
FESTIVAL DU CINÉMA ESPAGNOL
« Le cinéma n’est pas seulement divertissant, il doit avoir un rôle social  »
La salle est pleine et bruyante au Katorza. Montxo Armendáriz et Puy Oria la productrice de No Tengas Miedo (N’aie pas peur) arrivent avec la même chaleur qui caractérise les espagnols. Pourtant, le film qu’ils présentent n’a rien de divertissant. Dans le programme du festival et le site du film lui-même, le synopsis est vague. « Silvia est une jeune fille marquée par une enfance obscure. A vingt-cinq ans, elle décide de refaire sa vie et d’affronter les personnes, ses peurs et ses sentiments qui la maintiennent liée au passé.  » Et pour cause. Face au sujet douloureux et tabou qu’est l’abus sexuel sur mineur, la production a eu l’intelligence de garder la retenue et lui éviter de tomber dans le voyeurisme et la stigmatisation. A la fin du film, Montxo et Puy reviennent. La salle se rallume, les voix et les visages sont silencieux.
Montxo Armendáriz est un fidèle du Festival du Cinéma Espagnol. Depuis 1992, le public nantais a grandi avec ses univers : Historias del Kronen (Histoires du Kronen, 1996) tiré du roman du même nom de José Ángel Mañas, qui raconte l’histoire d’étudiants qui se rejoignent chaque soir dans le bar El Kronen pour refaire le monde ; Secretos del Corazón (Secrets du Cœur, 1997, Oscar du meilleur film étranger) récit initiatique d’un jeune garçon dans une maison hantée ; Silencio Roto (Silence Brisé, 2001) qui réécrit le mythe du personnage du Maquis (guerrier anti-franquiste réfugié dans les montagnes), gagnant du prix Jules Verne en 2002 ; Escenario móvil (Scène mobile 2004), road-movie musical de plusieurs scènes espagnoles ; Obada (2006) du roman Obabakoak du basque Bernardo Atxaga, exploration mystérieuse d’une jeune fille à travers les territoires d’Obada, qui a été reprojeté pour cette 22ème édition, dans le cadre de la fenêtre sur le cinéma basque. Avec No tengas Miedo, Montxo Armendáriz explore un nouveau genre plutôt sombre. Lors d’une rencontre post-film, il a expliqué ses choix, et l’évolution de sa vision du cinéma.
« Un sujet que j’ignorais, une expérience terrible qui a duré un an et demi »
Montxo n'a pas voulu faire un film pour les victimes, il voulait d'abord comprendre la complexité des comportements humains sans tomber dans les clichés
Pour Montxo Armendáriz, l’idée de traiter ce thème si difficile s’est imposée comme un devoir : « Un jour, j’ai entendu l’histoire d’un jeune qui avait été abusé sexuellement par son professeur de musique. Un autre jour, celle d’une adolescente qui supportait depuis des années les perversions de son grand-père. Ce sont mes amis thérapeutes qui me l’ont raconté. J’ai voulu en savoir plus. C’est comme ça que ça a commencé. » Montxo le confesse, avant de s’intéresser au sujet, il ne se rendait pas compte que l’abus sexuel sur mineur et surtout dans l’entourage était si répandu. Selon le Conseil de l’Europe, 1/5 des mineurs sont victimes de violences sexuelles (24% de filles et 17% de garçons) en Europe. Il est même resté « consterné » en voyant tous les problèmes pas seulement psychologiques, mais physiques que pouvait provoquer cette « agression irrationnelle ». Il a alors décidé de prendre contact avec quelques rares victimes qui acceptaient d’en parler. « Durant plus d’une année, je vécu avec elles, leur douleur et leurs illusions. J’ai senti une profonde admiration en voyant avec quel courage elles affrontaient jour après jour leur existence pour refaire leur vie. » Montxo n’a pas voulu faire un film pour les victimes, il voulait d’abord comprendre la complexité des comportements humains sans tomber dans les clichés. « En parlant avec les victimes et les professionnels qui les traitent, j’ai découvert petit à petit la grande richesse dramatique et personnelle qu’il y avait derrière ces existences : des histoires de silences, de culpabilités, de manipulations et de dépendances. Mais aussi de survie, de lutte contre l’adversité, l’humiliation et la soumission. » Plus d’une fois Montxo a voulu abandonner, mais avec la même détermination que le film veut refléter, il est allé au bout de son projet pour montrer une réalité obscure que la société refuse de voir, face à la quête de volonté des victimes qui ont choisi de s’en sortir.
Filmer avec respect
Ce qui est frappant dans No tengas Miedo est la manière dont Montxo filme ses personnages. Empreintes de respect, les images sont d’autant plus fortes puisqu’elles laissent une ouverture. « Je n’ai pas voulu donner une vision manichéenne en stigmatisant les personnages. C’est au spectateur de juger. »
Le sujet du film n'est pas de comprendre le comportement abusif du père ou la réaction passive de la mère mais les sentiments intérieurs de la victime
Trois grands acteurs portent le film. L’acteur catalan et multi-primé Lluis Homar, connu pour ses rôles dans La Mauvaise Éucation et Étreintes Brisées de Pedro Almódovar s’est engagé corps et âme dans le rôle complexe du père agresseur. Étonnamment, il n’est pas présenté comme le « coupable ». C’est Belén Rueda (L’Orphelinat, Les Yeux de Julia), qui tient ce rôle très difficile. En interprétant la mère, elle apparaît comme la plus coupable car elle ignore ou veut ignorer les problèmes de sa fille. Divorcée, remariée, elle vit une autre vie loin de Silvia et n’entretient avec elle que des relations superficielles. Pourtant, au début du film, elle est témoin d’une scène où sa fille jouant à la poupée tient des propos douteux mais elle ne réagit pas. « Les victimes de violences sexuelles en veulent moins à leur bourreau qu’à leur mère » explique Montxo. Pour les victimes, la mère qui les a portées doit forcément savoir ou sentir le malaise. Elles leur reprochent souvent de n’avoir rien fait. Montxo fait aussi du personnage de la mère une métaphore de la société qui s’entête à ignorer le problème. C’est le personnage de Silvia, la fille qui est le plus dur à cerner. Et c’est sur elle que porte le film. « Le sujet du film n’est pas de comprendre le comportement abusif du père ou la réaction passive de la mère mais les sentiments intérieurs de la victime. » Montxo tente de nous rapprocher avec réalisme, de la compréhension de la mentalité de Silvia. « Il y a comme le syndrome de Stockholm chez les victimes. Elles sont persuadées que leur agresseur les aime et n’a pas voulu leur faire de mal. Ce n’est pas faux d’une certaine façon. En lisant le livre Conversations avec un pédéraste de Hammel Zabin Any, j’ai compris que les agresseurs n’ont pas conscience de leurs actes et pour 90% d’entre eux, ils reproduisent ce qu’ils ont subi, petits. » Le témoignage de Silvia est d’ailleurs dramatique : « Comment la personne qui m’a le plus aimée au monde a pu autant me détruire ? » Ou cette phrase ambigüe qu’elle lâche à son amie après lui avoir demandée si son père avait aussi abusé d’elle : « Je ne lui aurais jamais pardonné ». Rage ou jalousie ? L’ambivalence du personnage tisse le scénario du début à la fin pour insister sur cette dépendance entre l’amour et la haine. Pour le spectateur, ses réactions peuvent être difficiles à comprendre, surtout quand Silvia décide à un moment de retourner chez son père après avoir enfin réussi à se libérer de sa soumission. « La dépendance est symptomatique chez les victimes. C’est pour ça que j’ai voulu que Silvia soit accroc aux jeux de hasard. » La ludopathie permet au réalisateur de montrer aussi comment Silvia joue sans cesse avec sa vie. Ne se sentant pas « être humain » comme les autres, elle laisse le hasard décider de son destin. Au début, elle perd tout le temps. C’est quand elle commence inconsciemment à accepter de vivre, qu’elle finit par gagner.
Le fait de placer le sujet au cœur d’une famille très aisée a encore plus d’impact. Ce n’est pas la misère sociale qui est responsable de cette tragédie. « Chaque cas est particulier, d’où la nécessité d’entrecouper le film de témoignages d’autres victimes. » Tournés sous la forme d’un documentaire, on s’aperçoit à la fin, que ce sont les patients du groupe de thérapie de Silvia qui parlent. Ces témoignages inspirés de ceux de vraies victimes rencontrées par Montxo permettent de généraliser le problème et sont indispensables pour casser la fiction et nous ramener à cette tragique réalité.
Ne pas avoir peur de parler
Pendant le Festival du Cinéma espagnol, jusqu'au soir de la projection, des associations « twittaient » pour qu'un maximum de personnes assistent au film
Malgré la difficulté de projeter un film comme celui-ci, No tengas miedo a été bien accueilli dans d’autres pays du monde. Il a reçu de nombreux soutiens d’associations de protection de mineurs en France, aux États-Unis et en Amérique du Sud. Pendant le Festival du Cinéma espagnol, jusqu’au soir de la projection, des associations « twittaient » pour qu’un maximum de personnes assistent au film. La page facebook de No tengas miedo a permis à des centaines de victimes de communiquer entre elles. Montxo espère ainsi que le film pourra ouvrir les yeux de la société et ouvrir des dispositifs d’aides sociales efficaces pour protéger les victimes et dénoncer les abus. En Espagne par exemple, les seules organisations qui existent sont privées. Les victimes se réunissent en association pour payer un local et un thérapeute. « Je suis convaincu que pour que les victimes se libèrent et parlent, l’éducation a un rôle prépondérant. Il existe des campagnes éducatives contre les violences sexuelles mais ce sont des initiatives spontanées des écoles et des collèges. Seules la Navarre et les Iles Baléares font ce genre de campagnes d’information pour le moment. » Le chemin est encore long à parcourir, mais il y a de l’espoir. Au niveau médical déjà, de nouvelles techniques sont adoptées et ont fait leurs preuves. Montxo met en scène l’une d’elle qui devient le moteur de la narration. En effet, tout le début de l’histoire est un flashback : la thérapeute de Silvia l’a fait remonter dans son passé, son enfance, son adolescence grâce au geste EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing). Il s’agit d’une méthode thérapeutique développée par la psychologue américaine Francine Shapiro en 1987. Courante aux Etats-Unis depuis l’attentat du 11 septembre ou pour les militaires, cette méthode arrive petit à petit en Europe. Le traumatisme provoque un blocage et des crises d’angoisse chez la victime. Pour Francine Shapiro, c’est parce que l’information cérébrale du traumatisme est coincée dans une mauvaise partie du cerveau. L’idée est, par un mouvement des yeux de gauche à droite, d’activer les deux parties du cerveau tout en se concentrant sur la douleur du traumatisme afin de la remettre dans le bon hémisphère. Le symptôme disparaît à défaut du traumatisme. C’est par ce geste que Silvia se confie petit à petit et ose à la fin, se prendre en main. Elle part de chez elle en laissant son violoncelle. Seul moyen d’expression et de connexion avec la réalité, il représentait le poids de son existence ; et comme une silhouette de femme qui la suit en ombre, il symbolisait aussi cette femme qu’elle n’arrivait pas à être.
Un film dont on ne peut dire si on l’a aimé ou pas puisqu’il bouscule tous les systèmes affectifs. Si l’expérience est difficile, c’est un film qui mérite d’être vu et discuté. Montxo Armendáriz a prouvé que le septième art avait aussi un rôle social.
Pauline Vermeulen
Crédits photos : Site officiel de No tengas Miedo
Bloc-Notes
-
«  Chasse fermée  » remporte le prix du public au palmarès d’Univerciné 2013
-
Hellfest 2013 : Fragil prend refuge dans le nid des enfers
-
La 7ème Vague ouvre le bal des festivals
-
Le sculpteur Yonnais Pierre Augustin Marboeuf expose à Nantes pour la première fois
-
Edito du 12 avril 2013 : du fond des abysses