Testament : théâtre pop et pragmatique
Préparations tardives pour un renouvellement des générations, d’après Le Roi Lear de William Shakespeare
Testament, la nouvelle pièce du collectif de comédiens et performeurs berlinois She She Pop clôturait le cycle du Théâtre des Humanités au Grand T, qui nous a présenté un « théâtre contemporain et généreux  » (El Viento en un Violin, Vortex). On connaissait le complexe d’Œdipe, moins celui du Roi Lear. Quand les filles ne tombent pas amoureuses de leur père, elles en veulent à leur héritage et dans tous les sens du terme. Que leur restera-t-il quand le pater familias deviendra le pensum familias ? Doivent-elles sacrifier leur liberté au prix du patrimoine familial ? Car c’est bien du poids et du prix de l’héritage dont il est question dans ce Testament. A travers une relecture très libre et moderne du Roi Lear de Shakespeare, deux comédiennes et un comédien ont convié leur propre père sur scène pour répondre à ces questions presque taboues mais inévitables, de successions, conflits intergénérationnels et forcément d’amour paternel.
She She Pop est bien l’héritier de Bertold Brecht et sa distanciation, à quelques détails près : l’opposition à l’identification de l’acteur à son personnage.
Et pour cause, dans Testament, les comédiens et les non-comédiens jouent leur propre rôle. A partir d’un problème social réel : la charge des parents vieillissants, She She Pop et leurs pères explorent tous les procédés scéniques et même scientifiques, pour répondre à cette problématique : le texte du Roi Lear de Shakespeare, la vidéo, des enregistrements de conversations, la chanson, des calculs farfelus d’amour paternel ou tout bonnement l’improvisation, moteur de leurs performances. Lorsque la vision pragmatique allemande croise l’imaginaire du théâtre, ça explose forcément. Pas de frontière donc dans leur théâtre, ni dans leur succès d’ailleurs. Après avoir remporté le prix Wild Card au Theaterfestival Favoriten et été sélectionné comme l’un des dix meilleurs spectacles allemands 2010 au Berlinois Theatertreffen, She She Pop n’en finit pas de brûler les planches européennes.
« A jouer, c’est facile ! »
Quand les comédiens du collectif demandent à leurs pères septuagénaires de jouer dans leur spectacle, c'est déjà tout un défi, mais leur demander de se mettre à nu (au propre comme au figuré), il aura fallu donner beaucoup de coups d'épée dans l'eau avant que n'opère la magie du théâtre
Cette phrase de Lisa Lucassen, une des comédiennes de She She Pop, dite en bord de scène après la représentation de Testament, montre bien que pour le collectif, le spectacle n’est presque qu’une formalité comparé à tout le travail de préparation. Formé depuis 1998, She She Pop mène un travail qui s’inscrit dans un long processus de création fait d’expérimentations et d’exercices théâtraux repoussant toujours les limites du jeu et des acteurs. Quand Fanni Halmburger, Sebastian Bark, Mieke Matzke et Llia Papatheodorou demandent à leurs pères septuagénaires de jouer dans leur spectacle, c’est déjà tout un défi. Mais leur demander de se mettre à nu (au propre comme au figuré), il aura fallu donner beaucoup de coups d’épée dans l’eau avant que n’opère la magie du théâtre. « Pour nous, il était essentiel que la décision de nos pères soit personnelle, et non pour nous faire plaisir. » Mais She She Pop ne s’en cache pas : « les répétions ont été très dures ». Pourtant, ce soir les pères affichent un visage heureux : « C’est une expérience très excitante à faire et que l’on joue avec conviction même si la préparation a été conflictuelle. »
Ces pères non conservateurs, mais plutôt soixante-huitards nostalgiques, sont dépassés par le monde de leurs enfants qui a mis des frontières dans leurs relations. Le père de Sebastian parle aussi de la conception du théâtre de leurs enfants. « Se confronter à un autre art qui est le pur produit de leur génération, a rajouté des obstacles. » Ce sont d’ailleurs ces longues discussions et ces disputes qui constituent un des matériaux de la mise en scène. Enregistrées et rejouées, elles retracent tous les doutes et les incompréhensions de la création et plus largement du couple intergénérationnel. « Pour que nos pères acceptent notre « irrespect » sur scène, nous devions effectivement remettre en cause notre art. » Comment expliquer qu’il faut jouer son propre rôle tout en s’en détachant pour ne pas faire virer le projet en règlement de comptes ? « Pendant les répétitions, on jouait avec des masques et ça marchait » racontent les comédiens. Puis les pères ont compris petit à petit et ont joué avec cette ambivalence. En rentrant dans la peau du Roi Lear, ils parvenaient paradoxalement à parler plus franchement. Et Théo, de citer une parole de son compatriote grec Aristote : « C’est l’imitation de l’acte et pas l’acte. » Au final, la pièce a été montée en dix semaines, plus quatre week-ends avec les pères.
« Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie »
Un partage équitable de l'héritage revient-il à diviser l'amour parental entre frères et sœurs ? Combien vaut une heure d'amour paternel en euro ?
Quand la pièce commence, chaque comédien présente son père sans concession. Ses défauts, ses vilaines manies, sa relation avec ses enfants, tout est jeté au public sur un air de musique oppressant. Puis un son de trompette joué par l’un des pères rompt la tension et précède leur arrivée. Leurs pas alourdis par de grosses bottes semblent déjà annoncer leur condamnation. « Les bottes de papa ont fait leur devoir » chantent plus tard les enfants en reprenant la chanson de Dolly Parton, Daddy’s working boots. Les pères sont assis côté jardin sur trois fauteuils. Une caméra pointe leur visage qui est projeté sur trois grands cadres. Sur fond de royauté, voici nos trois rois Lear assistant impassibles à leur chute. Cette tragédie intemporelle de Shakespeare datant de 1608 aborde déjà ce problème d’héritage et de parentalité. Quand le roi vieillissant doit se retirer du trône, il décide de partager son royaume entre ses trois filles, en leur demandant en échange de leur exprimer leur amour. Alors que ses deux sœurs Goneril et Regan se lancent dans d’hypocrites flatteries, Cordelia, la préférée de son père refuse ce chantage. Pour ne pas désacraliser le véritable amour qu’elle lui porte, Cordelia accepte de se faire déshériter et bannir du royaume. « Au début, la pièce nous a servi de prétexte pour parler des forces et des faiblesses dans une relation intergénérationnelle. Puis l’idée de combiner le travail performatif au texte s’est faite naturellement. C’est la première fois que nous travaillons autour d’un drame. »
« Mieux vaudrait pour toi n’être pas née que de m’avoir à ce point déplu. » Cette réplique du Roi Lear, lancée à sa fille dans la première scène est le point de départ de Testament ; comme si à travers She She Pop Cordelia revenait sur scène pour donner une réponse alternative à la tragédie. Commence ainsi la « bagarre rhétorique ». Combien un enfant est-il prêt à sacrifier pour la prise en charge de ses parents ? Supportera-t-il les maladies, les soins à domicile, les affaires qui s’entassent dans le petit appartement ou a contrario la culpabilité de n’avoir rien fait ? Un partage équitable de l’héritage revient-il à diviser l’amour parental entre frères et sœurs ? Combien vaut une heure d’amour paternel en euro ? Mais derrière le décalage amusant des flow chart ou des chorégraphies se cache malheureusement la réalité d’absence de langage pour résoudre ces problèmes.
Du tranchant au touchant
La base de notre travail c'est la prise de risque ; les répétitions sont des moments forts et nous voulons retranscrire ce travail instinctif lors du spectacle
Bien que les images soient parfois crues, la pièce ne tombe jamais dans le mauvais goût ou l’impudeur. Au contraire, le fil de trame de la représentation reste cet amour filial entre le père et son enfant. On sent la complicité entre les acteurs et non-acteurs, on sent la vigilance des enfants avec leur pères sur le plateau. Les déplacements maladroits, les mains tremblantes des pères sont touchants. Quand le couple intergénérationnel se regarde droit dans les yeux, une force incroyable en émerge comme si ce regard entre eux était le premier de leur vie. Cela est dû sans doute aux improvisations ou effets d’improvisation qui dessinent des actes toujours uniques et inattendus sur scène. « La base de notre travail c’est la prise de risque. Même si la version française (la pièce est sous-titrée) et les pères qui avaient besoin de repères, ont laissé moins de place pour l’improvisation, la pièce résulte de scènes improvisées. Les répétitions sont des moments forts, nous voulons retranscrire ce travail instinctif lors du spectacle. » Comme les histoires de familles et de succession sont une boucle infinie, ce sont les enfants qui, à la fin de la pièce, enfilent les vêtements de leur père (après les avoir dépouillés) et portent une couronne en carton. Les voici devenus ce Roi Lear à la fois rigide et fragile. Avec un sourire ironique, ils posent dans les trois cadres qui se figent plus tard en nature morte baroque. Au milieu du plateau, les filles, le fils et les pères se couchent les uns sur les autres comme pour marquer à jamais leur lien de parentalité et de mortalité aussi. Puis la chanson Somethin’ Stupid de Nancy Sinatra, interprétée par She She pop et leurs pères comme un leitmotiv de la pièce nous revient en tête avec d’autres nuances : « Then afterwards we drop into a quiet little place / And have a drink or two /And then I go and spoil it all / By saying something stupid, Like I love you » (Après nous nous laisserons tomber dans un petit coin tranquille / Et nous boirons un coup ou deux / Et ensuite j’irai tout gâcher / En disant quelque chose de stupide / Comme Je vous aime).
Si finalement les relations entre les pères et leurs enfants n’ont pas changé sur le fond, les enfants ont été surpris de l’investissement des pères dans le collectif et les pères ont appris à estimer un travail théâtral d’une autre génération. « Ce n’est pas un projet thérapeutique, on parle bien d’art ! » insiste le collectif.
Pauline Vermeulen
Crédit photos : Doro Tuch
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