
PORTRAIT
Comment le petit Jacquot de Nantes devint le grand Jacques Demy ?
EXPOSITION "UN NANTAIS NOMMÉ JACQUES DEMY" A LA MEDIATHEQUE... JACQUES DEMY
Il y a 50 ans, Jacques Demy tournait "Lola", son premier long-métrage au cœur de la cité nantaise. Il y a 20 ans, Jacques Demy mourrait du sida. L’occasion pour la ville de Nantes de rendre hommage au cinéaste de La Nouvelle Vague à travers l’exposition "Un Nantais nommé Jacques Demy" qui se déroule jusqu’au 26 février à la médiathèque qui porte son nom, quai de la Fosse.
Dès l’entrée, un kaléidoscope géant nous plonge dans l’univers coloré du réalisateur. À l’intérieur de chaque parcelle lumineuse, on fait connaissance avec les personnages de fiction des films de Demy : voici donc Lola du film éponyme ; Solange et Delphine, les fameuses Demoiselles de Rochefort ; Geneviève, Guy et Roland, le triangle amoureux des Parapluies de Cherbourg ; Jackie sortant tout droit de sa Baie des Anges... Une véritable famille dont les contours se forment, film après film. Marie-Vianneytte Moulin, commissaire de l’exposition, rappelle que "Jacques Demy aimait beaucoup l’univers de Balzac. À sa façon, il s’est construit sa comédie humaine. On retrouve les différents personnages d’un film à l’autre sous forme de clin d’œil. Par exemple Roland Cassard, diamantaire amoureux de "Lola" épouse Geneviève dans "Les Parapluies de Cherbourg", après avoir fait fortune aux États-Unis. De même, la mère et ancienne danseuse qu’il rencontre à Nantes, avant qu’elle ne parte retrouver sa fille à Cherbourg chez son beau-frère coiffeur, est découpée en morceaux dans "Les Demoiselles de Rochefort". En examinant ses films, on s’aperçoit qu’aucune rencontre n’est insignifiante."
Impossible de parler de la filmographie complète de Demy, l’exposition met donc l’accent sur trois films : "Lola" et "Une chambre en ville", parce qu’ils ont été entièrement tournés à Nantes et "Jacquot de Nantes", réalisé par Agnès Varda, sa compagne de toujours, mais dont le scénario a été écrit par Jacques Demy et qui retrace sa jeunesse nantaise. Le contenu de l’expo : affiches de films, photographies de tournages, synopsis des œuvres, maquettes, objets personnels, documents originaux et extraits de films. Tout cela pour être en immersion totale dans l’univers féerique du cinéaste.
Lola : le Passage Pommeraye et La Cigale
À la question, "Pourquoi je filme ?", Jacques Demy écrivait en 1987 dans le journal "Libération" : "Parce que j’aime ça / Parce que ça bouge / Parce que ça vit / Parce que ça pleure / Parce que ça rit (…) / Parce que filmer c’est comme une femme / C’est comme un homme / Ça peut faire mal / Ça vous écorche / C’est parfois moche / Mais c’est bien quand même (…) Parce que j’aime ça / Et parce que je ne sais rien faire d’autre..."
Petit, son père l'emmenait voir le théâtre de marionnettes de Guignol cours Saint-Pierre ; c'est certainement là que sa vocation est née.
Il ne sait peut-être rien faire d’autre mais filmer il sait le faire et cela depuis sa plus tendre enfance. Petit, son père l’emmenait voir le théâtre de marionnettes de Guignol cours Saint-Pierre ; c’est certainement là que sa vocation est née. À 4 ans, il donne ses premiers spectacles de marionnettes sur le buffet de la cuisine de ses parents où il fait évoluer ses petits personnages. Dès l’âge de 9 ans, il commence à réaliser des petits films animés.
C’est dans le mythique passage Pommeraye que tout se concrétise : en 1944, il a 13 ans et se rend dans une boutique où il a repéré une petite caméra Pathé Baby qui lui plaît ; le propriétaire lui échange contre son mécano et quelques livres de la bibliothèque parentale. Quelques années après, pour son premier long-métrage "Lola", c’est donc légitime que le mythique passage se retrouve dans plusieurs scènes – Lola y déambule avec son petit garçon, Lola y retrouve par hasard son ami d’enfance Roland – comme pour signifier que c’est ici que tout a commencé pour lui. La commissaire de l’exposition ajoute : "C’est aussi un lieu fort en symboles pour Jacques Demy. En 1961, quand sort le film, Pommeraye c’est encore le passage entre la ville haute et la ville basse, les riches et les pauvres. Demy aime montrer ces écarts-là dans la société".
Un peu après le passage Pommeraye, en remontant à gauche la rue Crébillon, c’est le théâtre Graslin qu’on retrouve comme arrière-plan du film, rendant ainsi hommage aux opérettes qu’il allait voir là-bas enfant avec sa mère. Un peu comme Cézanne et sa montagne Sainte-Victoire ou la Normandie pour Monet, Nantes est une protagoniste à part entière dans l’œuvre de Demy. Pour les scènes de cabaret où Lola danse en guêpière et bas résille, c’est la brasserie La Cigale que le cinéaste a choisi et rebaptisé pour l’occasion L’Eldorado.
Une chambre en ville : rue du Roi-Albert et pont transbordeur
Sorti en 1982, "Une chambre en ville" est le film que Demy avait le plus à cœur. Il débute d’abord le projet sous forme de roman dans les années 50, qu’il transforme ensuite en scénario mais le film n’aboutit pas. Il veut en faire un opéra mais optera au final pour un film musical, entièrement chanté comme "Les Parapluies de Cherbourg". À travers ce long-métrage c’est une part plus sombre de l’histoire nantaise qui se joue. Inspiré de l’histoire de son père et d’un fait divers réel (la mort d’un ouvrier nantais, Jean Rigollet, lors d’affrontements contre les CRS en 1955), le film met en scène la violence des grèves et des manifestations lors desquelles les ouvriers chantent leur révolte. Dans le film, la rue du Roi-Albert est le théâtre de la révolte ouvrière, rue arpentée par le jeune Jacques avec sa mère : "Je me revois avec ma mère traversant cette manif’ où les gens partaient vers la Préfecture. Ces chants m’ont porté, m’ont gravé, m’ont produit une impression très forte. En plus, mon oncle et mon père ont travaillé aux chantiers". Nourri par ces souvenirs, Jacques Demy retranscrit ici cette période noire de la cité nantaise. À noter, la petite prouesse technique du film : Demy fait réapparaître le pont transbordeur de Nantes détruit en 1958 grâce à une technique de trucage appelée glass shot. La féerie de Demy s’accompagne aussi d’une véracité des détails.
"Jacquot de Nantes" : le garage, allée des Tanneurs
À la fin des années 80, Jacques Demy tombe malade – à l’époque on parle de leucémie, aujourd’hui on sait qu’il s’agissait du sida – considérablement affaibli, il ne peut plus tourner. Il reprend alors sa deuxième passion, la peinture, comme à l’époque où il suivait les cours aux Beaux-Arts de Nantes. Parallèlement, il écrit ses souvenirs d’enfance qu’Agnès Varda lui propose d’adapter : le film "Jacquot de Nantes" sortira en 1991 après la mort du cinéaste le 27 octobre 1990. Le sous-titre "Évocation d’une vocation" en dit long sur l’ambition du projet : raconter comment le petit Jacquot de Nantes est devenu le grand cinéaste Jacques Demy. Pour cela, l’histoire débute au n°9 de l’allée des Tanneurs, juste derrière Graslin, siège du garage familial, le "garage Demy, réparations et entretien". C’est sous le porche de ce lieu que le petit Jacques regardera le monde qui l’entoure avec ses grands yeux émerveillés et créera alors par la suite son univers, un peu plus coloré que la réalité, un peu plus "en-chanté" surtout. Jacques Demy est mort mais son cinéma reste bien vivant : c’est le constat que l’on peut faire en sortant de l’exposition se surprenant à fredonner, le long du quai de la Fosse, "Nous sommes deux sœurs jumelles / Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol ré do / Aimant la ritournelle, les calembours et les bons mots". Le cinéma de Demy est universel et indémodable. Et quand on voit le film "Les Chansons d’amour" de Christophe Honoré, on se dit que la relève est assurée même si le talent de Jacques Demy reste inégalable.
Delphine Blanchard
Exposition jusqu’au 26 février 2011 à la Médiathèque Jacques Demy (salle d’exposition) - 24, quai de la Fosse. Ouverture du mardi au samedi de 13h à 18h. Renseignements au 02 40 41 95 95 et sur www.bm.nantes.fr.
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