Danse hyperconnectée
Submergés
Le samedi 7 novembre dernier, Onyx accueillait Brice Bernier, danseur de la compagnie de hip-hop nantaise KLP, pour son premier solo. Au-delà de la performance dansée, « E-nondation  » relève du manifeste.
Un danseur commence sa journée. Il s’étire, démarre son échauffement, boit son café, apprécie ce petit rituel préalable à son travail. Sa journée passe et s’achève par un repos mérité. Le lendemain matin tout recommence… dans cette routine ordinaire et rassurante. Mais très vite, tout s’accélère. Le voilà happé par le son et l’image, exposé à un bruit strident et une lumière stroboscopique. Ses mouvements se font mécaniques. Le rituel rassurant du matin disparaît dans un tourbillon technologique et répétitif dont il peine de plus en plus à s’extraire. Cet homme-machine tente de survivre par des mouvements expressionnistes décomposés, hachés, qui laissent deviner le détail d’un muscle, la torsion soignée d’une articulation. Et le voilà à terre. Son torse se soulève au rythme saccadé d’un défibrillateur, et qui sait s’il s’en sortira vivant.
Tous électrisés ?
Et le voilà à terre. Son torse se soulève au rythme saccadé d’un défibrillateur, et qui sait s’il s’en sortira vivant
Le projet est né d’un constat : accros aux médias, aux réseaux sociaux, aux mails, aux messages, nous sommes en permanence hyperconnectés, dépendants d’habitudes dont nous sommes les victimes consentantes. Ces impulsions électriques ont envahi nos vies. Comme ce danseur, nous sommes électrisés au sens premier du terme.
Pour servir son propos, Brice Bernier aurait pu choisir de faire un éloge de la lenteur. Il aurait pu choisir de nous présenter une poésie paisible, une parenthèse enchantée qui nous permette de nous évader, loin de notre quotidien d’urbains stressés. De créer pour nous une pause, pendant laquelle, tout à notre concentration de spectateur, nous nous serions laissés emporter par une ode lente et contemplative… Vous n’y êtes pas du tout. Pour dénoncer l’omniprésence chronophage et perpétuellement intrusive des nouvelles technologies, Brice Bernier y va frontalement. Au lieu de nous débrancher le temps d’une soirée, il nous rebranche, nous fait baigner dans une saturation visuelle et sonore insidieuse, qui finit par nous oppresser presque autant qu’elle l’épuise.
Qui regardons-nous alors ? Le danseur ou sa représentation ?
Car pour accompagner son solo, Brice Bernier a justement fait appel à la technologie. Ce spectacle n’est pas qu’un solo dansé ; il résulte du fruit du travail de cinq performeurs, pour un spectacle qui sollicite toutes les dimensions : Guillaume Bariou, au son, Willy Cessa, à la lumière, Loïs Drouglazet, à la vidéo et Manfred Schäfer pour les décors, accompagnent le danseur et chorégraphe. Ainsi, tout se mêle. Certains sons, comme le souffle du danseur ou le bruit de ses pas, sont enregistrés en direct, mixés puis rediffusés pour faire à nouveau partie du spectacle. Brice Bernier est filmé en temps réel, et son mouvement se déforme dans des images abstraites, projetées sur l’écran qui se trouve en fond de scène. Qui regardons-nous alors ? Le danseur ou sa représentation ? L’éphémère réel qui se déroule sous nos yeux et nous émeut ou l’image qui en résulte ? Quand nous vivons un moment, quelle est notre urgence ? La ressentir ou en figer le souvenir avec notre smartphone ? En nous mobilisant pendant ces 55 minutes lourdes de sens, Brice Bernier cherche à nous faire réfléchir.
« Un solo parce que c’est le bon moment »
Après ce « spectacle-claque-dans-la-gueule », un échange en bord de scène est prévu. Habituellement, les plus pressés quittent la salle, les curieux s’y attardent et se rassemblent sur les premiers rangs, attendant respectueusement que les danseurs reviennent d’une petite pause. Brice Bernier, lui, ne prend pas de pause. À peine est-il sorti de scène que le voilà de retour, approché par amis, famille et admirateurs pour un petit bain de foule joyeux. Il est ici chez lui. Après un long moment d’échanges à voix basse, il prend enfin la parole. Elle est libre, claire, et porte un discours sensible, argumenté et convaincu. Alors qu’il présente la danse comme son meilleur moyen d’expression, on aimerait le convaincre d’user aussi de ses talents d’orateur.
Alors qu’il présente la danse comme son meilleur moyen d’expression, on aimerait le convaincre d’user aussi de ses talents d’orateur
C’est suite à une épreuve de la vie, une grande tristesse, qu’est née chez Brice Bernier cette nécessité d’écrire un solo. Un besoin de revenir à l’écriture après trois années sans chorégraphier, un spectacle qu’il visualise subitement après les pleurs et qu’il couche immédiatement sur le papier. Deux pages qui contiennent la quasi-intégralité du spectacle que nous avons vu ce soir.
Brice explique que se produire sur une scène, c’est faire appel à la disponibilité des gens pour être spectateurs. Le danseur passe alors un contrat avec nous, nous obligeant à éteindre notre smartphone, à stopper la communication permanente, à – enfin ! – ne pas faire autre chose que regarder ce qui se déroule devant nos yeux. Ces problématiques sont à l’heure actuelle au cœur d’un véritable débat dont se sont emparés ces dernières années les philosophes comme Michel Serres notamment. Ils passent au crible notre génération d’hyperconnectés qui de facto n’a plus le même rapport aux gens, à la distance et à la connaissance. Des mutants, en somme.
Mais que signifie vraiment cette urgence de l’information, cette surexposition à la news, cette nécessaire ( ?) immédiateté de la communication ? C’est flagrant : nous vivons des bouleversements profonds parce que notre rapport au temps est en train de changer. Chaque minute libre se remplit d’un message à envoyer, d’une brève à lire, d’un réseau social à consulter. Et liés à nos écrans, nous nous persuadons que nous gagnons du temps en l’optimisant. Nous accélérons nos rituels quotidiens, jusqu’à la totalité de notre vie. Tout comme ce danseur, dont les mouvements se sont accélérés inexorablement dans une phrase dansée déstructurée, morcelée, répétée à l’envi. Paradoxalement, Brice Bernier a choisi de laisser sa place à l’improvisation, qui est liée au travail audio et vidéo qui accompagne le spectacle. Cette création en live n’étant jamais la même, il s’adapte et module ses phrases chorégraphiques au gré de la musique. Pour la première fois, lui qu’une chorégraphie écrite et bien respectée sécurise tant, ose le lâcher-prise.
Car dans cette course effrénée à la vie à la mort, quelle place nous reste-t-il pour parler, écouter, sentir, réfléchir ? Brice Bernier, lui, fait l’éloge de l’ennui. Car c’est bien de l’ennui que naît la création. Alors « parlons-en ! », comme le danseur lui-même nous exhorte à le faire en guise de conclusion. Que nous soyons ou pas happés par ce système, prenons au moins le temps d’en parler.
Séverine Dubertrand
Photos : Sofian Jouini
E-nondation était présenté à Onyx-La Carrière dans le cadre de Transcendance, la biennale de danse en Loire-Atlantique, qui donne l’occasion jusqu’au 6 décembre de découvrir la diversité de la création chorégraphique contemporaine d’ici et d’ailleurs.
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