
FOCUS
Le souffle du numérique en Afrique
Le numérique révolutionne l’Afrique. Lors d’une conférence à Cosmopolis dans le cadre du festival Casa Palabres, quatre spécialistes de la question présentaient leurs parcours personnels et professionnels, changés par le numérique.
Start-up, artiste, ingénieur et maker. Tous reliés au web. Ils composent avec une empreinte traditionnelle de la société africaine pour développer des projets grâce au numérique africain. Étaient invités en plateau : Karmen Dermineur, Maha Lee Cassy, Luc Missidimbazi et Sénamé Koffi. Chacun, de par sa pratique, donne à voir une Afrique en mouvement sur les technologies. Ou plutôt un continent aux visages multiples qui invente déjà la société de demain.
De gauche à droite : Alfred Gambou (président de l’association Casa Africa), Sénamé Koffi (Woelab au Togo), Luc Missidimbazi (porteur du projet Central African Backbone au Congo), Romain Ledroit et Agnès Foissac (Fragil), Karen Dermineur (artiste numérique) et Maha Lee Cassy (de dos, président du Groupe + au Congo)
de l’art numérique en Afrique
Karen Dermineur est chef de projet et artiste multimédia. Basée en France, elle est en lien avec Dakar depuis 10 ans. Elle y porte et accompagne de nombreux projets de créations numériques, notamment avec des artistes locaux. En 2009, le magazine Musiques et Cultures Digitales (MCD) lui confie la rédaction d’un numéro spécial : Digitale Afrique qui sortira en 2013. Karen Dermineur établit la cartographie de l’Afrique Digitale et dresse un état des lieux des différentes pratiques artistiques dans ce domaine : installations, art vidéo, photographie numérique, art sonore, en passant par les festivals, les blogs ou encore les FabLabs.
Le constat de ces dix années de travail est plutôt surprenant. Alors que seul un habitant sur deux a accès à l’électricité, les initiatives autour du numérique sont nombreuses et diversifiées. Karen Dermineur ne parle pas d’une, mais de plusieurs « Afriques », avec trois principales zones de création : le Maghreb, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique Australe. La question du numérique en Afrique répond avant tout à des besoins concrets, utiles. Les créations sont souvent en lien avec la survie, la bidouille ; connectées aux réalités sociales.
Alors que seul un habitant sur deux a accès à l'électricité, les initiatives autour du numérique sont nombreuses et diversifiées
On peut citer, entre autres, le travail de l’inventeur-plasticien Jean Katambayi Mukendi (RDC). Cet artiste questionne le quotidien des sociétés africaines et réalise des œuvres-machines faîtes de carton, de fil de fer, en s’appuyant sur les mathématiques et l’électricité. Une façon pour lui de faire fi des difficultés causées par les récurrentes coupures d’électricité. Une manière de s’en amuser, tout en cherchant des solutions durables.
James Webb (Afrique du Sud) réalise des installations à grande échelle dans des galeries, des musées et également des interventions dans l’espace public depuis 2001. Pluridisciplinaire, son travail mixe différents médiums : photographie, vidéo, son, lumières... James Webb a également impulsé des performances collaboratives musicales lors de festivals à Cap Town ou Johannesburg. Un artiste attaché à ses racines culturelles, sachant questionner la communication et le monde contemporain.
Récupération et bidouille
À 5607 km de Nantes (ou 1084 heures de marche), Lomé au Togo. C’est ici que se développent, depuis deux ans, des projets innovants et collaboratifs, portés par l’Africaine d’Architecture. Sénamé Koffi Agbodjinou a une double casquette d’urbaniste et d’anthropologue/ Il est le fondateur de l’Africaine d’Architecture. Il nous présente ce projet, décliné en trois volets.
Le premier, Woelab, est un espace FabLab. Autrement dit un lieu social et pédagogique où les makers reprennent le contrôle sur les produits. Un lieu atypique, le seul du pays, où les ressources sont mutualisées et les connaissances échangées. On déconstruit, on récupère, on bidouille du matériel et des déchets électroniques pour leur redonner une seconde vie. Basé sur le principe de communauté, ce Fablab rassemble une vingtaine de jeunes, d’environ 19 ans, dont 30 % de filles. Un exemple original de ces ateliers est le montage d’un ordinateur dans un bidon, appelé « Jerry Do-it-Together ».
on bidouille du matériel et des déchets électroniques pour leur redonner une seconde vie
Toujours dans cette dynamique du faire ensemble (co-conception et co-construction), HubCités repense la ville. Un projet de rénovation urbaine ou comme il l’appelle, « utopie urbaine ». Pour Sénamé Koffi, la ville durable doit être pensée et construite par ceux qui vont l’habiter. La population est donc invitée à participer aux chantiers. De même que le maître mot est de répondre à des besoins toujours concrets, HubCités propose la construction de bâtiments utiles. Une valorisation du paysage urbain africain, qui mise sur l’utilisation de matières locales. Modernisation et tradition cohabitent pour transformer la ville (et la vie) de demain.
Modernisation et tradition cohabitent pour transformer la ville (et la vie) de demain
Et enfin, Sénamé Koffi Agbodjinou parle d’une création ingénieuse, W.Afate, la première imprimante 3D africaine. Issue essentiellement de matériaux de récupération, ce projet permet de mettre le Togo sur la carte des Fablabs. Et ça ne s’arrête pas là. Cette imprimante écologique a remporté le 1er prix de l’innovation technologique à la 10e Conférence Internationale des FabLab (à Barcelone, en juillet 2014).
La troisième révolution industrielle est en marche, le consommateur se mue en fabricant et se réapproprie les moyens de production. Par la récupération, l’énergie collaborative, la transmission du savoir horizontal, le consumérisme à tout-va décline un autre regard sur la société future. Une belle philosophie.
La fibre optique : entre besoins et contraintes
L’accès à Internet en Afrique est un véritable enjeu de développement. Seulement, le continent a pris du retard par rapport au reste du monde. Le réseau est lent et, surtout, la connexion coûte très cher. Quant à l’infrastructure nécessaire, elle est longue à mettre en place et nécessite de lourds investissements. Alors que le taux de pénétration du téléphone mobile avoisine les 100 %, celui du web atteint péniblement une moyenne de 8 %. Malgré ce constat, la situation progresse avec le déploiement de la fibre optique, depuis 2010, qui devrait supplanter l’accès à internet par lignes téléphoniques.
Luc Missidimbazi est expert dans l’équipe de l’Union Internationale des télécommunications. Avec des financements provenant de la banque mondiale, il agit pour le développement de la connexion internet dans les pays de l’Afrique centrale : un projet nommé le Central African Backbone. Estimé à 200 Millions de dollars. L’industrie du numérique, en Afrique, c’est un taux de croissance de 10%, et 2% du PIB.
Selon Luc Missidimbazi, il y a un besoin des entreprises et une force vive indéniable : la jeunesse. Mais il faut renforcer les compétences afin de fournir au plus grand nombre le haut débit. Le secteur des télécommunications et du numérique est très dynamique, seulement peu de régions africaines disposent d’une bonne connexion.
la jeunesse est en demande et elle est exigeante
Comment s’ouvrir au monde sans connexion ? De nos jours, il paraît difficile de communiquer sans internet. Cette situation est un frein potentiel pour l’implantation de nouvelles entreprises, pour l’économie locale et pour les administrations. L’enjeu n’est pas seulement d’acquérir le haut débit, mais aussi de pouvoir lutter contre les lobbies et les géants du net que sont Facebook et Google. L’Afrique doit à la fois construire ses infrastructures et penser à son contenu, à ses besoins réels, certainement différents de l’Europe ou des États-Unis.
Une start-up au Congo
Maha Lee Cassy est président du Groupe + au Congo, une jeune start-up spécialisée dans les technologies de l’information et de la communication. Le champ d’action est large. Formation à distance, conception d’applications pour terminaux mobiles et éditions de manuels pédagogiques sont les trois composantes du projet. Vingt salariés développent les services de l’entreprise.
Le Groupe + développe des solutions locales. En misant sur la force des technologies, connectées ou non au Web. C’est pourquoi les MOOC sont disponibles hors-ligne ou à la télévision ; tout comme les manuels scolaires disponibles en e-book. La mutation des formats - du papier vers le web - fait chuter les coûts de production de ces supports pédagogiques et laisse entrevoir des manières de transmettre le savoir plus facilement.
Un pionnier ne tombe pas toujours sur de l'or. Il en serait de même pour un dirigeant de start-up
Le besoin de formation est immense : un point commun dans le discours des différents invités. C’est en cela que le Groupe + revêt un intérêt en créant également l’Université Connectée du Congo. La montée en compétences des jeunes diplômés africains est une clé pour le développement des savoirs, de l’entrepreneuriat et des services locaux. Ceci permettrait de créer les conditions favorables à l’essor de start-ups africaines répondant aux besoins des utilisateurs. Car la concurrence est rude : de Google à Facebook, chacun propose des services gratuits sous forme d’applications en ligne et ainsi implante ses services sur le continent. De son côté, le Groupe + a notamment développé une application, « Wapi », permettant de géolocaliser en temps réel ses contacts ayant l’application. D’autres projets concernant la concertation citoyenne ou les sondages en temps réel sont actuellement en développement. Tout ceci, soutenu par des financeurs privés.
Un pionnier ne tombe pas toujours sur de l’or. Il en serait de même pour un dirigeant de start-up. Le développement des applications, des ressources pédagogiques ou des services de l’entreprise demande à cette jeune entreprise de trouver un modèle économique. En l’absence de fonds public, le Groupe + vit des levées de fonds et des business angels qui accompagnent le développement.
Portés par la jeunesse et de nouveaux créateurs, des projets collaboratifs émergent donc, créent du lien social et ouvrent une partie de ce vaste continent aux technologies modernes de communication. Il s’agira de voir comment l’Afrique, dans sa diversité culturelle, réussira à conserver la maîtrise de son avenir numérique et l’indépendance de sa créativité. Loin des géants du net.
Dorothée Keraudran
Crédits Photos :
Casa Africa Woelab MCD En savoir plus sur : Digital Afrique
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