CINEMA
Timbuktu : de la lumière face à l’obscurantisme
Le film d’Abderrahmane Sissako en compétition officielle à Cannes en 2014 est sur les écrans nantais. Incontournable et lumineux.
Une gazelle s’élance et court à perdre haleine. Les loups la traquent et on connait déjà l’issue. Ces loups ont revêtu un aspect humain, debout dans un pickup, kalachnikov à la main, ils trônent à côté d’un drapeau noir flottant dans le vent du désert. Ils vocifèrent et touchent l’animal dans son échappée vers la liberté. Ce travelling latéral, premier plan du film, est un prologue au tableau d’une ville occupée dont le nom n’est jamais prononcé. Une ville plantée au milieu du désert, aux maisons en pisé et à la mosquée en terre crue adobe, parée de l’architecture soudano-sahélienne. On devine Tombouctou et on suppose aussi que selon toute vraisemblance la scène se déroule à l’heure de l’occupation des forces de coalition de groupes salafistes dans le nord Mali entre 2012 et 2013, chassées par les armées françaises et maliennes en janvier 2013. Le film a en réalité été tourné dans la ville mauritanienne de Oualata d’où le grand-père du réalisateur est originaire.
Nous suivons en parallèle la main mise sur la ville par les hommes vêtus d’un gilet arborant l’inscription « police islamique » et le quotidien d’une famille touareg incandescente aux abords de la ville. Les fanatiques sillonnent les rues de la ville où ils se sont donnés pour mission d’imposer la loi qu’ils estiment être celle de Dieu. La musique y est proscrite, les femmes obligées de porter gants et chaussettes, l’adultère sanctionnée par la lapidation, toute forme de divertissement condamnée par des coups de fouet.
Les bourreaux ne sont jamais diabolisés, car ce serait leur attribuer une trop grande intelligence et ouvrir la voie de la déification. Ils sont ramenés à leur triste état humain
Les bourreaux ne sont jamais diabolisés, car ce serait leur attribuer une trop grande intelligence et ouvrir la voie de la déification. Ils sont ramenés à leur triste état humain. Et les mots d’Hannah Arendt sur Eichman trouvent là leur écho : « Il n’était pas méchant ou démoniaque, juste incapable de penser. » Ils sont grotesques, ridiculisés et leur bêtise est une intarissable source de comique : ils deviennent les personnages d’une farce grotesque qui fait tour à tour sourire et pleurer. Sourire lorsqu’ils se cachent pour fumer, qu’un ex-rappeur belge s’essaie à des vidéos de propagande auxquelles il ne croit pas vraiment, ou lorsqu’ils s’étripent sur Zidane ou Messi tout en faisant la chasse aux joueurs de foot. Pleurer lorsqu’ils fouettent jusqu’au sang une jeune chanteuse, dont la mélopée cristalline, interprétée par la sublime Fatoumata Diawara, s’élève comme un cri de liberté, pleurer encore lorsqu’ils lapident un couple non marié ou condamnent un père de famille innocent avec le sentiment du devoir accompli. Et ce ridicule là peut tuer.
Bande-originale du film par Fatoumata Diawara
À côté de l’idiotie et de la terreur, l’écran s’illumine par la beauté majestueuse de la famille touareg : Kidane, Salima et leur fille Yoda, étonnante Layla Walet Mohamed qui s’impose du haut de ses 12 ans, petite gazelle fragile et harmonieuse. La grâce des personnages annihile la terreur par la résistance de l’esprit. Leur dignité éclabousse la bassesse et la vilenie de l’obscurantisme. D’autres aussi résistent dans la ville occupée : la poétesse vaudou, interprétée avec brio par la chorégraphe haïtienne Kettly Noel, profère incantations et insultes contre les occupants, assénant au détour d’une ruelle un majestueux : « Connards ! » . Des jeunes garçons jouent au football avec un ballon imaginaire. L’imam de la mosquée ancestrale prêche un islam de vertu et de bien et renvoie les occupants à leur condition humaine, affirmant que le djihad , on le fait d’abord avec soi-même.
L’issue est fatale, mais on devine la résistance à venir face à l’injustice de la mort imposée.
Abderrahmane Sissako se dit « passeur d’une conscience collective révoltée ». Son film rétablit un équilibre parfois mis à mal par des raccourcis simplificateurs : les premières victimes des djihadistes, ce sont les populations locales.
La lumière du chef opérateur exalte ce que le cinéma a de meilleur. Pour faire éclater la beauté incandescente, l’harmonie et la fragilité de ces lieux préservés du temps face à l’arrogance idiote de ceux qui voudraient y imposer une loi temporelle.
En salle depuis le 10 décembre au Katorza à Nantes. 1H37, Vo st Fr.
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