
CARNET DE REPORTAGE / CARTOGRAPHIE
L’art contemporain peut encore être inattendu
La biennale d’art contemporain de Melle
Melle, petite commune reculée des Deux-Sèvres, 4281 âmes au compteur, trois églises romanes, un temple protestant et... une biennale d’art contemporain à découvrir jusqu’au 25 septembre. Quand des artistes décident d’investir le territoire rural, c’est étonnant et détonant. En plus de l’article écrit, Fragil cartographie les lieux d’exposition et vous permet d’ajouter des données sur une carte ouverte.
"Habiter la terre : du battement de cœur à l’emportement du monde"... Sur le papier, une biennale d’art contemporain à Melle paraît une idée un peu saugrenue. Mais en arrivant à l’entrée de la petite commune, on est agréablement surpris par son charme et ses allures de petite bourgade du Sud. Il faut dire que ce vendredi-là, il fait plus de 25 degrés et on se voit bien sirotant une limonade sur la petite place juste derrière les Halles. Le décor ainsi planté, partons pour une balade artistique à la découverte des installations in situ qui jalonnent le paysage mellois.
Promenons-nous dans les bois...
Aux portes de la commune, un petit parc accueille depuis 2009 (date de la précédente biennale) le "Chemin de Bois" en châtaignier, long de 350 mètres, de Tadashi Kawamata. Un sentier où règne le calme et la simplicité et qui livre toute la force de l’art contemporain : ici, l’œuvre résolument conceptuelle s’intègre parfaitement au paysage et n’agresse pas le visiteur par une mise en scène outrancière. L’artiste a su trouver le bon équilibre entre le concept – à chaque pas, il s’agit d’une avancée vers l’inconnu, d’un questionnement sur le chemin à prendre et la voie à suivre – et la réalisation factuelle. Il a su jouer avec cette friche de près de trois hectares tout en respectant son aspect sauvage et en laissant le public à sa rêverie contemplative. Le chemin de bois devient alors chemin de méditation sur lequel tous les désirs peuvent prendre forme et tous les rêves devenir réalité.
Du côté du marché
À deux pas de là, il suffit de remonter l’avenue de Limoges pour être au cœur du marché. Il est près de 13h30, les vendeurs remballent leurs marchandises et les derniers clients plient cabas et paniers. Direction donc les anciennes halles où, entre deux cagettes laissées là à l’abandon, on peut découvrir la série de photographies "Empreintes" réalisée par Céline Boyer. Sur les quatre pans du bâtiment, elle a accroché d’immenses photographies de mains sur lesquelles on peut voir en surimpression un morceau de carte du monde. Ces mains qui s’élèvent sont celles de vingt Melloises et Mellois, originaires du monde entier, qui ont choisi de vivre ou de travailler à Melle et qui contribuent ainsi au bien commun de la cité. "La France est un pays d’accueil depuis des générations, elle est aussi marquée par ces migrations d’hommes et de femmes qui ont choisi de quitter leur terre… Ces origines, que nous tenons de nos aïeux ou de nous-mêmes, dessinent un espace cartographique associé à l’espace d’une vie et constituent notre mémoire et notre patrimoine", explique la jeune artiste. Ainsi, à côté de l’une des photos, nous pouvons lire : "Je suis née en 1964 à Ben Slimane au Maroc. (...) À l’âge de 22 ans, je me suis mariée à un Français..." Ces mains anonymes livrent alors un peu de leurs histoires et l’art remplit son plus grand rôle : aller à la rencontre des citoyens du monde et en livrer des messages d’humanité.
Un peu partout dans la commune, le photographe Thierry Fontaine livre également quelques messages avec ses photographies disséminées dans dix lieux. De ce côté-ci, au Café du boulevard où sont attablés estivants et locaux sortant du marché, si on prend le temps de lever la tête, on découvre ses œuvres comme des bouteilles lancées à la mer : un homme les pieds dans l’eau tenant une bouée par l’épaule. Mais qu’est-il écrit sur sa bouée ? JUSTICE en capitales et lettres jaunes. Des messages qui pourraient paraître anodins au premier coup d’œil mais qui donne finalement à voir au plus profond. Un peu plus loin, sur la façade du centre socio-culturel, le message "À Paris, quelqu’un m’a demandé si je parlais français". De ce côté-là, un gros plan sur une paire de chaussures vernies d’où sortent... des oursins. L’artiste interroge les grands maux de la société, l’identité ethnique et sociale, l’isolement, la difficulté du rapport à l’autre. Des photographies qui interpellent le promeneur sans leçon de morale ni position ostentatoire, l’œuvre de Thierry Fontaine est pertinente et ses messages toujours distillées avec subtilité.
Direction l’hôtel de Ménoc
Il est temps de rejoindre un des points centraux de cette biennale : l’hôtel de Ménoc en plein cœur de la ville. Cet édifice aux tours d’escaliers de style gothique flamboyant accueille plusieurs installations très intéressantes. Du côté de la salle des pas perdus de l’ancien tribunal d’instance, Barthélémy Toguo frappe fort avec ses 50 tampons-bustes démesurés, comme ceux utilisés par l’administration des douanes ou des préfectures, sur lesquels il a gravé des mots liés au vocabulaire administratif de l’exil : sans-papier, réfugié, sinistré, clandestin, toléré, refoulé... Le message est fort mais surtout très clair. Qui a dit que l’art contemporain était souvent abscons ? Par son art, Toguo parle de l’humain, de ses difficultés à être accepté dans une société de moins en moins tolérante... Des sujets universels en somme. Dans la pièce d’à-côté, les photographies de sa série "Transit" : dès les années 1990, il se questionne sur les mécanismes de contrôle des citoyens non-occidentaux dans les aéroports. Cherchant la faille, il provoque, tantôt en revêtant une tenue d’éboueur (entièrement neuve n’ayant jamais servie), tantôt en tentant de passer avec une valise entièrement faite de bois. Affolant les douanes et les contrôleurs de tout genre, il livre à l’objectif ses expériences et ses provocations, non sans humour.
À l’étage, dans le bureau du juge, Christian Boltanski, l’artiste majeur de ces dernières années, déçoit en recyclant pour cette biennale ses "Archives du cœur". Soit, leur destinée est de vadrouiller à ces Archives, mais Boltanski, comme Claude Lévêque, n’aurait-il pas pu créer une œuvre originale pour cette petite biennale de province ? L’artiste, plus occupé à son pavillon français de la Biennale de Venise [1], n’aurait-il pas fait montre d’un peu de mépris vis-à-vis d’une manifestation artistique sans renom ? Si vous ne l’avez pas déjà fait lors de son exposition "Monumenta" au Grand Palais en 2010, vous pouvez donc enregistrer votre cœur qui sera ensuite conservé, parmi 10000 autres battements de cœur, dans une bibliothèque sonore de l’île japonaise de Teshima. Un beau projet sans conteste, mais qui, ici, laisse un peu sur sa faim... et sa soif artistique !
Qui a dit que l'art contemporain était souvent abscons ? Par son art, Barthélémy Toguo parle de l'humain, de ses difficultés à être accepté dans une société de moins en moins tolérante.
Montons encore un étage pour arriver à la salle des audiences où nous attend l’œuvre de l’andalouse Cristina Lucas. Elle propose une vidéo de moins de cinq minutes pendant lesquelles elle revisite le célèbre tableau d’Eugène Delacroix "La liberté guidant le peuple" exposée au musée du Louvre. Baptisée "La liberté raisonnée", cette performance vidéo est absolument surprenante par son réalisme visuel et le souci accordé au détail qui donne un résultat à l’identique de l’œuvre d’origine. Seule la fin du petit film diffère, je vous laisse découvrir cela... Mais cette œuvre est sans nul doute une des meilleures de ce parcours artistique.
Juste derrière : l’église Saint-Savinien
En sortant de l’hôtel de Ménoc, il suffit de descendre un petit peu et nous voici à l’église Saint-Savinien, une des trois églises romanes de Melle. Cinq œuvres ont trouvé refuge ici. Passons sur l’anecdotique flacon de terre de Fukushima (collectée avant le séisme) de l’artiste Kôichi Kurita ; une œuvre symbolique mais qui fera dire aux fervents détracteurs de l’art contemporain que tout le monde peut en faire autant et, pour une fois, ce détracteur-là n’aura pas forcément tort. Non, concentrons-nous plutôt sur l’installation "Dialogue de l’ADN" de Chiharu Shiota. 500 paires de chaussures usagées appartenant à des habitants mellois ont été rassemblées et liées entre elles par un long fil rouge. Œuvre emblématique qui souligne que nous sommes biologiquement tous parents et tous différents ; le fil représentant en effet notre ADN. Dans chaque chaussure, un petit mot de son propriétaire comme celui-ci sur le ton de l’humour (ou du cri du cœur !) : "Elles ne me feront désormais plus mal aux pieds" ou cette "pensée écolo pour économies d’énergie" : "Quand on sort pisser, on ramène du bois". Chaussures vernies, pantoufles, tongs...autant de chaussures différentes d’êtres humains différents mais tous reliés sur cette Terre pour essayer de vivre ensemble.
Claude Lévêque à l’église Saint-Pierre
Avant d’arriver à l’église Saint-Pierre, un petit détour s’impose par l’ancienne maison du garde-barrière dans laquelle Claude Lévêque a installé son "Asile". L’artiste bien connu pour ses œuvres en néon réitère ici avec le mot "asile" écrit dans le dossier d’une chaise laissée-là à l’abandon en plein milieu de la maisonnette. Lévêque écrit : "Quand j’ai visité la maison du garde-barrière à Melle, j’ai trouvé une chaise bricolée par un particulier. Compte tenu de sa forme rudimentaire, je décide d’inscrire ASILE en néon blanc dans le vide du dossier. Ici ASILE résonne comme dans l’expression droit d’asile évoquant la libre circulation des personnes, comme l’intérieur de la maison du garde barrière est au croisement des voies du métissage."
Une sorte de mise en bouche de l’œuvre de Lévêque avant la magistrale "Hymne" à l’église Saint-Pierre. Je vous conseille de terminer votre périple par cette installation. Au plafond de l’église : des alignements croisés de lames suspendues au-dessus de nos têtes. La forme des lames reprend le schéma des cagoules du Ku Klux Klan mais à l’envers ; les orifices des yeux et les pointes effilées sont donc renversés pour donner une impression de lames tranchantes. Cette œuvre pose un regard critique sur le racisme et la xénophobie et tous les fanatismes aveuglants. Ce qui en ressort c’est à la fois une sensation de menace qui pèse sur nos têtes mais aussi, grâce aux vitraux de l’église qui se reflètent dans les lames, un sentiment de beauté infini, un certain bien-être à déambuler ainsi dans ce lieu mystique qui revêt des allures un peu profanes avec l’installation de Claude Lévêque. Les mots restent bien en-dessous de tout ce que vous pouvez ressentir face à cette œuvre vraiment bien pensée et bien réalisée alors filez de ce pas à Melle ; l’occasion d’une belle découverte artistique mais également de passer au-delà des préjugés : oui, art et ruralité peuvent se conjuguer.
Texte et photos : Delphine Blanchard
[1] Retrouvez en septembre une chronique sur l’œuvre "Chance" proposée par Christian Boltanski lors de la Biennale de Venise cet été. L’occasion de voir si l’artiste a été plus inspiré et quelles différences peut-il y avoir entre une œuvre proposée dans le cadre d’une exposition locale et une Biennale de renommée internationale. À suivre donc...
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