
CARNET DE BORD DE L’ETRANGER EN SOI
Haute technologie indienne : trafic ralenti dans le sens des départs
Une fuite de cerveau ? Pas dans le sien. L’économiste Jean-Joseph Boillot a la tête bien pleine, en spécialiste avisé de l’Inde. Auteur de nombreux ouvrages, ex-conseiller pour le ministère des finances, il témoigne des mutations du sous-continent depuis trente ans. Tout ce temps, l’ancien enseignant de Normale Sup a pu surveiller de près la fuite des cerveaux indiens dans le secteur des hautes technologies. Il juge cette expatriation aujourd’hui moins probante pour les élites locales, au vu de l’évolution du phénomène. Les retours gagnants de l’expatriation ont fini par rendre enviable la perspective d’une carrière indienne.
Fragil : Un des succès de l’économie indienne est la filière de l’informatique qui emploie actuellement 2,5 millions de personnes dans le pays. Comment s’est opéré ce chemin vers la filière informatique, et quelle est la part de volonté politique ?
Jean-Joseph Boillot : L’entrée de l’Inde dans le secteur des IT relève beaucoup plus du hasard et des circonstances plutôt que d’un choix délibéré du pays. Cela remonte au tout début des années 80. Des ingénieurs indiens, formés de façon remarquable dans les Indian Institutes of Technology, mais expatriés aux États-Unis, décident de sous-traiter en Inde (outsourcing) pour des tâches élémentaires. C’est moins cher, et il y a là une main d’œuvre disponible et de qualité, difficile à faire venir aux États-Unis. Lentement, quelques entreprises américaines commencent à ouvrir des bureaux en Inde, notamment Texas Instruments, la première à s’être installée à Bangalore. Une ville qui attire beaucoup les Américains !
Au milieu des années 90, on voit donc la naissance de géants qui sont capables d’outsourcer des équipes qualifiées, compétentes, flexibles, anglophones.
Le deuxième tournant, c’est avant le bogue de l’an 2000. Le monde entier manque de ressources face à l’énorme travail de réactualisation des systèmes informatiques. L’Inde est le seul pays pouvant apporter des plateaux de plusieurs centaines de personnes. Au milieu des années 90, on voit donc la naissance de géants qui sont capables d’outsourcer des équipes qualifiées, compétentes, flexibles, anglophones.
On a une troisième étape, encore d’actualité : l’arrivée des multinationales dans le secteur des IT. Elles comprennent que l’Inde peut offrir une base de talents remarquables dans ce secteur. L’objectif est non pas d’y fixer le cœur de la R&D, mais plutôt le cœur de leurs opérations « industrielles » en Inde. IBM, CapGemini ont ainsi aujourd’hui la moitié de leurs effectifs mondiaux en Inde. Et ce qui était aux abords de Bangalore se généralise aux grandes villes car l’Inde est immense et Bangalore un peu encombrée.
Le gouvernement a en effet accompagné le mouvement. Cela correspond à la libéralisation économique de l’Inde, commencée en 1991. Le gouvernement fait alors revenir des États-Unis un entrepreneur indien remarquable, spécialiste des nouvelles technologies : Sam Pitroda. Il a pour mission de développer les industries technologiques, et met l’accent sur les supports de télécommunication. Parce que ce qui rend possible l’outsourcing à échelle mondiale, c’est la révolution des télécoms. Une révolution effectivement impulsée par le gouvernement à travers son ministère des technologies.
Une étude de l’économiste Frédéric Docquier conclut que l’Inde fait partie des pays ayant probablement plus gagné que perdu dans la fuite des cerveaux… Notamment par cela, l’acquisition de savoir-faire contribuant au développement du pays d’origine. Vous qui connaissez très bien le terrain indien, vous êtes d’accord avec cette conclusion ?
Oui, tout à fait. Il s’agit de la notion de brain gain. On a eu très peur dans les années 60 de la fuite des cerveaux dans les pays en développement. Tout simplement parce que les niveaux de revenus dans le pays de départ étaient en décalage complet avec la valeur de la formation reconnue au plan international. Donc quand quelqu’un voulait pousser ses études, il allait faire son doctorat aux États-Unis (on le voit avec les fondateurs des grandes entreprises indiennes). Parce que la révolution technologique était bien plus développée à l’Ouest.
Mais cela s’est inversé : c’est le brain gain. Il a fallu les années 80 et 90, que les opportunités d’emploi et de développement économique prennent place dans le pays d’origine, pour que le calcul d’opportunités fait par ces expatriés leur suggère de revenir. Souvent ils revenaient parce que leur entreprise américaine ou européenne leur proposait de monter une filiale en Inde. Ils prenaient en priorité les gens originaires du pays, ce qui donne la moitié des retours. L’autre moitié concerne des ingénieurs indiens qui n’avaient pas forcément des postes à responsabilité importante, mais qui ont compris qu’ils pouvaient s’enrichir dans ce contexte en créant leur propre boîte en Inde.
Concernant le retour, il y a quand même un problème, celui du salaire. Un ingénieur gagne 15 000 dollars en Inde, contre 75 000 aux États-Unis. Cela peut-il être considéré comme un frein ?
On a eu très peur dans les années 60 de la fuite des cerveaux dans les pays en développement
Pour un économiste, il y a un calcul pour évaluer inconvénients et avantages du retour. Il ne faut pas prendre le salaire en dollars mais l’équivalent en pouvoir d’achat. Là, on estime qu’il y a une différence de trois : un dollar américain prend trois fois sa valeur de pouvoir d’achat en Inde par rapport aux États-Unis. Pour plein de raisons : le prix des aliments, du logement, du personnel de service… Pour un ingénieur entre les États-Unis et l’Inde, il y a finalement équivalence.
C’est la seule raison pour laquelle il y a du brain gain : on a la parité. En plus évidemment de cette prime d’affectivité vis-à-vis de son pays. Un aspect qui joue particulièrement dans les pays comme l’Inde ou la Chine. Ça l’est précisément pour ces pays-là car il s’agit de civilisations à part entière, avec un mode de vie spécifique. Quand ils sont loin de chez eux, ils ont le mal du pays…
A ce propos, vous pensez qu’en Inde il y a une sorte de patriotisme économique qui peut jouer dans ces retours ?
Je pense que le terme de patriotisme économique convient pour les Chinois. Pour l’Inde, c’est plutôt le sentiment de fierté. Il faut savoir qu’aux États-Unis, un Indien est considéré comme un immigré : il est basané de peau, et reste étranger malgré sa maîtrise parfaite de l’anglais. Après les attentats du 11 septembre, et la presse indienne s’en est fait l’écho, la population indienne a été traitée au même titre que les Arabes.
Ils étaient considéré, de par leur faciès, comme des gens potentiellement dangereux. Ils ont mal vécu cela, comme le montre le film My name is Khan. A un moment, cette frustration face au racisme, la fierté de voir que l’Inde était capable de maîtriser les processus, le décollage économique de l’Inde, tout cela a fait qu’on a eu un nombre importants de retours.
Ravi Narain, directeur de la Bourse de Mumbai, déclarait en 2009 que la crise de 2008 avait ralenti le phénomène de fuite des cerveaux. Pour vous, cette crise a-t-elle eu un impact sur les expatriations de travailleurs qualifiés ?
Ce n’est pas vraiment un problème de demande. Les Indiens n’ont jamais été aussi nombreux à vouloir partir, mais les conditions d’accueil se sont durcies, à cause de la crise de l’emploi aux États-Unis et ailleurs. La deuxième raison, c’est que les grandes entreprises mondiales se sont développées en Inde : il y a moins de raisons de partir, finalement. Il y a des offres d’emploi à pourvoir en Inde ! Et je pense que cela va s’accentuer. Plus de la moitié des emplois se trouvent dans les multinationales.
En Inde, le secteur des IT est confronté à cette incertitude. Il est donc en train de changer, s’interroge sur un nouveau business model
Un autre élément, ce sont les centre en recherche et développement. En 2004 en Inde, il y en avait 103. Six ans après, on en est à 500 ! Il se passe quelque chose de phénoménal : à partir des IT se développe toute une base de l’innovation technologique, de la recherche et développement. La raison qui pousse des entreprises de l’industrie automobile comme Renault ou Peugeot, pour parler des groupes français, à s’installer en Inde, n’est pas la production. Sur ce plan, la Chine est plus forte. Non, ce qui les fait venir en Inde, c’est la compétitivité dans le domaine du design, de la recherche… Il y a vraiment une croissance forte dans ce secteur, et je ne parle pas seulement des IT, mais plus globalement de cette nouvelle économie de services.
Ce qui est intéressant, c’est de savoir si cela va perdurer sous cette forme. Car il y a une espèce de protectionnisme qui se met en place dans les pays développés, aux États-Unis, en France… En Inde, le secteur des IT est confronté à cette incertitude. Il est donc en train de changer, s’interroge sur un nouveau business model. Qui serait l’inversion de ce qui s’est passé ces vingt dernières années. Un groupe indien s’implanterait sur un marché développé, y ouvrirait ses propres centres de R&D. Ce ne serait plus les multinationales qui viendraient en Inde, mais les entreprises indiennes qui se « multinationaliseraient ». Cela se passe déjà, avec TCS (Tata Consulting Services ndlr) par exemple, qui a plus de salariés dans le reste du monde qu’en Inde.
Dans ce cas, on utilise sa force de travail indienne pour encadrer le développement de ses nouvelles unités. Surtout, ça circule à l’intérieur du groupe : un Américain peut aller travailler au centre de R&D de Bangalore, un Indien peut aller aux États-Unis. Parce qu’on a beau être dans un secteur où le télétravail est possible, il faut aussi de la proximité. C’est un vrai défi pour les entreprises indiennes que de renouveler ainsi leur modèle, là où auparavant tout se sous-traitait en Inde.
Propos recueillis par Benjamin Mocaer
Jean-Joseph Boillot est l’auteur de l’Economie de l’Inde, collection Repères, éditions La Découverte, 2009.
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