Rencontre avec Olive Martin et Patrick Bernier
L’échiqueté : métis à tisser
Depuis leur rencontre à l’école des Beaux-Arts de Paris en 1996, Olive Martin et Patrick Bernier développent des projets artistiques communs. Qualifié de « polymorphe  », leur travail qui croise performances, photographies, films, installations, écriture est aussi façonné par leur engagement politique. Après la réalisation de courts métrages Manmuswak (2005) ou La Nouvelle Kahnawaké (2007), qui interrogent notre relation à la figure de l’étranger, et leur performance X.c/ Préfet de..., Plaidoirie pour une jurisprudence, sur le droit d’auteur et le droit des étrangers, ils présenteront le 22 mai prochain dans le quartier Madeleine Champ de Mars : l’Echiqueté. Pendant une année de résidence à La Fabrique des Dervallières, Olive et Patrick ont monté un métier à tisser avec lequel ils ont crée un échiquier géant qui « problématise  » la situation des métis dans l’histoire coloniale.
« L’échiqueté est un pion métissé noir et blanc. » Emprunté au lexique héraldique [1], ce mot prend des significations particulières dans le projet que mènent depuis bientôt un an Olive et Patrick. Se rapportant aux carreaux noirs et blancs de l’échiquier, il donne aussi toute sa dimension métaphorique au Métis. Le mot « métis » devient également la matière même de leur création : Patrick et Olive métissent leur travail entre photographie, jeu d’échecs, lecture publique, projection de films sans oublier le tissage. En effet, avec l’Echiqueté, les deux artistes ont laissé de côté les nouvelles technologies, fil conducteur de leurs œuvres pour apprivoiser le métier à tisser. Mais par son principe du « dessous-dessus », le métier à tisser est en quelque sorte l’ancêtre de l’ordinateur.
« Tout part d’une photo familiale... »
C’est en fouillant dans les archives familiales, que Patrick a trouvé une étrange photo. Datant du 1er août 1961, la photo prise est au Niger (un an après l’indépendance du pays). Elle met en scène son grand-père d’origine guadeloupéenne Auguste Bernier, premier conseiller à l’Ambassade de France au Niger, le chef des forces coloniales françaises et le président du Niger qui saluent les nouvelles Forces armées nigériennes (FAN). Pour rappel historique, les armées nationales d’Afrique Noire ont été formées au lendemain des indépendances entre 1960 et 1961, d’abord par un transfert des militaires de l’Armée française puis par un recrutement national pour compléter les effectifs. Afin de mieux « parrainer » ces armées naissantes, des accords militaires de défense ou de coopération ont été signés entre l’ancien colonisateur et les nouveaux États. Dans le cas du Niger, des Accords de Défense du 24 avril 1961, établissaientt l’installation de forces militaires françaises dans le pays, leurs facilités de circulation et d’utilisation des infrastructures. Les accords stipulaient aussi que le Niger, « pour les besoins de la Défense, réservait par priorité sa vente de matières premières à la République française. »
Nous voulons retranscrire la photo en problème d'échecs et de là, interroger la position ambigüe du métis
Cette photo qui « cristallise la position étrange de ce grand-père » amène Olive et Patrick à approfondir leur réflexion. « Nous prêtons à ce grand-père guadeloupéen, administrateur des colonies en Afrique, des états d’âme d’échiqueté [2] qu’il n’avait peut-être pas. » C’est là qu’ils tombent sur un article de l’auteur métis martiniquais Frantz Fanon (mort en 1961), « Pour la Révolution Africaine ». Celui-ci critique les Antillais en poste dans la haute fonction publique qui, avant 1945 cherchaient à convaincre qu’ils étaient blancs, puis revendiquent après 1945 leurs racines noires. La photo avec ces personnages fixes comme des pions, en noir et blanc, l’histoire compliquée des métis, le projet naît : « Nous voulons retranscrire la photo en problème d’échecs et de là, analyser la position ambigüe du métis dans des interrogations post-coloniales ». Avec en plus un effet d’optique à l’intérieur du damier. « C’est l’intrusion d’un motif européen qui vient distordre le motif traditionnel... » Pour ce qui est de la règle, il ne s’agit pas de n’importe quel jeu d’échecs. « Un jour, je jouais aux échecs avec ma fille et à la fin de la partie, elle lâche : « j’en ai assez que les noirs et les blancs se fassent la guerre, maintenant ils dansent ! » C’est comme ça que vient l’idée de créer les Échecs Métis comme une variante des échecs féériques. « Je me suis alors inscrit sur un forum de jeu d’échecs pour peaufiner la règle. Quand un pion Noir rencontre un Blanc, au lieu que l’un capture l’autre, cela donne naissance à un pion Métis. Tant que les pièces métisses ne sont pas autonomes, elles peuvent être jouées par les deux camps et ne peuvent pas être capturées. La prise par une pièce métisse donne naissance à une autre pièce métisse et ainsi de suite. C’est alors qu’un troisième joueur peut prendre en charge le camp Métis. Les pièces deviennent donc autonomes. Celui-ci peut choisir son but : mater l’un ou l’autre des camps, défendre le camp attaqué, faire pat… » Comme le terme garde une consonance trop raciale, Olive et Patrick préfèrent parler d’« échiqueté » plutôt que de « métis ». « Nommer ces pièces « échiquetées » plutôt que « métisses » c’est projeter le motif même du jeu d’échecs sur ces pièces, et, ainsi, mieux traduire leur caractère ambivalent et complexe et éviter de cantonner l’antagonisme à la seule interprétation raciale. » Cette nouvelle règle est une façon aussi d’intégrer les non-joueurs d’échecs et d’ainsi « métisser » encore les participants.
Du métissage au tissage
Le terme « métissage » au sens biologique, apparaît au XIXème siècle. Il désigne « le mélange des sangs de personnes phénotypes différentes » et a une connotation péjorative. Au fil du temps, la notion de métissage a beaucoup évolué. Se rapportant à des concepts de marketing, d’art et de culture, il exprime un libre mélange des genres. Olive et Patrick en donnent une belle illustration dans l’Echiqueté. Si « métissage » et « tissage » sonnent pareils, l’idée de tisser leur damier ne s’est pas de suite imposée. Il aura fallu pour ça encore un hasard et encore un objet familial : « chez mes parents, nous avons des couvertures tissées en guise de rideaux qui ressemblent un peu à un damier. » confie Patrick. Quand le projet est né, le déclic s’est fait. Même si le couple n’a jamais pratiqué le tissage, ils tiennent vraiment à porter en entier leur projet. « Des artistes font appel à des professionnels pour réaliser certaines tâches de leur travail. Tout faire nous-mêmes faisait partie de la démarche, » explique Olive. De même que s’approprier des compétences normalement réservées à des spécialistes. « Nous aimons nous confronter à d’autres formes que les nôtres. » Ils s’intéressent alors naturellement à la technique africaine de tissage. Là encore, il y a toujours un lien avec leur histoire. Patrick est aussi ce métis. Il a toujours été attiré par l’Afrique. Après ses études à l’école des Beaux-Arts, il reçoit une bourse pour étudier pendant six mois à l’Institut National d’Art à Abidjan en Côte d’Ivoire. « J’avais fait aussi un voyage au Mali et c’est vrai que l’image des tisserands m’est restée. » raconte-t-il. En approfondissant leur recherche sur la pratique ancestrale du tissage, ils découvrent que le métier à tisser et la parole sont intimement liés. Une légende Dogon [3] raconte que c’est Nommo, maître de la vie et de l’eau qui enseigna aux hommes la parole en même temps que le tissage. Les hommes n’avaient pas de langage, ils n’échangeaient que des grognements et des cris. Nommo « expectora » [4] des fils de coton qu’il se mit à tisser avec la langue, fixant ainsi la parole sur le tissu. « Dans le métier à tisser, les lices [5] symbolisent la mâchoire et la navette [6] est ce qui fait sortir la parole. » Marcel Griaule, ethnologue spécialiste de la cosmogonie [7] des Dogons, explique que « dans la bouche, entre en jeu le tissage. Notre bouche est en effet un métier à tisser. La langue est la navette qui va et qui vient, qui bouge sans arrêt. Les dents sont le peigne à travers lequel passent les fils de la chaîne. La poulie est représentée par la luette. C’est donc dans la bouche que la parole se tisse. Elle devient la bande de coton qui prend forme, couleur et dessin et qui en sort pour aller dans le monde. On comprend maintenant pourquoi les Dogons interprètent le mot « étoffe » comme signifiant « c’est la parole ». »
Au dernier étage de la Fabrique des Dervallières, c'est une mystérieuse conversation qui se tisse
Pour créer leur propre machine à tisser, Olive et Patrick s’inspirent du métier des tisserands du Mali et pour ce qui est de la technique « On apprend sur le tas », normal. L’armature de la machine est un échafaudage. « Le choix de l’échafaudage est crucial pour rappeler la structure des métiers à tisser africains qui sont nomades et s’installent en extérieur. En plus la structure fait partie intégrante de l’exposition, elle doit être imposante. » Olive et Patrick travaillent l’un en face de l’autre sur les deux côtés opposés. Même s’ils sont silencieux, concentrés dans leur travail, on entend en effet la machine parler ou « chanter » comme on dit dans le langage des tisserands. Au dernier étage de la Fabrique des Dervallières, c’est une mystérieuse conversation qui se tisse.
« On est échiqueté et pas étiqueté »
Quand on lit la biographie des deux jeunes artistes, on est stupéfait par la diversité et l’originalité de leur parcours. « Un projet commence par une idée. On sait qu’une expérience de résidence ne porte pas ses fruits immédiatement. C’est le temps qu’on passe sur place, les rencontres qu’on y fait et l’ouverture qu’on a pour s’en imprégner et les accueillir qui vont faire mûrir le projet. » raconte Olive. C’est pour cela qu’ils passent un minimum de six mois dans leur résidence. La plupart du temps, ils reviennent sur les les lieux car d’autres projets ont émergé. « En 2005, nous avons fait une résidence de six mois à Montréal. Nous travaillions en collaboration avec le conteur Myriame El Yamani sur un journal par voie orale [8] de notre séjour. Nous avons découvert une réserve mohawk à Kahnawake. L’idée nous est venue de faire un film sur les questions d’identité et de territoire La Nouvelle Kahnawake que l’on a tourné durant l’été 2007. »
Ces notions d’identité et de territoire se retrouvent dès leurs premiers projets communs ou personnels. « Avec l’avènement d’internet, nous avons voulu confronter l’art à ce nouveau terrain sans frontières dessinées, cet espace de liberté et de lutte. » « Entre 1998 et 2001, nous avons créé des rendez-vous sur internet : « Now talking in#atelierenreseau ». C’était au tout début des chats, où tout allait plus lentement. Nous parlions d’un thème et parfois le décalage des conversations créait des scènes surréalistes. Nous avons alors décidé d’en faire une sorte de sitcom expérimentale. Nous avons même créé une compagnie : la i-compagnie. Cela a donné lieu à une exposition, une installation, des feuilletons radiophoniques et un site web. » Leurs projets poussent toujours les frontières de l’art. C’est comme ça qu’ils s’aventurent sur d’autres terrains. Lors d’une résidence d’une année à Aubervilliers, ils développent un projet artistique et juridique : Plaidoirie pour une jurisprudence avec deux juristes, spécialisés respectivement dans les droits d’auteur et des étrangers. Ce plaidoyer met en scène une jeune femme étrangère qui doit défendre sa situation dite irrégulière en même temps que celle d’artiste, auteur d’œuvre d’art. Interroger l’identité comme faisceau de relations ou ancrage dans le territoire est aussi ce qui est développé dans leur projet de l’Echiqueté. « Comme l’a écrit Edouard Glissant, l’Antillais, du fait d’avoir été déplacé, n’a pas de racine fixe sur un territoire. Ses racines sont flottantes comme à l’image de la mangrove. Il est en constante recherche de son identité à travers les autres. » L’Échiqueté investira le quartier champ de Mars du 22 mars au 7 juillet sous forme d’exposition itinérante. Le public pourra jouer sur deux échiquiers aux damiers tissés avec des pièces en métal ; écouter des lectures publiques des textes de Frantz Fanon et d’Emmanuelle Saada (Les Enfants de la Colonie) ; voir des films qui abordent sous diverses formes les échecs lors de La Nuit de l’Echiqueté le 2 juin : entre autres Les Joueurs d’Echecs de Satyajit Ray, 8x8, a chess sonata in 8 mouvements, de Hans Richter et Jean Cocteau, Chess Nuts avec Betty Boop, le film muet Le joueur d’Echecs de Raymond Bernard basé sur l’essai d’Edgar Allan Poe Le joueur d’Echec de Maelzel (l’histoire du turc mécanique). A noter que ces cinéphiles font depuis 2004 la programmation des soirées mensuelles « Contrechamp » au Cinématographe de Nantes. Le projet se poursuit en 2013 en collaboration avec avec une série de conférences sur « la position juridique du métis, la dimension métaphorique du jeu d’échecs et l’artiste en travailleur échiqueté. » Quand on demande à Olive et Patrick quel est leur domaine de prédilection, ils répondent simplement : « l’Art. En fait, nous cherchons toujours la forme la plus juste avec les médiums différents qui se présentent à nous. Nous aimons aller jusqu’à l’épuisement des possibles et des jeux. ».
Pauline Vermeulen
[1] Science des blasons
[2] Personne qui, dans un contexte social tendu par un antagonisme prégnant, appartient, se sent appartenir ou est considéré comme appartenant, du fait de sa naissance, de sa biographie ou de son activité, aux deux pôles de cet antagonisme. Sources Khiasma.
[3] Peuple du Mali et du Burkina Faso
[4] Rejeter par la bouche les substances qui encombrent les voies respiratoires et les bronches
[5] Aiguilles métalliques qui séparent les fils de chaîne
[6] Élément de bois qui permet d’insérer le fil de trame d’un bord à l’autre du métier.
[7] Science ou système de la formation de l’Univers
[8] Depuis 2003, Patrick développe avec le conteur Carlos Ouédraogo la pratique du récit oral.
Bloc-Notes
-
«  Chasse fermée  » remporte le prix du public au palmarès d’Univerciné 2013
-
Hellfest 2013 : Fragil prend refuge dans le nid des enfers
-
La 7ème Vague ouvre le bal des festivals
-
Le sculpteur Yonnais Pierre Augustin Marboeuf expose à Nantes pour la première fois
-
Edito du 12 avril 2013 : du fond des abysses