FOCUS
Utopiales 2010 : (Anti)Social Network
UTOPIALES 2010 : TOI, MOI ET TOUS LES AUTRES... LE RESEAU ET LA VIE PRIVEE
Utopiales, jour 3, il y a foule au bar de Mme Spock même s’il n’est que midi. Pourtant, ce n’est pas de cocktails que les visiteurs sont venus s’abreuver mais de savoir, attirés par le sujet de la conférence au programme : «  Big brother aux frontières ». Les auteurs présents : Alain Damasio, Christophe Lambert et Dimitri Glukhovski. Modérateur : Antoine Mottier
Sans doute surpris face à ce public dense, Alain Damasio nous annonce dès le début que la soirée de la veille a été un peu agitée, et que vu l’heure assez matinale...bref, nous sommes prévenus : on est un peu fatigués parmi les auteurs invités et il ne faudra pas s’attendre à un débat des plus vifs.
Craintes injustifiées si on considère la ferveur et l’animation qui ont parcouru cette rencontre, aussi bien chez les auteurs que l’audience dont les réactions étaient nettes, entre sursauts, sourires et approbations manifestes.
Il faut dire que le ton est tout de suite engagé, brûlant même, dès la question d’entrée : dans une société de contrôle qui n’a pas encore atteint ses limites, la technologie va t-elle encourager les libertés ou à l’inverse, les restreindre ?
Extension du domaine du contrôle
Immédiatement, l’énumération suffocante par A.Damasio de l’évolution et de la multiplication des moyens de contrôle nous projette dans un univers inquiétant, cher aux auteurs de dystopie [1].
Un univers sombre où nous serions captifs d’un maillage technologique dont les budgets faramineux ne cessent d’augmenter. Cette société de contrôle, que nous le voulions ou non, est bel et bien en train de se construire, lentement mais sûrement.
Même s’il tenteront de tempérer cette sombre analyse, les autres participants ne pourront que venir étoffer ce portrait d’une crispation sur les notions de sécurité, de surveillance. Les moyens de communication nous apportent alors aussi bien le poison que son antidote.
Bien sûr, il existe des sociétés et des états pratiquant plus ou moins ce contrôle de leurs citoyens, comme le rappelle l’auteur et journaliste russe Dimitri Glukhovski. On ne peut cependant nier la tendance générale qui consiste à offrir en pâture le récit de nos vies et de notre intimité, particulièrement par l’intermédiaire des réseaux sociaux, qui sont devenus « les plus grands collecteurs d’informations privées et battent désormais les services secrets ! »
Certes, tous les gouvernements ne s’intéressent pas aux réseaux sociaux, par manque de compréhension ou décalage, mais ils sont indéniablement un nouveau moyen de reconnaissance et de traçage des individus.
Les sites de localisation comme Foursquare s’avèrent aussi des outils idéaux de ciblage des consommateurs, un terrain de jeu rêvé pour les publicitaires que le site cherche ouvertement à attirer.
Les annonceurs ne regardent pas leur porte-feuille quand on parle de publicité ciblée. Elle ne sera a priori pas vécue comme une agression car intégrée dans l’environnement social de l’utilisateur. Cette publicité passe aussi de plus en plus par le biais de la recommandation entre pairs, véritable sésame pour le marketing.
Extimité et droit à l’oubli
Le développement de ce type de réseau social est bien sur fondé sur la participation active des membres qui se médiatisent eux-mêmes, de leur plein gré : l’individualisme expressif [2]]. C’est l’avènement d’une nouvelle forme de rapport aux autres, que l’on revendique : l’extimité, définie dès 2001 par le psychologue Serge Tisseron [3].
Malgré les aspects positifs de ce dévoilement mutuel, consenti et donc enrichissant, il y là une des ambiguïtés fondamentales du net :
La conversation numérique nous laisse trop souvent croire qu'elle est l'espace anodin d'une conversation de salon ou de comptoir...
le ton et la teneur de la conversation numérique nous laisse trop souvent croire qu’elle est l’espace anodin d’une conversation de salon ou de comptoir...alors que les mots restent gravés plus solidement que dans le marbre. Cela implique inévitablement une possibilité d’utiliser tous les propos passés, sortis de leur contexte.
Les conséquences futures de cette persistance sur la sphère personnelle et professionnelle commencent enfin à être envisagées. Grâce à l’alerte lancée par CNIL par exemple, on réalise qu’il faudrait rétablir le mécanisme de l’oubli sur internet, un droit à l’oubli qui a été largement atténué par la technologie.
Flicage de tous par tous ?
La peur que les autorités ou les marques ne nous surveillent et anticipent nos envies ou nos besoins est bien légitime, mais il existe une autre inquiétude, que Christophe Lambert pointe dans un second temps et qui fera réagir les participants.
C’est celle du flicage de tous par tous, grâce aux réseaux sociaux. La tentation de l’espionnage et de l’auto-contrôle est une déviance facile du comportement humain : avant même de songer aux instances au-dessus de nous, tentons déjà de définir une éthique dans nos comportements sur la toile. On connait bien ce côté sombre du stalking : ces heures passées à errer de profils en albums photos, de statuts en pages de fans pour connaître un individu.
D.Glukhosvki reconnaît également les dangers de l’accessibilité permanente et obligatoire qui sont arrivés avec le portable il y une dizaine d’années. Le fait de pouvoir être joignable tout le temps, partout, est à la fois un avantage et un formidable fil à la patte qui peut en agacer beaucoup.
Bien entendu, cette facilité de communication permet l’effervescence de relations autrefois compliquées à déclencher, (ainsi des nouvelles attitudes de « drague » permises par Facebook) mais elle entraine aussi son lot de doutes et de suspicions, de questionnements, dans le couple surtout, la famille, le travail. « Le malheur de l’homme contemporain c’est qu’à cause du portable, il ne peut plus être infidèle »... nous confie t-il en riant, allégeant un peu l’ambiance.
Plus sérieusement, c’est la frontière de ce tout qui est contrôlable qui n’a cessé de reculer. Que ça soit le végétal, l’animal, le minéral, les objets...et demain l’humain ? Le virtuel semblait être au début un espace de liberté décentralisé, sans autorité de gouvernance, un rêve de village global et de démocratie mondiale en somme...mais aujourd’hui, il est considéré par beaucoup de penseurs et de citoyens comme un espace de traçage.
Trouver des interstices
Même si nous n’en avons la plupart du temps par conscience, nous laissons derrière nous un sillage numérique. Nous évoluons en fait dans un espace totalement maillé, nous rappelle A.Damasio, cette « extension du domaine du contrôle » vient faire écho à la manière véritablement terrifiante dont nous nous servons de ces technologies pour assouvir notre tentation de paranoïa et de pouvoir sur les autres.
Si les dangers sont certains, la peur ne doit pas être notre seule réaction. Il ne faut pas oublier que des moyens de diversion, de brouillage et de résistance sont à notre portée. Résistance, le mot est lâché et fera jubiler beaucoup de monde dans le public.
Le « continuum de traces » qui nait de notre présence accrue sur le net et les réseaux rend nécessaire la redéfinition de la résistance : il faut parvenir à se loger dans les interstices, les rares espaces libres de la toile et tenter d’élargir ces failles. Il y a une furtivité nouvelle à mettre en place, qui passe aussi pour cet auteur par le hacking ou le piratage (seconde vague de sourires satisfaits dans l’auditoire) …
Et le plaisir dans tout ça ?
Une autre touche de positivité dans cette suite de constats alarmants, viendra du rappel par Dimitri Glukhovski d’un aspect que l’on a jusque là négligé dans ce débat menaçant : le plaisir.
Il y a incontestablement un plaisir réel issu de ces technologies de communication.
Car il y a incontestablement un plaisir réel issu de ces technologies de communication. Un plaisir physique, aux manifestations biochimiques obscures mais certaines, qui induit une véritable phénomène d’addiction- et donc de sevrage- aux nouvelles technologies.
Nous ne sommes pas là dans le domaine du rationnel mais de l’émotionnel ; la dépendance à ce plaisir est indéniable, qui d’entre nous n’a pas à un moment ou un autre ressenti une frustration lors d’une panne ou d’une absence de réseau ? Les émotions agréables qui vont de pair avec l’omniprésence de la communication dans nos vies, ce bonheur de se sentir demandé, presque indispensable, de savoir qu’on pense à nous...est-on prêt à les abandonner ?
La question n’est donc pas tant : peut-on échapper à la technologie ? que : veut-on vraiment s’évader de la technologie ? Au fond, ironise Dimitri Glukhovski, peu de gens sont prêts à cet acte.
Encore plus pour la nouvelle génération des Digital Natives, précise Christophe Lambert, celle qui a grandi dans ce cocon technologique et pour qui tout ceci ne remet pas en question son intimité ni sa liberté. [4]
La définition même de la vie privée est en effet à débattre : la frontière entre ce que l’on considère comme intime et ce que l’on ose donner au regard et aux commentaires de l’autre est aujourd’hui de plus en plus instable.
Les digital natives sont habiles à créer et manipuler leurs avatars sur le net, à jouer avec le personnage qu’ils incarnent dans le réseau, ce double de soi qui ni tout à fait soi-même ni tout à fait un autre. Nous sommes ainsi tout à fait capables de puiser dans cette matrice des sources d’échange, de créativité et de ludisme assumé. Mais il n’est pas aisé de gérer cette membrane et la temporalité nouvelle qui en découle.
De Big brother à Big mother...
C’est une des caractéristiques psychologiques du contrôle, reprend A.Damasio. En quelque sorte, on pourrait dire que nous sommes passés de Big Brother à Big Mother : d’une organisation invisible à une société maternante, qui couve, protège et sait mieux que nous ce qui est bon pour nous...
Bercés par ces outils-doudous qui nous consolent, des objets transitionnels qui remplissent le désir de fusion et de connexion permanente, la tristesse nous guette si le cordon qui nous relie au monde est par malheur coupé.
Ainsi, nous serions les habitants d’un cocon technologique. Et l’immense appareil de Facebook serait une nation dont nous sommes le peuple (la 4ème du globe en taille), malgré l’absence de gouvernance apparente.
L’auteur insiste : ces révolutions technologiques bouleversent donc complètement notre rapport au monde, on ne peut se contenter de penser, comme le suggérera un membre du public, que l’internet et les TIC ne sont qu’un outil de plus dans l’évolution de l’humanité.
Les œuvres produites à partir de ces questions liées au réseau, nées avec la vague du cyberpunk dans les années 80, lorgnent pour la plupart du côté de la contre-utopie. Ne transmettent-elles pas une vision un peu trop pessimiste du futur et du contrôle technologique ?
C’est la question que l’on peut se poser après avoir entendu les opinions des auteurs présents, même si Christophe Lambert ironise et rectifie : ce n’est pas de leur faute après tout si la technologie leur sert sur un plateau les ingrédients du totalitarisme...ils ne font que jeter un regard ludique et déformant sur le présent, sous forme de pamphlet.
Réveiller le désir de liberté
Donner au lecteur le désir d'échapper au contrôle, de fuir, cela pourrait être la mission de ces auteurs
Donner au lecteur le désir d’échapper au contrôle, de fuir, cela pourrait être la mission de ces auteurs. La science-fiction ouvre alors un espace de liberté pure, elle va redonner de la vigueur au désir de liberté qui s’étiole au bénéfice du besoin de sécurité.
Elle vient réinjecter un élan de libération en nous montrant le contrôle, la noirceur et la privation de libertés. Le rôle politique de ce genre s’affirme encore une fois, comme ce fut le cas lors de nombreux débats des Utopiales.
Ces écrivains mettent ici le doigt sur l’amoindrissement des libertés publiques qui est consenti pour répondre à un sentiment d’insécurité largement alimenté par les médias et les stratégies politiques, voire créé de toutes pièces. La « gestion des petites terreurs quotidiennes » (Paul Virilio) qui permet le développement invasif de la surveillance dans nos existences.
Position alarmiste ?
Pour les auteurs présents ce jour-là, la question ne se pose même plus : la frontière entre le privé et le public serait tout simplement dissoute, illusoire...pour le moment la situation semble inoffensive mais « ça peut dégénérer à tout moment, nous sommes dans le champ du contrôle de toute façon, dès le départ.... »
Pourtant, la conférence ne s’achèvera pas sur cette déclaration angoissante d’Alain Damasio, mais par un appel final à la résistance. Ce que nous devons retenir de toutes ces questions c’est l’envie de résister, de développer de nouvelles formes de lutte contre ce contrôle inévitable.
On l’aura compris, après une telle rencontre, un vent d’insurrection semble souffler sur le public, et personne ne sort tranquille de cette table-ronde.
Georgina Belin
Quelques repères de la SF de dystopie [5]
[1] La dystopie s’oppose à l’utopie : au lieu de présenter un monde parfait, la dystopie propose le pire qui soit. De l’anglais "dystopia" . Source : wikipédia
[2] lire à ce sujet [Penser les médiacultures->http://www.scienceshumaines.com/penser-les-mediacultures-nouvelles-pratiques-et-nouvelles-approches-de-la-representation-du-monde_fr_5482.html
[3] « Je propose d’appeler "extimité" le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique.
Le désir d’extimité est inséparable de la quête relationnelle. Sa valorisation est en train d’organiser de nouvelles règles sociales, qui ne sont pas plus dangereuses que les précédentes. Nous devrons juste apprendre à les connaître. » Serge Tisseron, 2001
[4] « Habituée à être photographiée et filmée sous tous les angles dès le plus jeune âge, elle s’est construite psychiquement en considérant qu’aucune image ne peut cerner l’intimité véritable. » Serge Tisseron, 2001
[5] Quelques lectures de genre :
Ceux qui nous veulent du bien, Collectif (La Volte, 2010 )
Cleer, Laurent Kloetzer (Denoël, 2010)
Neuromancien, William Gibson (Poche, paru en 1984)
Ubik, Philippe K.Dick (Poch e, paru en 1966)
Schismatrice +, Bruce Sterling (Folio SF, paru en 1985)
La Cité des permutants, Greg Egan (Poche, paru en 1999)
Rainbows End, Vernor Vinge (R.Laffont, 2007)
Pour aller plus loin :
Voir et pouvoir : qui nous surveille ? , Jean-Gabriel Ganascia (Les essais du pommier, 2009)
Sous surveillance ! : Démêler le mythe de la réalité, Françoise de Blomac, Thierry Rousselin (Les carnets de l’info, 2008)
La démocratie Internet : Promesses et limites, Dominique Cardon (Seuil,2010)
La vie privée, un problème de vieux cons ?, Jean-Marc Manach (Fyp, 2010)
L’invention de soi : Une théorie de l’identité, Jean-Claude Kaufmann (Hachette, 2007)
L’intimité Surexposée, Serge Tisseron (Ramsay, 2001)
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