
LITTERATURE MONDIALE & NOUVELLES TECHNOLOGIES
Esquisse d’une nouvelle génération littéraire : Rencontre avec Equi-librio et Javier Iglesias Plaza
Vendredi 5 novembre, 18h, au bar du Lieu Unique. Un éditeur, un écrivain et une traductrice parlent de littérature devant un verre. En espagnol. Ils ne se sont jamais rencontrés auparavant et pourtant, ils ont fait un livre ensemble. Retrouvez cet article en espagnol
Le baiser de Borges, et autres absurdités du quotidien est le premier recueil de nouvelles publié par Javier Iglesias Plaza. Ce libraire catalan, créateur de la revue en ligne « Caldo de Cultivo », publie depuis des années ses nouvelles sur son blog, « Vida puta y sin talento ». Il reçoit un jour un mail de Gonzalo Navarro, fondateur de la maison d’édition bilingue Equi-librio : « J’ai lu vos récits sur Internet. Je souhaiterais en parler avec vous ».
C’est le début d’une relation virtuelle qui donnera naissance à un objet bien réel. Un livre en version originale, espagnole, d’un côté, et en français de l’autre. Deux versions d’un même texte et entre les deux, la marge d’interprétation du lecteur, soumis au roulis du livre que l’on tourne et retourne.
« Traduire, c’est donner une des interprétations possibles du texte », rappelle Gonzalo Navarro, qui traduit lui-même presque tous les récits qu’il publie. De l’espagnol au français exclusivement. « Je ne serais pas capable de traduire vers l’espagnol » ajoute-t-il, « la traduction est un art délicat ». Pour le livre de Javier Iglesias cependant, Gonzalo Navarro a confié la traduction à Anne-Lise Thomine, jeune traductrice nantaise. Rencontrée, elle aussi, par le biais d’Internet. Quelques mois plus tôt, elle l’avait contacté par mail, emballée par ce projet éditorial hors du commun. Ça marche comme ça, chez Equi-librio. Au coup de cœur.
Virtualité et virtuosité
À l'avenir, le virtuel posera un problème de mémoire
Fragil : La littérature a-t-elle évolué depuis l’avènement d’Internet ?
Gonzalo Navarro : J’avais cette interrogation en tête quand j’ai commencé à chercher des écrits d’auteurs sur la toile. Mais je me suis rapidement rendu compte que ce n’était pas la bonne question à se poser. Ce qu’Internet a changé, ce sont les moyens de diffusion de l’écriture. Énormément d’auteurs qui ne parviennent pas à être publiés diffusent aujourd’hui leurs récits sur des blogs. Mais si Internet propose beaucoup d’écrits, encore s’agit-il de savoir ce qu’on y lit.
Fragil : Javier Iglesias affirme par exemple avoir passé un « accord » d’exigence littéraire avec ses lecteurs. Qu’est-ce que ce « niveau d’exigence littéraire » pour vous ?
Gonzalo Navarro : L’important, c’est d’entendre la voix de l’auteur. Une voix qui lui est propre.
Fragil : L’objet du culte littéraire, c’est le livre. Comment le penser numérique ?
Gonzalo Navarro : Tous les livres publiés chez Equi-librio peuvent être téléchargés sous format pdf. Mais le livre virtuel ne rencontre pas de succès, pour le moment. Dans 20 ans peut-être, mais pour l’instant, nous sommes toujours trop attachés au livre... à l’objet qu’on maltraite, qu’on abîme, qu’on s’approprie. La publication des livres en ligne ne séduit pas nos lecteurs. J’enregistre très peu d’achats d’e-books sur notre site.
Fragil : Des lecteurs matérialistes ?
Javier Iglesias : C’est symbolique. Il y a toute une mythologie qui entoure l’écriture et la littérature. C’est comme le mythe de la machine à écrire pour l’écrivain. Aujourd’hui, qui travaille encore sur une machine à écrire ?
Fragil : Dans la nouvelle du recueil intitulée De l’assassinat (des narrateurs) considéré comme un art, l’écrivain qui est en train d’écrire à la machine se fait tuer dans le dos par ses propres personnages...
Javier Iglesias : Vous voyez, la machine à écrire est toujours vivante dans l’imaginaire collectif.
Fragil : Y a-t-il une une différence entre écrire à la main et sur ordinateur ?
Javier Iglesias (pensif un instant) : Sur ordinateur, on ne garde pas de trace des brouillons.
Gonzalo Navarro : Le virtuel se perd facilement. À l’avenir, ça posera des questions par rapport à la mémoire.
Le nombril de l’écrivain
Pour Le baiser de Borges, l’éditeur a laissé l’auteur libre de sélectionner les nouvelles qu’il souhaitait inclure dans le recueil. L’important, répète-t-il, « c’est d’entendre un auteur ». Comme les pièces d’un puzzle, chaque conte constitue une facette du langage de l’auteur, et de ses contradictions. A la fois très exigeante, « un español purísimo », et nourrie de verve populaire, la langue de Javier Iglesias traque l’irruption de l’absurde dans le quotidien et le poursuit jusqu’à son paroxysme. Un illettré qui pulvérise des horloges à coup de marteau et demande à ce qu’on l’appelle Racine, l’attaque d’une femme louve dans le métro, une mannequin idiote métamorphosée subitement en citron, et qui se plante un clou de girofle dans le ventre pour ne plus se faire embêter par les hommes dans la rue...
La présence obsédante des grands auteurs est partout, de Kafka à Borges, en passant par Dostoïevski, tels des fantômes penchés par-dessus l’épaule de l’écrivain. Comme dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, dans laquelle un rêveur gêné tente d’empêcher l’écrivain argentin de l’embrasser goulûment.
Fragil : Comment couper le cordon avec les écrivains déifiés ?
Gonzalo Navarro : Les auteurs européens de la nouvelle génération semblent porter sur leurs épaules l’héritage des grands maîtres. Coincés entre une écriture académique et la recherche d’un nouveau langage aux formes déconstruites, les jeunes écrivains prennent leur quotidien comme source d’inspiration. Le nombrilisme européen contraste avec les récits des nouveaux auteurs latino-américains. Les écrivains d’Amérique Latine s’intéressent avant tout à l’histoire qu’ils racontent. Beaucoup d’entre eux n’attachent aucune importance au style, à la syntaxe et à l’orthographe. L’essentiel est de conter.
Javier Iglesias : En Europe, ma génération, la génération des trentenaires, n’a pas connu les violences de l’Histoire. A 30 ans, un Espagnol n’a toujours rien vécu. Nous nous centrons donc sur ce que nous connaissons, sur le quotidien, les livres lus, les films que l’on a vus.
La littérature européenne se regarde-t-elle le creux du nombril ?
Fragil : La nouvelle littérature européenne se regarde-t-elle le creux du nombril ?
Javier Iglesias : Le principal est de ne pas oublier que nos références sont un moyen, et non pas une fin en soi.
Gonzalo Navarro : La littérature, qu’elle raconte l’histoire d’un vieux qui lisait des romans d’amour ou qu’elle se regarde en train d’écrire, ne raconte toujours qu’une seule chose : la condition humaine.
Et c’est bien de cela qu’il s’agit chez Equi-librio. Permettre aux nouvelles voix de la littérature hispanique contemporaine d’écrire leur histoire et, en faisant tomber les frontières invisibles de la langue, de dresser un panorama de la nouvelle littérature mondiale.
Elise Canneson
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