Rencontre citoyenne entre Rachid Benzine et Christian Delorme
Le dialogue interreligieux sur la place publique
Le 25 septembre 2015, une centaine de personnes ont assisté à l’église Saint Laurent des Dervallières à Nantes à la troisième conférence citoyenne du cycle « Jeunesse, citoyenneté, religions et laïcité », initié par le CID Origi’Nantes, suite aux attentats de janvier 2015. Rachid Benzine, chercheur-enseignant, et Christian Delorme, prêtre, étaient les invités de cette rencontre œcuménique riche en questionnements, d’autant plus prégnants au regard des événements du 13 novembre 2015.
Le public était au rendez-vous à l’église Saint Laurent, accueilli par le Père Sauzun. Composé de personnes venant d’horizons variés, de jeunes mais surtout de moins jeunes, de militants associatifs, de croyants et de non-croyants, de simples citoyens curieux d’entendre comment le dialogue interreligieux peut se poursuivre en ces temps de défiance. Le débat était animé par Florence Pagneux, journaliste à La Croix.
Mohamed Gerroumi, porte-parole de la mosquée de Malakoff, elle-même membre de l’AIOF (ndlr : Association Islamique de l’Ouest de la France), nous a en préambule rappelé l’origine du projet : « Lors du rassemblement citoyen Place Royale en janvier 2015, le besoin s’est fait sentir d’œuvrer ensemble à redynamiser la paix sociale et à apaiser les craintes face à l’islam ». Conscients de l’ampleur du travail, quatre représentants des cultes de Nantes ont déposé le 12 janvier 2015 devant le Préfet un engagement univoque à s’engager dans un dialogue interreligieux sur la place publique. Aïcha Boutaleb, directrice du CID (Centre Interculturel de Documentation) Origi’Nantes, a proposé d’organiser un cycle de trois conférences : à la mosquée Assalam de Malakoff, au centre culturel du Consistoire israélite et à l’Église Saint Laurent.
Rachid Benzine : Anthropologue de l’islam
Rachid Benzine, chercheur, enseignant et anthropologue de l’Islam, auteur des Nouveaux penseurs de l’Islam (Albin Michel, 2004), est chercheur associé à l’Observatoire du Religieux à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et à la faculté protestante de Paris.
Son travail aujourd'hui consiste par ses recherches à développer la possibilité d'appréhender le religieux, et en particulier l'islam, par le prisme historique et social
Dès l’adolescence, la question du religieux s’est imposée à lui par la rencontre avec un prêtre de l’association Issue de secours. C’est sans doute là le point d’ancrage de son attirance pour le messianisme qu’il a confortée à la lecture du théologien allemand Rudolf Bultmann et du philosophe Paul Ricœur. Ce sont des rencontres humaines qui lui ont permis d’aller vers les textes. S’est imposée alors la question de savoir si cette démarche anthropologique pour une meilleure compréhension des textes sacrés était applicable au Coran, pour inclure la tradition musulmane dans le champ des sciences sociales. Il s’est construit alors anthropologue de l’islam, par l’enseignement de l’herméneutique coranique et la vulgarisation d’un texte explicatif sur le Coran. Son livre Le Coran expliqué aux jeunes paru en 2013, traduit en italien, néerlandais et arabe, est l’aboutissement de cette volonté viscérale de rendre visible l’opaque. Son travail aujourd’hui consiste par ses recherches à développer la possibilité d’appréhender le religieux, et en particulier l’islam, par le prisme historique et social.
Lors de son intervention, Rachid Benzine a présenté l’urgence de revenir à une lecture du Coran ancrée dans son substrat historique local. « Lorsque les premières paroles du Coran ont été consignées vers 632, la société était organisée de façon tribale, les règles édictées dans le texte étaient donc le reflet de cette société. Les Omeyyades à Damas (660 à 750 de notre ère) ne cherchaient pas à convertir. C’est la dynastie des Abbassides qui a ouvert la porte aux conversions à partir de 750. »
Seule l'affirmation des identités plurielles pourra contrer les logiques identitaires d'où qu'elles proviennent, logiques bien éloignées de la véritable foi
Pour Rachid Benzine, « l’étape épistémologique et méthodologique pour replacer le savoir historique au centre sont indispensables pour expliquer comment l’islam s’est forgé dans l’histoire, pour éviter de se projeter dans le texte et d’avoir une représentation de soi et des autres faussée. »
Révolutionner l’imaginaire de jeunes en décrochage
Il souligne que de plus en plus de règles de vie sont aujourd’hui imposées aux musulmans et que la sanctification de la figure du Prophète se répand. « Se doter d’outils pour lire le texte est donc essentiel, en particulier pour les proposer à des jeunes en rupture avec la tradition de la transmission, et qui parfois n’ont pas d’histoire ou une histoire douloureuse. Le décrochage qu’ils opèrent et qui les met à la marge renvoie à l’idée que « faute de vivre ensemble, vivons entre nous » ou « faute de vivre ensemble, vivons ailleurs ». Il s’agit donc de révolutionner l’imaginaire de jeunes en décrochage. » Il refuse cependant d’appliquer exclusivement le terme de radicalisation aux musulmans, faisant remarquer qu’il existe aussi une gauche radicale et une droite radicale.
Rachid Benzine propose aussi ces outils pour s’opposer à ceux qu’il appelle « fondamentalistes de l’extérieur », et qui condamnent un texte a priori. Selon lui, « Michel Onfray, lorsqu’il qualifie l’islam d’« anthropologiquement violent », va à contre-courant d’une vraie démarche philosophique. »
Rachid Benzine a, profondément ancré en lui, l’idée qu’il n’y a pas de croyance sans doute, et qu’il est nécessaire d’accepter de dire « nous ne savons pas ». Il exprime également que « seule l’affirmation de nos identités plurielles peut nous faire avancer : avant d’être musulmans, on est Français ; avant d’être Français, on est humains ». Et déplore le fait que la société française soit analphabète en terme de religions.
Mots saisis au vol
Rachid Benzine est un penseur réfléchi qui possède aussi un sens de la répartie aiguisé, et c’est donc tout naturellement qu’il a accepté de se prêter au jeu des mots à saisir au vol.
Lorsqu’on lui lance liberté, il répond lourde responsabilité que celle de pouvoir penser, argumenter, et de laisser place à d’autres paroles que la sienne.
Lorsqu’on lui lance engagement, il évoque la belle idée de se donner en gage, d’avoir la foi en l’autre, confiance en la parole de l’autre. Cette notion d’engagement, il en a fait l’expérience d’abord dans le monde associatif qu’il a investi de 1985 à 1988. Aujourd’hui, c’est par la recherche universitaire et sa participation au débat public qu’il s’engage. Il met son savoir au service de son engagement, car « il est nécessaire de vulgariser la connaissance pour offrir un contre-récit sur les questions identitaires ».
Il est nécessaire de vulgariser la connaissance pour offrir un contre-récit sur les questions identitaires
Lorsqu’on lui lance égalité, il répond que c’est un horizon d’attente qui peine à venir, mais qu’il est de la responsabilité de ceux qui sont grands de laisser la place à ceux qui sont petits. Il esquisse une forme de fatalisme quand il affirme : « Tout le monde n’a pas la possibilité de se montrer, la pauvreté est aussi une question de rapport de forces, d’environnement. Et en sortir, c’est une histoire de rencontres. »
Lorsqu’on lui lance histoire, il est intarissable. Et commence par cette jolie litote : « Faute d’histoire, on se raconte des histoires et ça finit par faire des histoires ». Car c’est l’engagement de sa vie au final : replacer les mots dans leur contexte historique pour proposer un contre-discours face à un islam identitaire chargé de violence symbolique.
Lorsqu’on lui lance différence, il répond « Différer ensemble, être capable de se saisir ensemble d’une question pour l’emmener ailleurs ».
Lorsqu’on lui lance avenir, il renvoie à ce qui est déjà là, en attente, et qui vient vers nous. Il croit à la force de cet avenir, et se dévoile non pas optimiste, mais déterminé à faire son travail quelles que soient les conséquences. Et il cite Michel Foucault : « Il faut avoir le courage de la vérité ». Même si descendre dans l’espace public peut être dérangeant et mener parfois à la mort. Il réfute l’idée de combat, qui renvoie trop à la posture d’être contre, mais revendique l’idée de vocation, « indispensable pour que ce que vous dites soit entendu dans un rapport apaisé ». Sans illusion cependant : il a conscience que c’est un travail de longue haleine dont il ne verra sans doute jamais le résultat mais que d’autres, plus jeunes, s’approprieront.
Faute d'histoire, on se raconte des histoires et ça finit par faire des histoires
Nul doute que Rachid Benzine continuera à avancer envers et contre tout sur la voie de la construction d’un contre-récit indispensable pour porter un regard apaisé sur d’étranges étrangetés, si loin et pourtant si proches. Et il fait partie de ceux qu’on aimerait entendre davantage dans les débats médiatiques où s’expriment trop souvent fondamentalismes de l’intérieur ou de l’extérieur, où nous sont données à entendre des affirmations péremptoires et réductrices sur les identités, qui surfent sur la vague de peurs nourries par un discours politique dénué de tout courage. Alors oui, M. Benzine, nous soutenons cet optimisme de la volonté dont notre société frileuse a tant besoin aujourd’hui ! Et nous ne pouvons que souhaiter que des chercheurs passionnés et rigoureux continuent à nous éclairer pour nous permettre de construire une pensée qui nous ouvre les portes de la différence.
Christian Delorme : l’importance de valoriser l’histoire positive
En écho aux paroles savantes de Rachid Benzine, Christian Delorme, prêtre de l’archidiocèse de Lyon, très impliqué dans le dialogue interreligieux et l’un des initiateurs de la marche de 1983 pour l’égalité, insiste sur le fait que cette conférence est citoyenne avant d’être religieuse. Il affirme : « Les collectivités locales doivent faire émerger le débat sur les questions du religieux dans l’espace public et accepter de mettre à une même table des personnes qui n’ont pas forcément envie de se rencontrer. » Il rappelle que si la société est majoritairement en paix aujourd’hui, c’est grâce à des acteurs associatifs qui ont investi l’espace public depuis les années 1990 et qui s’inscrivent dans l’histoire des luttes et des solidarités. « Il est important que ces acteurs aient conscience du rôle qu’ils ont à jouer et de son inscription dans l’histoire. »
Il s'agit de faire France ensemble et de faire République ensemble alors que la paupérisation joue contre cette construction
Il souligne l’importance de s’inscrire dans une histoire commune valorisante, que l’on a envie de poursuivre. Il reconnaît la nécessité de ne pas oublier certains faits tragiques, citant la répression de la manifestation algérienne à Paris du 17 octobre 1961.. « Mais le danger est de ne retenir que cela : le risque de creuser le décrochage est là. Il est aussi important de valoriser les actes de ceux qui ont secouru des Algériens dans les années 1960, des juifs pendant la seconde guerre mondiale afin d’aboutir à la construction d’une mémoire vraiment collective et valorisante ». Car l’enjeu est de taille : « Il s’agit de faire France ensemble et de faire République ensemble alors que la paupérisation joue contre cette construction. Se construire un nouveau récit national est urgent ».
« Chacun a plusieurs appartenances, chaque appartenance nous permet de nous relier à d’autres ». Pourtant, aujourd’hui, Christian Delorme fait le constat que l’appui sur une identité unique se développe. Il affirme que les lieux favorables pour permettre et favoriser les rencontres sont l’école et le milieu associatif. Il constate : « Beaucoup de personnes issues de l’immigration appartiennent à la France qui s’en sort, France plurielle capable de tirer vers le haut le plus de personnes. » Mais que « dans la France qui plonge, une part importante appartient à l’immigration ». Christian Delorme a un rêve : que chaque paroisse catholique et protestante prenne en charge une famille de réfugiés musulmane et que chaque mosquée prenne en charge une famille chrétienne avec la croyance viscéralement ancrée qu’« accueillir l’autre, c’est œuvrer pour la paix sociale ». Il réaffirme que tout doit être fait pour développer l’estime de soi et des autres en rappelant certaines pages de l’histoire de France pour développer la culture de solidarité.
Souhaitons que ce rêve devienne réalité en ces temps où les souffrances font le lit de la défiance et des postures radicales. Rachid Benzine et Christian Delorme nous ouvrent la voie : ils se rejoignent autour de ce qu’ils savent faire de mieux : échanger pour susciter le débat et provoquer les questionnements pour penser et ouvrir les portes de la différence au-delà des jugements qui nous enferment.
Ces regards croisés, nous pourrons les retrouver dans un livre à paraître en janvier 2016 : L’Islam, l’Église et la République.
Photo et propos recueillis par Nathalie Guillotte
Dessins : Yassin Latrache
Bloc-Notes
-
«  Chasse fermée  » remporte le prix du public au palmarès d’Univerciné 2013
-
Hellfest 2013 : Fragil prend refuge dans le nid des enfers
-
La 7ème Vague ouvre le bal des festivals
-
Le sculpteur Yonnais Pierre Augustin Marboeuf expose à Nantes pour la première fois
-
Edito du 12 avril 2013 : du fond des abysses