Univerciné Russie
"Le Bannissement" : Combat avec l’Ange exterminateur
Festival du film Russe au Katorza de Nantes
"Le Bannissement" prête le flanc aux détracteurs des films russes-intellos. Mais c’est un chef d’œuvre ! Comme Tarkovski ou Bergman avant lui, Zviaguintsev touche au sublime ; sa vision russe du Destin tend à l’universel. On ne parle plus d‘ennui, mais de catharsis.
Un bagnole soviétique traverse a tombeau ouvert une ville industrielle désertée et cauchemardesque. Dans les lueurs d’une aube crépusculaire, Mark (Alexandre Balouiev) stoppe le véhicule devant un immeuble sordide. Alex (Konstantin Lavronenko) l’accueille dans l’appartement assombri, et en silence, soigne méthodiquement son frère ensanglanté.
Entre les deux frères Alex et Mark, peu de paroles, pas de question : une fraternité muette et une improbable communauté de destins qui les lie. Dissemblables et unis, ils évoquent deux grandes figures de l’homme russe : Alexéï et Dimitri Karamazov.
Karamazov, Raskolnikov
A quelques heures de la ville déserte, la campagne. Dans ces immenses étendues bucoliques, immuables, les pâturages frémissent de la vie imperturbable de la nature et de la discrète présence des hommes. Au milieu des champs, une maison de famille d’un autre âge. C’est en père de famille bienveillant que Alex y conduit sa femme Véra (Maria Bonnevie) et leurs deux enfants. Quelques jours de vacances et la tentative d’un retour aux sources.
Première et déjà ultime promenade familiale dans les prés qui bordent la demeure. Le ruisseau qui traverse les fondations de la maison est tari depuis la dernière génération, mais, sous les arbres fruitiers, Alex ne s’en soucie pas.
“J’attends un enfant. Il n’est pas de toi. (…) Je ne veux pas enfanter des êtres qui vont mourir.“
Le couperet de la fatalité va tomber en même temps que le soir. Dans la pénombre, en trop peu de mots, Véra va les plonger tous deux ans un dilemme cornélien : “J’attends un enfant. Il n’est pas de toi.“. L’homme seul est tourmenté par le choix : oublier, pardonner, tuer…ou empêcher la naissance.
Comme leur père avant eux, les deux frères sont austères et rétifs aux sentiments, partagés entre un impossible altruisme et une incoercible sévérité puritaine. La fatalité s’abat immuablement sur leur lignée : ils n’auront pas d’héritage, car femmes et enfants leur échappent. Ils sont en quelque sorte bannis de la paternité et du sens de leur vie.
Dieu est absent : c’est le destin
La malédiction des hommes de la lignée est sans motif ; ils n’ont pas tué comme Raskolnikov [1]. Mais rien ni personne ne les loue ni ne les blâme d’être l’un un citoyen rangé et l’autre un malfrat. Ils sont leurs seuls juges de leurs actes, portés par l’amour christique.
C’est inconsciemment que Mark accomplit ce que l’âme russe appelle le Destin. Comme Œdipe, sa tentative de rompre avec sa destinée aboutira paradoxalement à la disparition des siens. Mark, lui, a choisi l’amnésie volontaire, sans péché à absoudre ni faute à regretter. “Je n’ai pas perdu mes enfants. Je me suis simplement persuadé qu’ils n’existaient pas.“.
Dieu, décidément, ne reconnaît pas les siens et ses desseins sont impénétrable.…Dieu est absent !
Un silence dévastateur, une bienveillance fatale
Vivre dans la paix, c’est composer avec le Destin. Le Bannissement écarte le notions de jugement et de devoir. Pour résoudre son dilemme et retrouver l’harmonie familiale, Alexandre ne fait appel qu’à son frère et à son libre-arbitre. “Si tu dois tuer, tue. Si tu dois pardonner, pardonne. Quoi que tu fasses, ce sera juste.“. Sous ses dehors austères, Alex est un bienveillant, qui se sacrifie, oublie, pardonne...et tue. En voulant absoudre une faute inexistante, son pardon devient meurtrier.
Une certitude paraît : celle que la raison est douloureuse et les mots délétères. Car c’est de mots maudits, d’une figure de style contorsionnée que naît le drame : “J’attends un enfant. Il n’est pas de toi.“ L’incompréhension est tragique, car si Alex en est bien le père, l’enfant à naître, selon Véra, n’appartient à personne et n’a pas d’origine. Mais ce n’est pas à Alex l’homme banni que Véra confie : “Je ne veux pas enfanter des êtres qui vont mourir.“. La parole est si fautive que dans la première version du scénario les personnages s’exprimaient dans une langue morte !
Ici, l’homme reste étranger aux harmonie de la Nature et séparé du féminin ; le destin voue l’homme a une stérilité de l’âme et la femme à un enfantement coupable.
La libération sans le Salut
“Si tu dois tuer, tue. Si tu dois pardonner, pardonne. Quoi que tu fasses, ce sera juste.“
Alex décide d’échapper à cette malédiction sans motif en devenant à la fois le Christ et Abraham : il conciliera le pardon à la femme adultère et la répudiation d’Agar. Véra se soumettra à sa décision cruelle ; ce qui semble un invraisemblable acte de soumission se révélera un acte de confiance absolue.
Selon les interprétations, Alex se résigne aux morts qu’il engendre, ou tend à l’absolution par l’acceptation et l’abandon. Mais c’est en définitive par la mort de tout ceux qui lui sont chers, et l’effacement de ceux qui l’entourent que Alexandre parvient à la paix. Une ataraxie invraisemblable, même dans ces campagnes où malgré les distances, un secret et une confidence ne durent jamais vraiment.
De Bergman à Tarkovski : une esthétique orthodoxe
Andreï Zviaguintsev insuffle dans le "Le Bannissement" l’esprit de Bergman dans les ombres du "Sacrifice" [2]. Le scénario co-écrit par Oleg Negin s’inspire d’une nouvelle de William Sarroyan : Matière à rire ; mais de ce récit états-unien des années 50 il ne reste qu’une vague trame, retissée de la fibre russe et empreinte de culture orthodoxe.
Quatre ans après Le Retour, c’est encore Mikhaïl Kritchman qui sculpte l’image, Son obsession photographique excelle dans le respect académique la règle des ‘tiers’ [3], et un souci pointilleux d’évoquer la peinture flamande. Chaque élément visuel prend sens, jusqu’au sens de déplacement les objets. Quand ils n’évoluent pas, les personnages et le formes trônent en majesté au milieu du cadre, comme dans la peinture liturgique. Une liturgie ténue car aucun dogmatisme religieux explicite ne sourd tandis que se déploient les partitions éthérées de Andreï Idergatchev et Arvo Pärt.
Un film d’homme dans un No man’s land
Alex décide d’échapper à cette malédiction sans motif en devenant à la fois le Christ et Abraham : il conciliera le pardon à la femme adultère et la répudiation d’Agar
La fin du Bannissement est énigmatique autant qu’une morale y est improbable. Le ruisseau tari irrigue de nouveau les champs, où des femmes entonnent des antiennes sans âge. Hors champ, la demeure reste, à jamais désertée par les fantômes et par les fruits de leur union.
A l’issue de ce tableau si intense que deux heures trente ne sont pas trop longues, Zviaguintsev semble prôner un retour salvateur à un mysticisme muet et contemplatif, voire boudhiste. On évoque le fatalisme russe, mais on ne se trouve guère plus avancé tant qu’on ignore si, pour l’esprit slave, accepter ce qui est juste, c’est s’accorder avec son destin.
Un film qui vise à l’universel et embrasse l’absurde de la condition humaine comme ni Camus ni Beckett ne l’avait tenté.
Alors “Chef d’œuvre“ ?
Oui, “Chef d’œuvre“ !
Renaud Certin
Documentation : Léna Le Troadec
Le Katorza, cinéma d’Art et d’Essai de Nantes
Le Festival Univerciné Russe
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[1] Raskolnikov est le personnage de Crime et Châtiment (1866) de Fedor Dostoïevski. Il commet un assassinat par conviction morale. Il est rapidement tourmentée par la paranoïa et la culpabilité. C’est la condamnation au bagne qui l’amène à la rédemption ; mais c’est une extase mystique qui le conduit à la paix. En russe,’Raskolnikov’ signifie le ‘schismatique’
[2] Le Sacrifice du réalisateur russe Andreï Tarkovski. 1986. Le sujet en est…assez complexe…
[3] L’écran est coupé verticalement et horizontalement à chaque tiers.
Bloc-Notes
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