
Rencontre avec La Luna et Arlène
Modeler la Terre de Sejnane à plusieurs mains 2/2
Le projet Laaroussa a semé une graine comme l’a fait, il y a soixante ans cette femme tunisienne avec ses poupées. En amorçant une dynamique collective, « Laaroussa  » a donné envie aux potières de créer une coopérative artistique et sociale qui met en valeur le savoir-faire de la fabrication de la poupée et l’économie du territoire qui en découle. Suite de notre entretien avec Anne de la Luna et Khaddouma.
Une coopérative participative à Sejnane
Ce sont les différents « workshops » qui ont abouti à ce « lieu rêvé » ?
Anne : Tout à fait. Au terme du projet, nous voulions créer un grand évènement artistique. Comme l’endroit où nous étions était trop petit, nous avons changé de lieu. Le 18 juin 2011, une première restitution des différentes créations collectives s’est faite en plein air dans un champ immense d’une des femmes de Sejnane. Il n’y avait rien au départ. Nous y avons alors construit un abri pour projeter notre film et exposer la carte en tissu. Toutes ensemble, nous sommes parties chercher du bois pour construire la cabane. Les hommes nous observaient de loin et trouvaient forcément que « c’était de travers » mais au final ce « lieu rêvé » est resté et sert aujourd’hui de tente de marchandise. Les hommes en sont fiers. Cet évènement a été très médiatisé par toutes les télés locales comme Al-Jazeera. Plus de 300-400 personnes ont fait 200 kilomètres depuis Tunis pour venir. Pourtant, c’est un lieu difficile d’accès. Plusieurs cars avaient été affrétés. C’était drôle de voir petit à petit le champ se remplir. Pour nous cette restitution scénographiée symbolisait toute notre expérience collective. A Tunis, il y a eu deux autres moment forts, en été 2011 et en mars 2012. Ces expositions publiques doivent permettre à ces femmes de se faire reconnaître par des ONG pour que la coopérative naisse.
Est-ce que depuis votre passage, la situation de ces femmes a évolué ? Comment voyez-vous la suite du projet ?
Anne : Ça a été très dur d’arrêter le projet. Les femmes étaient toutes en pleurs. Elles craignaient la fin de cette expérience. Pendant quatre mois, elles étaient payées à expérimenter quelque chose dont elles n’avaient pas l’habitude, payer à danser, payer à réfléchir sur leur avenir. On a gardé contact avec elles grâce à l’amie de Marie qui vient souvent les voir. D’ailleurs, elle s’est rendue avec deux femmes potières dans une foire artisanale en Suisse. Un autre festival d’artisanat a lieu en Aquitaine, on va essayer de faire venir des femmes. Si la situation générale de ces femmes n’a pas changé, cette expérience leur a créé par contre un désir réel de collectif. Il y a des femmes étonnantes qui ont vraiment envie de se battre pour créer la coopérative. Elles se sont mises en contact avec des ambassades de Suisse et d’Allemagne qui étaient présentes lors de l’exposition en plein air et qui sont intéressées par leur projet. Mais pour l’instant, tout reste à faire. Il faut former les femmes à la gestion pour tenir la coopérative. Il y a un lieu à trouver, à construire. D’autres femmes ont simplement profité de cette expérience et ont retrouvé leur vie quotidienne. Pour nous, il nous importe que ce projet ne s’arrête pas là. Dream City organise le prochain festival Dream City en septembre 2012 et aimerait faire venir un groupe de femmes potières à Tunis afin qu’elles présentent leur projet. Nous incitons toutes les personnes militantes d’associations à Nantes d’aller les voir en Tunisie. Une vingtaine de personnes y est partie depuis. Une autre fois, j’étais à une conférence sur le tourisme solidaire à Cosmopolis et nous avons parlé de la possibilité de développer une économie locale avec les potières de Sejnane. Une femme tunisienne de l’association Kenja à Malakoff va repartir à Bizerte pour monter un gîte. Nous réfléchissons à comment créer un lien entre le projet Laaroussa et ce qu’elle va faire. Aujourd’hui, le pays est en post-révolution, le gouvernement tunisien est en train de se reconstruire. Protéger le statut de ces femmes n’est pas une priorité pour le gouvernement. De plus, dernièrement, des femmes ont eu des problèmes avec des Imams salafistes qui ont pris le pouvoir et ont instauré un régime de terreur. Des potières sont désormais en retrait ; des villages entiers ne veulent pas faire de poupées par peur.
Comment les artistes vivent dans la société tunisienne ?
Khaddouma : La place de l’art dans le pays est différente que celle qu’il a en France. Il n’y pas de financements. Dans le collectif Dream City, il y a beaucoup de bénévoles. Pour les femmes de Sejnane, c’est pareil. Elles vivent très loin de la capitale, elles ont l’habitude de se débrouiller.
Anne : Par exemple, Sonia Kallel qui est plasticienne vit plus de sa pédagogie que de son art, puisqu’elle donne des cours à l’université. C’est pourquoi, le projet artistique de Laaroussa a aussi des résonances sociales puisqu’il a l’ambition de reconnecter ces femmes aux réalités socio-économiques du pays tout en interrogeant la place de l’art dans la société et la relation de l’artiste avec son environnement.
Le savoir-faire des potières se transmet de mère en fille. Comment voient-elles l’avenir pour leurs filles ?
Khaddouma : Les filles étaient tout le temps avec leur mère potière. Il y en a même une qui faisait des petites sculptures d’animaux alors qu’elle avait à peine 4 ans. Mais les mères imaginent pour leurs filles un autre avenir. Aller à l’école, faire des études. C’est très clair pour les mères et pour les filles aussi. Certaines vont à l’école publique, d’autres réussissent à aller jusqu’au bac. Une des jeunes filles disait vouloir devenir avocate. Une des femmes potières avait dû arrêter ses études avant le bac car son père voulait la marier alors qu’elle était amoureuse d’un autre garçon. Ça a été si dure pour elle qu’elle est tombée malade pendant le projet. C’est une des autres réalités du pays. Des femmes qui avaient fait des études, parlaient français et voulaient marquer la différence avec les autres. D’ailleurs il y en avait une qui ne voulait pas que je lui parle arabe mais uniquement en français. On sentait qu’elle avait envie d’autre chose pour sa fille. A mon avis, les générations qui suivent doivent se révolter. Si elles ont envie de faire des études, les filles ne doivent pas laisser leurs parents commander. Après, les destins sont différents. Certaines se marient et changent de ville alors elles sont heureuses tandis que d’autres épousent leur voisin et rien ne change.
La rencontre avec les potières de Sejnane a-t-elle changé votre façon de travailler depuis ? Et à l’inverse, cette expérience a-t-elle ouvert l’esprit des femmes sur leur pratique ?
Ce que nous avons vécu à Sejnane a été possible grâce aux expériences similaires que nous avons vécues dans les quartiers populaires
Anne : Chaque expérience est différente. Ce que nous avons vécu à Sejnane a été possible grâce aux expériences similaires que nous avons vécues dans les quartiers populaires. Nous sommes pétries de ce que nous vivons ici à Nantes en relation avec les habitants, le réseau associatif. Nous avons aussi l’impression de voyager énormément en faisant ce que nous faisons ici. Avec les potières, nous nous sommes beaucoup apportées mutuellement. Au tout début de notre séjour, des habitants de Sejnane ont eu peur et nous ont dit « N’allez pas déformer l’art de ces femmes. » Ils ont conscience de la valeur du travail des potières. Ce n’était surtout pas notre intention de changer leur pratique. Je crois que notre manière de faire avec les gens déroute totalement. Beaucoup d’artistes revendiquent cela dans les mots sauf qu’ils ne le font pas vraiment. Pour nous, c’est ça qui fait la richesse de notre travail. Nous sommes des artistes qui agissons sur un terrain social.
Quel est votre souvenir le plus marquant ?
Ce sont des femmes fortes aux traits dures mais avec des mains en or
Khaddouma : Pour moi, c’est de voir ces femmes et les conditions si pénibles dans lesquelles elles travaillent. Elles font tout, toutes seules sans l’aide des hommes. Ce sont des femmes fortes aux traits durs mais avec des mains en or. J’en garde un sentiment gravé au fond de moi. J’admire leur force et leur courage. Je les aime beaucoup. Je ne pense pas que dans l’avenir, on trouve encore des femmes comme elles. Elles ont vraiment un caractère solide. Elles sont drôles aussi. Avec toute la misère qu’elles connaissent, elles chantent, elles dansent.
Anne : Les femmes de Sejnane m’ont émue. Nous ne parlions pas arabe mais la communication passait par les regards, un sourire, ce que nous faisions ensemble. J’ai du mal à ne trouver qu’un souvenir. Pour moi c’est un ensemble. J’ai été surtout marquée par la tonicité de ces femmes, leur joie de vivre et leur humour. Ce sont des femmes de la terre, elles ont une présence très forte. Le plus impressionnant reste la relation qu’elles entretiennent avec leurs poupées. Elles sont comme investies d’une mission. C’est toute leur vie qui est en jeu quand elles modèlent la terre. La sensualité de leur geste aussi est très belle. Les caresses s’opposent aux côtés brutes des formes. Chaque femme donne une identité particulière à sa poupée. On peut reconnaître qui a fait quoi. Mais en même temps, on sent le lien de la tradition très fort qu’elles ont envie de conserver.
Propos recueillis par Pauline Vermeulen
Crédits photos : La Luna et Fragil
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