
Le Marquis de Sade, soluble dans l’industrie culturelle
Les bonnes oeuvres du vice
Rencontres de Sophie 2007 : Paul Ardenne
120 journées de réflexion ne seraient pas de trop pour se prononcer sur la question : "L’art est-il étranger au Bien et au Mal ?" Paul Ardenne, historien de l’art, fait le tour de la question.
Eté 2003, Paris. Pas loin de la Sorbonne, on projette "Salo, les 120 Journées de Sodome", de Pasolini. Ce film "sadique" de 1976 s’inspire si fidèlement de l’œuvre du Divin Marquis qu’on se demande comment, à sa sortie, il fut autorisé aux mineurs de plus de 16 ans. A l’entrée, quelques adolescents de bonne famille avides de transgression se tortillent, et cachent leur embarras sous des commentaires esthétisants. "Salo...c’est bien ?..." risque un éphèbe gêné. L’ouvreur le toise et lui répond d’une voix blanche : "Non, c’est MAL !". En jouant sur les mots, les deux protagonistes venaient de reposer un vieux problème : la moralité des œuvres d’art. Il n’est pas question ici de bon ou de mauvais, de beau ou de laid, mais de bien et de mal.
Bon, Mauvais, Beau, Laid, Bien, Mal
Mars 2007. Nantes. Au Lieu Unique, on se presse aux Rencontres de Sophie -les Rencontres nantaises de la philo. Le Bien et le Mal sont au cœur des discussions. Dans le grand amphi, Paul Ardenne, agrégé d’Histoire à fort tempérament, s’attèle à la question : l’Art est-il étranger au Bien et au Mal ?.
On peut demander des comptes à l'artiste au nom du Bien et du Mal : chaque artiste est alors renvoyé à ses propres positions morales...
Ardenne, collaborateur de la revue Art Press, s’interroge sur la portée sociologique des oeuvres d’art, là où, en général, on s’arrête à leur aspect esthétique. Leur accorder une portée morale est, selon lui, une obligation, car certaines oeuvres peuvent être néfastes. Par souci de clarté, il nuance : si la transgression consiste à franchir les limites pour recréer une norme, la subversion, elle, abolit la règle sans élaborer d’alternative.
L’enseignant amiénois n’est pas issu de la génération pour laquelle il était "interdit d’interdire". Il s’inscrit aussi en faux contre Gide, selon qui on ne pouvait faire de bonnes œuvres d’art avec de bons sentiments : "Les icônes chrétiennes prônent des vertus." rappelle l’universitaire. Il ajoute : "par contre, certaines oeuvres n’ont aucune portée morale", comme les photos de vacances ou le jazz instrumental. D’autres, en revanche, sont éthiques avant tout. C’est le cas de la pièce Antigone, qui depuis 2500 ans met face-à-face les impératifs sociaux et les élans irrépressibles de la compassion.
Liberté de création, responsabilité de diffusion
Il a l’art que l’on fait et l’art que l’on montre, explique Paul Ardenne. L’artiste, dans le secret de son atelier, se représente le monde : il le peint, le dit, le chante, et n’a pas alors à se justifier. Mais si ensuite, il présente ses oeuvres au public, les choses changent. Cette médiation -souvent une médiatisation- met l’auteur et le diffuseur face à leur responsabilité. Cette peinture peut-elle choquer ? Ce livre sera-t-il mal compris ? Ce film véhicule-t-il des valeurs perverses ?
Certaines œuvres d’art peuvent-elle échapper au jugement sur leur portée morale, simplement parce qu’elles s’en dédouanent ? Michel Terestchenko, autre invité des Rencontres, répond par la négative. Dans une critique éthique, il dissèque le best-seller de Jonathan Littel "Les Bienveillantes", dans lequel l’auteur expose durant 900 pages les états d’âme d’un bourreau nazi.
L’âge de la culture de masse
A l’ère de la production industrielle des œuvres d’art, le marché de la culture et du divertissement est devenu l’acteur majeur de la problématique. A la fin de la seconde guerre mondiale, Théodor Adorno analysait déjà l’émergence de cette industrie de la culture et du divertissement dont l’activité principale, la diffusion massive, n’a depuis cessé de prendre de l’ampleur.
Désormais, le subversif consensuel choque peu : il est au contraire utilisé comme argument de vente. On produit essentiellement des œuvres consensuelles, ou faussement subversives -dans le sens de nouvelles conventions sociales. "Le consensus est souvent l’expression d’une fausse liberté de pensée." Conséquence perverse : "Il est infiniment plus difficile de faire un film libre aujourd’hui qu’il y a vingt ans."
Aujourd'hui, l'obscénité, c'est le marché
Qu’auraient décrété Paul Ardenne et Michel Terestchenko, si, il y a trente ans, on leur avait soumis la version filmée des infamies du Divin Marquis ? Sans doute rien, car il est probable qu’aujourd’hui personne ne se risquerait simplement à le produire !
Texte et reportage sonore : Renaud CERTIN
Photo : d’après un cliché de Aurélia Blanc
Ouvrages de Paul Ardenne : Art, l’âge contemporain (Editions du Regard 1997) Un art contextuel (Champs, Flammarion 2004) Extrême, esthétique de la limite dépassée (Flammarion 2006)
La revue Art-Press (bilingue)
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