j’avais quatorze, quinze ans j’avais commencé à mettre des affiches du musée, une affiche de Lichtenstein, une affiche de Dali et puis j’étais intéressé par les surréalistes. Je me souviens par contre très bien de l’achat de mon premier livre. Alors que j’étais encore étudiant, j’économisais pour m’acheter un livre, il est toujours dans ma bibliothèque.
Fragil : De quel livre s’agit-il ?
Alain Le Provost : Un livre des éditions Filipacchi sur les surréalistes. Comme mes parents étaient un peu collectionneurs je me souviens de l’arrivée d’un Peter Klasen dans ma chambre, c’était l’arrière d’un camion. Ça a fait un choc parce que ce qu’on avait à la maison n’était pas de l’art très contemporain. Après, avec ma première paye je suis allé dans une galerie à Nantes pour m’acheter ma première œuvre, voulant l’œuvre d’un artiste dont mes moyens ne permettaient pas l’acquisition et je suis reparti avec autre chose…
Collection privée Alain Le Provost - Morgane Tschiember
Fragil :Qu’est-ce qui vous a poussé à vouloir acheter cette œuvre d’art ?
Alain Le Provost : Je ne sais pas, voilà, c’est un mystère… Collectionneur, je n’ai pas envie de réfléchir pourquoi je le suis, c’est une pathologie et donc je préfère comme Marcel Duchamp dire que c’est un « étant donné ». Étant donné que je suis collectionneur, à partir de là, les raisons psychanalytiques, non ! Julia Teva a trouvé un très beau titre pour son texte Les célibataires de l’art. Je crois que voilà, tout est dit…
Collectionneur, je n’ai pas envie de réfléchir pourquoi je le suis, c’est une pathologie et donc je préfère comme Marcel Duchamp dire que c’est un "étant donné"
Fragil :Pensez-vous qu’on en guérisse de cette « pathologie », et d’ailleurs est-ce souhaitable ?
Alain Le Provost : Non, on n’en guérit pas, on n’en guérit pas. C’est une vraie pathologie parce qu’une fois qu’on a une œuvre d’un artiste, une fois qu’elle est acquise elle est déjà non pas oubliée, mais on vit avec et on a déjà envie d’une autre donc c’est réellement sans fin. Peut-être qu’un jour le désir s’arrêtera comme le désir de cinéma s’est arrêté, je ne vais plus au cinéma et ça ne me manque absolument pas, peut-être qu’un jour, mais non je ne crois pas.
Peut-être qu’un jour le désir s’arrêtera comme le désir de cinéma s’est arrêté(…), mais non, je ne crois pas
Collection privée Alain Le Provost - Cécile Bart
Fragil : Comment vit-on au quotidien avec ses œuvres d’art, est-ce qu’elles réapparaissent parfois ou se fondent dans l’habitude comme un décor ?
Alain Le Provost : Ce sont des fétiches… Je sais qu’elles sont là, c’est une présence, mais je ne fais tout de même pas le tour des pièces pour vérifier ! Lorsque je suis chez des gens et qu’il n’y a rien à leurs murs, je suis tellement malheureux pour eux… Je me demande comment il est possible de vivre sans rien d’accroché, aucune œuvre d’art. Mais je ne veux pas trop réfléchir au pourquoi, c’est comme ça.
Collection privée Alain Le Provost - Jean-Pierre Khazem
Lorsque je suis chez des gens et qu’il n’y a rien à leurs murs, je suis tellement malheureux pour eux… Je me demande comment il est possible de vivre sans rien d’accroché, aucune œuvre d’art
Fragil :La présence du beau, de l’harmonie, de l’art, c’est donc essentiel dans votre vie ?
Alain Le Provost : Ce que je veux c’est vivre entouré d’œuvres réalisées par des artistes de mon temps. C’est ça l’intérêt. Je collectionne depuis trente ans et au début je fréquentais une galerie où c’étaient plutôt des artistes âgés qui exposaient, et c’est toujours plus facile avec vingt ou trente ans de recul de voir si un artiste est intéressant. Je me suis dit à un moment, il faut que tu achètes des œuvres d’artistes qui ont ton âge, et puis après des gens qui sont un peu plus jeunes. Mon âge par exemple Valérie Belin, je me souviens très bien que quand j’en ai fait l’acquisition j’étais content parce qu’elle est née en 63 comme moi. Après je m’intéresse à Yann Sérandour qui est d’une génération comme Nicolas Chardon ou Karina Bisch qui a quarante ans. Là j’essaie de m’intéresser à de jeunes artistes qui sortent de l’école comme Ariane Yadan qui a vingt-cinq ans, pour essayer de garder un œil attentif à ce qui se fait tout en me rendant compte quand même qu’on n’a plus les mêmes références culturelles et que ça va être de plus en plus difficile pour moi de m’intéresser à des travails plus jeunes, parce que je ne suis pas fan des jeux vidéos, ils sont nés avec Internet, ils sont nés avec des tablettes… Je comprendrais les références, mais ce n’est pas ma vie, donc je me dis qu’un jour je n’arriverai plus à m’intéresser…Par exemple il y a des artistes qui travaillent autour de la bande dessinée, la bande dessinée contemporaine m’intéresse peu, ils ont une autre façon de voir les choses. Peut être qu’un jour je resterai avec ma génération ou un peu plus jeune, mais il y aura suffisamment pour en vivre jusqu’à la fin de mes jours !
Collection privée Alain Le Provost - Nicolas Chardon
Ce que je veux c’est vivre entouré d’œuvres d’artistes de mon temps
Fragil : Faire une sorte de pari sur l’autre, quelqu’un de votre génération dont vous auriez su détecter le talent, est-ce cela aussi le plaisir du collectionneur ?
Alain Le Provost : Je suis persuadé que tous ceux que j’achète sont pleins de talent, aucun doute. Quand même je serais heureux si par exemple un de « mes » artistes a le prix Marcel Duchamp par exemple, qu’il soit reconnu, cela me ferait plaisir. Nicolas Chardon le mériterait Emmanuelle Villard aussi, cela me plairait bien que d’autres le reconnaissent. C’est peut-être un petit peu vaniteux, mais cela me ferait plaisir quand même, de voir que je ne suis pas le seul à le penser. Je ne suis pas le seul, mais qu’il y ait une reconnaissance… Jusqu’à présent la reconnaissance se faisait par les musées, quand vous rentriez, au musée vous étiez reconnu. Les choses ont peut-être l’air de changer un petit peu, mais oui, quand ils ont des expositions dans des musées je suis vraiment content.
Collection privée Alain Le Provost - Emmanuelle Villard
jusqu’à présent la reconnaissance se faisait par les musées, quand vous rentriez au musée vous étiez reconnu
Fragil :Y a-t-il un aspect inconditionnel dans la confiance que vous accordez à un artiste une fois que vous l’avez adopté ? Vous aimez toujours ce qu’ils font ?
Alain Le Provost : Oui, c’est ça, l’amour pour toujours ! (rires) Il n’y a pas de raison, même quand je ne comprends pas, comme pour Emmanuelle Villard, quand elle fait des choses que je ne comprends pas ce n’est pas grave. Je vis avec, je serais toujours incapable de les expliquer, mais ça se passe bien maintenant, ce sont de belles œuvres donc il n’y a pas de soucis ! Oui inconditionnel, parce que je les aime, oui. J’ai des contacts avec ceux que je suis comme Nicolas Chardon, Karina Bisch ou Emmanuelle Villard, ce n’est pas tous les jours, mais j’essaie d’aller voir leurs expositions, je me tiens au courant bien sûr.
Collection privée Alain Le Provost - Emmanuelle Villard
Fragil :Avez-vous un rôle de mécène moderne pour ces artistes qui savent que vous achetez régulièrement leurs œuvres ?
Alain Le Provost : C’est vrai, on soutient, bien sûr. Il faut soutenir les jeunes artistes, c’est indispensable si on veut être acteur un tout petit peu de la création. Je crois que pour les artistes c’est important, ils sont contents de voir qu’il y ait un collectionneur qui les suive, je pense qu’ils sont contents, je l’espère en tous cas ! Du coup c’est mon problème parce que mes moyens ne sont pas illimités, donc le fait de suivre trois ou quatre artistes assez régulièrement fait que ma collection n’est peut être pas aussi diversifiée que si je me contentais d’une œuvre d’un artiste et si j’allais voir un autre. Avec tout ce que j’ai d’Emmanuelle de Nicolas ou de Karina, c’est vrai que j’ai été obligé de faire des choix, de ne pas choisir d’autres artistes. En même temps s’ils me nourrissent suffisamment pour bien vivre avec eux comme ça, ce n’est pas grave. Il y a peut-être des choses dont j’aurais pu faire l’acquisition si je n’avais pas été un peu monomaniaque comme ça.
Collection privée Alain Le Provost - Ariane Yadan
Il faut soutenir les jeunes artistes, c’est indispensable si on veut être acteur un tout petit peu de la création
Fragil :Pour vous la côte d’un artiste, c’est important ?
Alain Le Provost : Oui ça compte, il y a des artistes que je collectionne depuis longtemps et qui sont arrivés à un moment de leur carrière où leur côte ne me permet plus de les suivre comme je l’aimerais. La côte d’un artiste dépendant beaucoup de la galerie dans laquelle il se trouve, c’est étonnant. Même génération, même talent dans deux galeries différentes, une plus cotée que l’autre : l’œuvre le double chez l’un de chez l’autre. Mais ils ont le même talent, le même âge, le même parcours. Le simple fait d’être dans une galerie ou dans une autre passe du simple au double. Il y a plein de choses qui rentrent en compte qui sont difficiles pour les collectionneurs classiques.
Collection privée Alain Le Provost - Showroom
Même génération, même talent dans deux galeries différentes, une plus cotée que l’autre : l’œuvre le double chez l’un de chez l’autre
Fragil :Comment gérez-vous l’aspect financier justement ?
Alain Le Provost : On fait des choix, bien sûr… Je ne vous montrerai pas ma cuisine par exemple, qui est la même depuis trente ans, ni ma salle de bains. J’ai toujours une bonne raison de ne pas la faire et d’acheter une œuvre plutôt que de refaire ma salle de bains. J’ai la même 206 depuis quinze ans… Voilà, après il faut faire des choix. Maintenant mon degré d’acquisition n’est pas très élevé. Avec l’inflation actuelle, ça devient un souci parce que j’aime toujours ça, j’aimerai toujours défendre les artistes et très rapidement ils sont déjà un petit peu hors d’atteinte.
Collection privée Alain Le Provost - Emmanuelle Villard et Sylvie Fleury
J’aimerai toujours défendre les artistes et très rapidement ils sont déjà un petit peu hors d’atteinte
Fragil :Pourtant votre collection n’est pas celle d’un investisseur, elle est affective, non ?
Alain Le Provost : Mais oui c’est ça, voilà. On est en train d’assister à un basculement. Je suis un collectionneur old school. On fait des acquisitions d’artistes que l’on aime bien sans idée de plus value, de rentabilité. On se rend compte que maintenant les artistes sont mis en avant par des megas collectionneurs qui ont une telle puissance financière et de tels réseaux que quand ils choisissent de s’intéresser à un artiste, pas forcément d’ailleurs pour de mauvaises raisons, ce sont en général de bons artistes, ils leurs permettent d’un seul coup d’avoir une visibilité, des prix qui font que le collectionneur classique est complètement perdu. Un prix d’une œuvre de jeune artiste maintenant c’est ce que j’achetais il y a vingt ans d’un artiste qui exposait à la FIAC, même plus cher ! Il y a vraiment une inflation, c’est pourquoi je dis que je suis un peu old school. Les choses changent.
Je suis un collectionneur old school. On fait des acquisitions d’artistes que l’on aime bien sans idée de plus value, de rentabilité
Fragil : C’est important de posséder une œuvre, de l’avoir à soi ?
Alain Le Provost : Je vis avec ces œuvres, si vous me les supprimez, cela va être un arrachement. Même si je ne les vois pas, si des œuvres ont été mises dans des tiroirs ou dans les réserves depuis dix ou quinze ans ce n’est pas grave, je sais où elles sont, je les « connais » entre guillemets, ne pas les voir en soi n’est pas gênant. Cela doit être plaisant de s’intéresser à l’art sans être obligé de vouloir posséder. Cela doit être d’un grand repos de se contenter d’aller voir des expositions, d’acheter un bouquin et puis voilà. Et ne pas être obligé de vouloir l’accrocher chez soi, cela doit être très reposant. Ça existe, je connais des gens comme ça et c’est très bien, ils sont heureux, eux aussi.
Collection privée Alain Le Provost - Christophe Viart
Je vis avec ces œuvres, si vous me les supprimez, cela va être un arrachement
Fragil :Vous êtes reconnu par vos pairs collectionneurs, on vous compte aujourd’hui parmi les membres de l’ADIAF. Comment cela se passe-il, vous ont-ils contacté ?
Alain Le Provost : Ils ne m’ont pas contacté non, c’est un coup de pot…. Je suis un petit de l’ADIAF. Je suis passé un jour chez Jean Brolly (galeriste). À l’époque, pour être membre de l’ADIAF il fallait être parrainé par deux membres, et à Nantes il y a peu de collectionneurs, 80 à 90% des collectionneurs de l’ADIAF sont à Paris. Il y a peu de galeries de peinture en province, elles ne peuvent pas survivre et sont obligées de monter sur Paris. J’y vois monsieur Fuchs, directeur de l’ ADIAF, et j’ai profité de l’occasion qu’il y avait ces deux personnes de l’ ADIAF pour leur donner un morceau de papier, Fuchs a demandé à Brolly si j’étais digne, Brolly a dit oui il est digne, donc ils ont signé le papier et je suis membre de l’ ADIAF…. Mais c’est chouette, j’étais content, comme cela j’ai pu exposer à De leur temps 4. C’était bien ce qui se passait à Nantes, c’était sympa. Et toujours dans l’idée d’y défendre mes artistes. J’ai présenté entre autres un Nicolas Chardon. Il faut essayer de défendre les artistes que l’on aime bien.
Collection privée Alain Le Provost - Alain Le Provost tenant une œuvre de Christophe Viart
Il y a peu de galeries de peinture en province, elles ne peuvent pas survivre et sont obligées de monter sur Paris
Fragil : Vous avez aussi été l’objet d’un article dans O2, une consécration ?
Alain Le Provost : C’est vraiment vaniteux l’article dans O2, mais au moins j’étais content, j’ai cité des artistes que j’aime bien, j’ai cité Christophe Viart. C’est grâce à des articles que l’on peut rendre à des gens ce qu’ils vous ont donné, j’ai cité Marion Verboom, j’en profite pour parler des artistes que j’aime, ce n’est pas une consécration… On m’a mis un peu en avant comme l’ADIAF est venu et a fait son exposition à Nantes, j’étais le Nantais de service… J’ai toujours répondu favorablement quand il fallait discuter pendant l’expo. Il y avait trente personnes dans l’appartement qui sont venues voir l’expo, c’était drôle, mais je me dis qu’il faut redevenir modeste, ma collection est quand même minime par rapport aux vrais collectionneurs d’art contemporain et je me dis qu’effectivement vous êtes ma dernière journaliste, après il faut redevenir discret.
Collection privée Alain Le Provost - Emmanuelle Villard
mais je me dis qu’il faut redevenir modeste, ma collection est quand même minime par rapport aux vrais collectionneurs d’art contemporain
Fragil : Auriez-vous des conseils à prodiguer sur la manière de découvrir l’art contemporain et acquérir des connaissances dans ce domaine ?
Alain Le Provost : Il faut travailler. Picasso le disait « si vous voulez parler chinois il faut apprendre le chinois » ! Donc si vous voulez parler art contemporain, vous vous y mettez comme je m’y suis mis. Vous commencez à rencontrer des personnes qui vous parlent de tel livre, et puis petit à petit vous vous dites qu’il faut lire celui-ci, puis celui-là. Vous lisez Art presse, Beaux-Arts, O2, et puis vous lisez l’histoire de l’art. C’est une histoire, donc ça s’apprend. C’est du travail, de la lecture, je ne lis que sur l’art depuis vingt ans. Je ne peux pas lire Modiano, je n’ai pas le temps, c’est ça le problème de Fleur Pellerin elle-même, elle a d’autres choses à lire ! Ça n’est pas très compliqué, après je crois que c’est une histoire de rencontres. Si vous vous intéressez à l’art contemporain, vous avez intérêt à rencontrer les bonnes personnes. Si j’ai progressé, c’est grâce à des rencontres. Le plus difficile c’est de savoir où aller. J’ai eu de la chance, j’ai rencontré Christophe Viart alors que j’avais des idées un petit peu… Je collectionnais déjà, mais tout dans l’art devait être spirituel à cause de Kandinsky Du spirituel dans l’art, donc je voyais tout sous cet angle là. Et puis comme c’est un grand pédagogue Christophe, il m’a, par petites touches, expliqué qu’on pouvait voir les choses un petit peu différemment, et je ne l’ai pas mal pris. Quand on m’explique simplement et gentiment pourquoi je me trompe, je suis prêt à écouter. Grâce à lui la collection ressemble à ce qu’elle est. Après je rencontre Jean Brolly grâce à Nicolas Chardon qui exposait chez lui, et ça c’est une belle rencontre aussi parce qu’ancien collectionneur il avait la même maladie que moi. Quand il devient galerie, j’ai tendance à lui faire confiance parce que je connais sa pathologie, je vois ce qu’il avait fait comme acquisitions comme collectionneur et donc j’attache de l’importance à ce qu’il me dit, aux artistes qu’il défend. C’est pour ça que j’ai fait des acquisitions d’œuvres que je ne comprenais pas en me disant que si lui y voyait un intérêt, c’est que c’était important.
C’est une histoire, donc ça s’apprend. C’est du travail, de la lecture, je ne lis que sur l’art depuis vingt ans
Fragil :Est-ce qu’on a besoin de comprendre une œuvre pour l’apprécier ?
Alain Le Provost : Ces peintures-là je ne les appréciais pas. Si vous ne comprenez pas des œuvres, si elles vous échappent vous ne les appréciez pas. Mais j’avais décidé d’en faire l’acquisition en me disant je vais vivre avec et les choses s’éclairciront, elles se sont éclaircies. Mais je serais bien incapable d’en parler, après c’est un autre travail de parler d’une œuvre. Ça me plaît bien de faire confiance à certaines personnes. Si on veut s’intéresser à l’art contemporain, il faut rencontrer les bonnes personnes qui sauront gentiment, petit pas par petit pas vous amener à progresser et à vous intéresser à des choses qui a priori vous auraient échappé.
Collection privée Alain Le Provost - Étienne Bossut
Fragil : L’émotion est donc liée à un mécanisme intellectuel ?
Alain Le Provost : Bien sûr ! L’art est Cosa Mentale… Si je m’intéresse aussi à Duchamp c’est qu’il avait compris ça, que depuis toujours les grands artistes sont des intellectuels. Tout art de qualité est forcément intellectuel, il suffit de s’intéresser à une période que j’aime beaucoup, celle de la renaissance italienne, pour s’en rendre compte. L’histoire de l’art commence avec Vasari, on ne peut s’intéresser à l’art contemporain que si on en connait les bases, et les bases ce sont Les vies de Vasari qui recense les artistes dans les années 1570. Son histoire de l’art débute avec Cimabue et Giotto jusqu’au génie absolu de son temps qui est Michel-Ange. Toute l’histoire de l’art se fera à la suite de Vasari. Quand on voit les œuvres de ces gens là, quand on les analyse, ce sont des gens qui étaient, même si pour certains ils ne savaient pas lire ni écrire, des intellectuels. Oui l’émotion est liée, il faut que ce soit intelligent, il faut que ce soit pensé. D’ailleurs je ne vois pas de contre-exemple, si vous me trouvez un artiste qui n’est pas un intellectuel, vous me dites, je suis preneur ! Toroni qui fait son coup de pinceau tous les cinquante centimètres depuis cinquante ans, il a eu le temps de réfléchir à sa pratique ce garçon… Ce sont des gens qui savaient ce qu’ils faisaient, vraiment.
Fragil : Qu’est-ce qui vous a touché chez Duchamp justement, au point d’avoir chez vous une pièce entière qui lui est consacrée ?
Alain Le Provost : C’est de la faute de mon papa. Un jour qu’il parlait à une artiste qui a dit de Marcel Duchamp qu’elle n’y comprenait rien, il lui a dit « parlez-en avec mon fils il vous expliquera ! ». C’était très dangereux parce que du coup je me suis dit là si vraiment il faut expliquer, il faut se pencher sérieusement sur la question… J’ai eu de la chance là aussi, je ne sais plus pourquoi, le premier livre que je lis c’est un livre d’un poète, Jean Suquet, qui a travaillé pendant toute sa vie sur le Grand Verre de Marcel Duchamp à la demande d’André Breton. André Breton dans les années 50 lui demande d’écrire un texte sur le Grand Verre, il n’avait jamais vu le Grand Verre, il prend les notes qui existaient dans la Boite Verte et y passe vingt ans de sa vie alors qu’il devait rendre le texte un an après. Il écrit un livre Le miroir de la mariée qui explique Duchamp de façon poétique et relativement simple et voilà, j’étais conquis. Après on lit d’autres livres plus conceptuels, mais du coup le ver était dans le fruit, et puis il a eu une vie passionnante ce cher Marcel !
Collection privée Alain Le Provost - Pièce Marcel Duchamp
Collection privée Alain Le Provost - Œuvre de Christophe Viart se reflétant dans une gravure de Marcel Duchamp
Fragil : Combien d’œuvres possédez-vous aujourd’hui ?
Alain Le Provost : innombrable… Tout dépend de ce que l’on compte, alors je ne sais pas… J’ai un artiste d’art brut que j’aime bien et j’ai 100 dessins de lui… Innombrable, oui. Je ne sais pas.
Collection privée Alain Le Provost - Réserve
Fragil : Et si vous pouviez acquérir une œuvre, indépendamment de toute considération matérielle, quelle serait-elle ?
Alain Le Provost : J’aimerais bien les Rotoreliefs, je trouverais ça intéressant. Brolly en a eu dans sa collection, mais il les avait déjà vendus et c’est dommage parce que le moteur des Rotoreliefs de la machine avait été fabriqué par Tinguely. Donc avoir à la fois un moteur de Tinguely et les disques de Duchamp qui tournent…waou…là c’était très bien !
Fragil : Auriez-vous une anecdote, une petite histoire à partager avec nous ?
Alain Le Provost : J’avais une œuvre de Yann Sérandour, qui est un artiste néo conceptuel. Des faux livres qui pouvaient se mettre dans une bibliothèque et je trouvais toujours formidable que personne ne la voie. Comme la plateforme de Veit Stratmann sur laquelle vous êtes montée, beaucoup de gens ne la voient pas comme œuvre et dans la première pièce il y avait deux grandes sculptures* que vous n’avez pas vues, vous ne les avez pas prises pour des sculptures, et ça, ça me réjouit !
* modules de Véronique Joumard
Fragil : Rires. Vous allez me montrer ça, je me suis fait avoir !
Alain Le Provost : Ce n’est pas se faire avoir, ce n’est pas la question, vous l’avez pris pour autre chose et vous ne l’avez pas vu et cela me réjouit ! Vous regardiez tout attentivement, il n’y a aucune œuvre de la pièce qui vous ait échappé, sauf peut-être les deux plus grosses…
Vous regardiez tout attentivement, il n’y a aucune œuvre de la pièce qui vous ait échappé, sauf peut-être les deux plus grosses…
Fragil : Pour conclure y a-t-il un message que vous auriez envie de faire passer, une envie à transmettre ?
Alain Le Provost : Ce dont j’ai surtout envie c’est que des collectionneurs, il y en ait plus pour défendre la création qui se fait actuellement. C’est bien beau d’aller dans les musées, voir des œuvres de gens célèbres, etc. Mais il faut devenir acteur, c’est ça qui est plaisant aussi, essayer d’être acteur de ce monde de l’art et donc défendre des artistes. Il n’y a pas besoin de grands budgets, avec quelques dizaines d’euros vous pouvez commencer une collection. Il y a des galeries qui font des choses admirables, et aussi le CLOU organisé par les Amis du Musée des Beaux-Arts*. Ce n’est pas une question de coût, il y en a vraiment pour tous les budgets, mais voilà il faut s’investir et c’est ce dont j’ai envie qu’on soit nombreux à aider les artistes. Il y en a de plus en plus des jeunes artistes qui sortent des écoles des beaux-arts et il faut les soutenir. Après chacun soutiendra celui qu’il aime, ils ont vraiment besoin de soutien, de plus en plus. Il n’y a jamais eu autant d’artistes et donc il faut donner envie à d’autres de le faire !
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Il n’y a pas besoin de grands budgets, avec quelques dizaines d’euros vous pouvez commencer une collection
Collection privée Alain Le Provost - Bibilothèque
Conseils bibliographiques d’Alain Le Provost :
Marcel Duchamp par Bernard Marcadé
Grandes Biographies Flammarion
Histoire de l’art de E.H.Gombrich Gallimard
Collection privée Alain Le Provost - Alain Le Provost avec un portrait de Jean-Philippe Lemée sous le bras
Propos recueillis par Agnès Foissac.
Crédits photos : Photographies originales de Patrice Molle.
Photo de bannière : Œuvre de Christophe Viart
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