
RENCONTRE
Très "chair" expressionnisme...
La chair, les os et le sang : le courant artistique expressionniste fait souvent peur parce qu’on le réduit à ce qu’il n’est pas. Loin des images d’Épinal, entre gore et sanguinolent, l’expressionnisme parle au contraire de l’homme dans ce qu’il a de plus réel et concret ; l’homme à l’âme torturée qui se débat dans son enveloppe charnelle. À l’occasion de la sortie du livre "L’expressionnisme contemporain", rencontre avec l’artiste Loki Baal.
Il y a des livres d’art qui ne vous laissent pas indemnes. "L’expressionnisme contemporain" sous-titré "200 œuvres de chair et de sang" (aux éditions Le livre d’art) est de ceux-là. "Chaque homme est un abîme, on est pris de vertige quand on s’y plonge", écrivait le dramaturge Georg Büchner. On est également pris de vertige quand on se plonge dans ce magnifique ouvrage qui montre l’humain dans tout ce qu’il a de plus animal et déconcertant. Depuis les années 1500, avec les œuvres de Jérôme Bosch, en passant par Egon Schiele (dans les années 1900), Oskar Kokoschka (années 70-80), Willem de Kooning (mort en 1997), les artistes ont toujours aimé peindre l’humain dans son expression la plus brute. Aujourd’hui, une nouvelle génération d’artistes prend la relève et continue à se questionner. Qu’est que l’humanité ? Qu’est-ce qu’un corps : une enveloppe charnelle et/ou une âme ?
À bientôt 40 ans, Loki Baal fait partie de ces artistes qu’on peut affilier au courant expressionniste. Un échange de mails et un coup de téléphone plus tard, me voici dans son antre... Loki Baal m’accueille chez lui, à Rocheservière, pour une rencontre "en chair et en os". En traversant la petite commune vendéenne, le cadre bucolique du paysage me rappelle plutôt les impressionnistes, tendance Monet (le pont du Péplu, à l’entrée de la bourgade pourrait très bien détrôner le fameux pont de Giverny) mais quand on franchit le petit atelier/bureau de Loki Baal, adieu nymphéas, coquelicots et meules de foin. Accrochées sur tout un pan de mur, faisons connaissance avec les "Âmes grises", la série sur laquelle il travaille en ce moment. Tout de noir, blanc et gris vêtues, ces âmes-là – loin d’être effrayantes – sont plutôt attirantes.
"Les gens d’ici"
Attirants vraiment, me direz-vous, ces visages sans regards ? Ces grands trous noirs à la place des yeux qui arrivent quand même à nous regarder ? Ces têtes qu’on dirait sans vie ? Attirants, oui et même vivants, bien plus que vous ne pouvez le penser. Et quand Loki Baal raconte la genèse de cette série de peintures sur papier, mêlant mine de plomb, craie grasse et acrylique, tout s’éclaire. Évidemment que c’est cela qu’on y a vu, c’est pour ça que ces œuvres interpellent au premier regard, sans savoir, on a compris l’histoire : "C’est en écoutant Serge Teyssot-Gay, le guitariste de Noir Désir, reprendre des textes de l’écrivain poitevin Georges Hyvernaud que je me suis mis sur cette série. Dans son livre "La peau et les os", Hyvernaud raconte son expérience du camp d’internement allemand où il a été envoyé pendant la guerre. Instituteur, il se retrouve tout à coup forcé à une vie commune avec des paysans, des notables, des gens qu’il n’aurait peut-être jamais côtoyé dans sa vie de tous les jours. Ici, le corps devient un numéro, tout le monde porte le même "costume", il n’y a plus de catégorie sociale, tous dans la même galère ! Comment expliquer que l’homme en captivité ne sombre pas dans la folie ? Lui s’en sort en écrivant. Puis comment se replonger dans la vie à la sortie du camp ? Comment reprendre sa vie d’avant qui ne sera jamais plus la même ? Ce qui m’intéresse c’est l’humain dans ce qu’il a de plus réel, le parcours du quidam, le quotidien des gens d’ici en somme".
Une peinture qui ne flatte pas l'œil mais qui donne à réfléchir... Et si c'était cela la principale mission de l'art : éveiller les consciences ?
En quelques œuvres, Loki Baal a réussi à faire se rejoindre la grande et la petite histoire. La grande qui restera à jamais gravée dans l’esprit collectif et la petite qui ne concerne que quelques-uns... Laquelle a le plus d’importance ? Celle qui dessine les contours de l’Humanité ou celle qui fait avancer chaque être humain dans sa vie ? Les deux, finalement, ne sont-elles pas complémentaires ? Quelle que soit la réponse, l’artiste, lui, essaye de s’intéresser à celle qui, d’habitude, n’intéresse personne. D’une certaine manière, il réhabilite ces "petites gens", parfois malmenés, en nous les exposant ainsi, pleine face, sans artifice. Une peinture qui ne flatte pas l’œil mais qui donne à réfléchir... Et si c’était cela la principale mission de l’art : éveiller les consciences ?
"Réparer l’anormalité"
Quand on rencontre un artiste, il est toujours intéressant de comprendre concrètement comment il travaille, quelles sont les techniques utilisées, comment se construit une toile et comment on arrive à poser sur la toile les idées qui germent dans la tête. À tout cela, Loki Baal répond par la célèbre phrase de Picasso : "Je ne cherche pas, je trouve." Et d’expliquer en toute modestie ce qu’il veut dire par là : "Il y a un jour où j’ai vraiment compris cette phrase. Moi, je fonctionne par expérimentation, je tâtonne, je reprends des anciennes toiles que je n’ai pas vendu et qui ne me correspondent plus et je repasse dessus une couche de blanc. Je reprends tout à zéro et j’entame mes strates, je passe des couches et des couches, c’est d’ailleurs pour cela que je privilégie l’acrylique, ça sèche plus vite. Je mets puis j’enlève quand je ne suis pas content de ce que je fais. J’essaye toujours de réparer une anormalité et, en faisant cela, je finis pas trouver... autre chose que ce que je cherchais au début ! Par exemple, pour la toile "Entre les rails" (qui figure dans le livre sur l’expressionnisme), je n’étais pas content au début, j’ai fini par jeter le pot de peinture en plein milieu de la toile et là, tout à coup, ça m’a plu, j’ai continué dans ce sens-là. Ce sont les erreurs et les réparations de ces erreurs qui aboutissent au résultat que je souhaite".
Un peu de hasard donc pour celui qui est plutôt du genre à essayer de tout expliquer, de tout comprendre et de tout analyser. "Parfois un peu trop d’ailleurs", confie Loki Baal. Mais c’est certainement sa façon de se questionner et d’aller au bout des choses et des concepts qui donnent aux créations de cet artiste cette force et cette efficacité. Se retrouver face à une toile de Loki, c’est aussi se retrouver face à soi-même, à ses doutes et à ses zones d’ombre, c’est un voyage en profondeur qui éveille les sens. Alors, arrêtons de nous faire croire que l’expressionnisme est un art en marge et morbide : les "Âmes grises" de Loki Baal reflètent bien mieux l’humanité que les portraits lisses et sans vie de l’iconographie publicitaire des magazines sur papier glacé.
Texte et photos : Delphine Blanchard
Tout sur l’artiste ici
Rencontrez Loki Baal, les 11 et 12 juin prochains, Place de la Mairie à Rocheservière, à l’occasion du festival "Peindre dans les rues"
Et dans toutes les bonnes librairies : "L’expressionnisme contemporain. 200 œuvres de chair et de sang". 24 x 33 cm. 192 pages, 200 reproductions en couleur. 39 euros.
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