Des évènements à l’opéra de Nice (1/2)
Turandot : l’énigme signée Puccini
«  Turandot  » (1926) est l’ultime opéra de Giacomo Puccini, qui a laissé l’orchestration de la dernière scène inachevée à sa disparition en 1924. C’est traditionnellement la version terminée par Franco Alfano que l’on joue. Le compositeur Luciano Berio (1925- 2003) a offert en 2002 sa vision de la fin de cette partition. Elle a été reprise à l’Opéra Nice Côte d’azur, en création française, en novembre 2014, dans une mise en scène très intense de Frederico Grazzini. Fragil revient sur cet événement impreigné de mystère.
Le dernier opéra de Puccini trouve sa source dans un conte chinois et une pièce de Carlo Gozzi, dramaturge vénitien du XVIIIe siècle, dont s’inspirera aussi Sergueï Prokofiev pour son opéra L’amour des trois oranges. Turandot fait partie de trois opéras majeurs du XXe siècle, restés inachevés au moment de la disparition de leurs compositeurs. Alban Berg, en s’éteignant en 1935, avait uniquement terminé les deux premiers actes de Lulu tandis qu’ Arnold Schoenberg n’est jamais parvenu à composer le troisième acte de Moïse et Aaron, créé en 1957, six ans après sa mort. Quels indicibles secrets ces partitions explorent-elles pour se figer ainsi au seuil d’un absolu inaccessible ? Ces actes impossibles à finir restent une énigme, l’œuvre est ouverte à tous les possibles.
Fatales énigmes
L’énigme est un motif central de Turandot. Des prétendants viennent participer à un concours dont le prix est la main de la princesse. En cas d’échec, ils sont décapités. Dès le premier acte, lors des retrouvailles entre Calaf et de son père Timur, accompagné de Liu, le prince demande à la jeune esclave pourquoi elle fait preuve d’une telle fidélité et d’autant de courage pour affronter les chemins de l’exil auprès du roi déchu. Liu lui répond, sur une mélodie d’une ineffable beauté, et un aigu extatique : « Parce qu’un jour…dans le palais, tu m’as souri » (« Mi hai sorriso »). Ainsi, la jeune femme, portée par ce beau sourire, est prête à tout supporter, dans un dépassement de soi de chaque instant. Elle puise sa force dans un souvenir furtif, une image, ce qui n’est pas sans rappeler l’amour qu’éprouve Tamino dans La flûte enchantée, et qui n’a d’autre origine que le portrait de Pamina dévoilé par les trois dames, d’où résulte aussi une série d’épreuves. La beauté est une énigme.
Quels indicibles secrets ces partitions explorent-elles pour se figer ainsi au seuil d’un absolu inaccessible ? Ces actes impossibles à finir restent une énigme, l’œuvre est ouverte à tous les possibles.
A peine arrivé au royaume de la princesse de glace, Calaf est violemment troublé par l’apparition fatale et perturbante de Turandot. Alors que celle-ci se montre pour assister à l’exécution du précédent candidat, la vision de cette femme exerce une fascination immédiate sur le prince, « O beauté divine ! O Merveille ! O rêve ! » (« O divina bellezza ! O meraviglia ! O sogno ! »), un choc amoureux rapide et brutal. Cette apparition inaccessible évoque le mythe de la diva, véritable icône que l’on ne peut atteindre. La vision de Frederico Grazzini est d’une troublante beauté, sombre et ritualisée, et les magnifiques éclairages de Patrick Méeüs sculptent des mondes intérieurs dont les vidéos de Luca Scarzella sont l’écho. Ce metteur en scène très inventif reviendra à Nice pour Le barbier de Séville de Rossini en février 2016.
Le visage de Turandot est projeté en gros plan sur un écran circulaire placé en hauteur, une figure lunaire d’emblée inquiétante par le regard glacial et méprisant qui plane au dessus d’un peuple immobilisé par la crainte. Calaf, qui garde son nom secret, demande immédiatement à résoudre les trois énigmes que la princesse, d’une cruauté sans limites, pose aux audacieux qui veulent la conquérir. S’il échoue, le candidat est mis à mort, au terme d’un jeu où les forces d’Eros et de Thanatos se déchaînent. Timur et Liu le mettent en garde contre cette attirance morbide, d’autant que ces épreuves sont impossibles à gagner. La foule est pleine de compassion et de terreur face à cette nouvelle victime annoncée.
Dans l’ultime opéra de Puccini, la mort plane au dessus du désir et de l’amour...
Dans l’ultime opéra de Puccini, la mort plane au dessus du désir et de l’amour. Les trois ministres Ping, Pang et Pong, figures comiques qui créent un mélange des registres, tentent vainement de faire renoncer Calaf à son projet, par quelques formules grinçantes, d’un sombre réalisme « Ici est la porte du grand charnier », « jeune dément » ou « Il y a l’ombre du bourreau là-bas ». Le prince se montre inflexible, il fait retentir le gong pour répondre aux énigmes. La foule, qui ne se fait aucune illusion sur l’issue de cette nouvelle série d’épreuves, s’écrie : « Déjà nous creusons la fosse pour toi qui veut défier l’amour ! » (La fossa già scaviam per te che vuoi sfidar l’amor ! »). Les ministres s’enfuient en éclatant de rire, à bout de mots.
D’une scène à l’autre
Au deuxième acte, le sol est recouvert de têtes de prétendants décapités, avec lesquelles Ping, Pang et Pong s’amusent en un jeu cruel qui rappelle le fossoyeur plaisantant avec le crâne de Polonius dans Hamlet. Turandot explique les causes d’un tel massacre. En prélude aux énigmes, elle expose et hurle, dans un chant qui vient de très loin et d’une difficulté redoutable, sa haine des hommes et son refus du sentiment amoureux : « In questa reggia… », « Dans ce palais, il y a mille et mille ans, retentit un cri de désespoir ». En s’adressant à Calaf, devant la foule assemblée, elle poursuit ainsi « Mon aïeule fut entraînée par un homme semblable à toi étranger » puis « Je venge sur vous, cette pureté, ce cri et cette mort ». Elle ajoute « Jamais nul ne m’aura ! » et « Les énigmes sont trois. La mort est une ! ». Sa souffrance est infinie, mais masquée par les artifices du théâtre. Ainsi, la princesse de glace brandit, dans la démesure, son roman personnel et familial, et l’obsession du viol d’une ancêtre qu’elle veut venger. Turandot se met en scène de manière très ritualisée. Ce n’est certainement pas la première fois qu’elle fait ce monologue. Elle scénarise sa vie, face à ses sujets apeurés et soumis.
Il semble que le duo final pour lequel le compositeur voulait atteindre l’intensité de celui de Tristan et Isolde de Wagner soit un sommet, une forme d’absolu, que la mort de Puccini a rendu inaccessible.
Dans la mise en scène présentée à Nice, elle s’avance très près du public, au bord du plateau, comme si elle faisait une confidence. Cette proximité la rend plus fragile, avec quelques signes d’une détresse secrète et longtemps enfouie. C’est comme si, déjà, son humanité était en marche. Elle affirme à son père, après la victoire du prince « C’est ta fille qui est sacrée » puis, dans une ultime résistance, plus tard à Calaf « Je ne suis pas chose humaine. ». Elle ressasse inlassablement sa névrose, en lui apportant quelques variations, jusqu’à la démence lorsqu’elle ordonne à ses sujets de trouver l’identité de l’étranger victorieux. Irina Rindzuner est habitée par ce rôle écrasant, dont elle restitue toute la complexité, en un chant vertigineux qui fait frissonner, avec quelques belles nuances. Elle construit un personnage dont la trajectoire bouleverse.
Pendant l’air de Calaf, "Nessun dorma", Liu, qui est la seule à connaître le secret du nom, apparaît dans une faible lumière, dans l’ombre de celui qu’elle adore, et écoute avec attention des paroles qui renforcent sa détermination. En retrait, elle le regarde chanter avec une expression d’ amour infini. Sa mort accélère la métamorphose de la princesse. La jeune esclave choisit le suicide plutôt que de trahir celui qu’elle aime, dont la tête a été mise à prix. A la question « Qui a mis tant de force dans ton cœur ? », Liu, sublimement incarnée par Ilia Papandreou répond, sur une note suspendue d’une beauté miraculeuse « L’amour ». Ses aigus extatiques attirent des larmes. Les voix des deux femmes s’enlacent quelques instants. Torturée par les gardes, la jeune fille se tue pour garder secret ce nom qui lui est si cher. Cette mort trouble profondément Turandot et lui perce le cœur. Elle va permettre, dans le duo final avec Calaf, sa lente acceptation de l’amour. Pour la première fois, le scénario échappe à la princesse de glace.
La version de Luciano Berio
Il semble que le duo final pour lequel le compositeur voulait atteindre l’intensité de celui de Tristan et Isolde de Wagner soit un sommet, une forme d’absolu, que la mort de Puccini a rendu inaccessible. Cette scène explore les ultimes résistances de la princesse, sa métamorphose et son acceptation de l’amour.
A l’époque de la création de la nouvelle version de Turandot en 2002, Luciano Berio constatait, dans cet opéra ultime de Puccini, « une conception plus éloignée du temps, plus distanciée et plus complexe que dans La bohème, où il est plus quotidien ». Afin de bien caractériser cette temporalité, il a composé des interludes qui séparent les duos entre Calaf et Turandot, et ménagent des pauses dans l’action, nous révélant l’intimité et l’intériorité des deux protagonistes, et ce qui se joue entre eux. Berio a fait quelques coupures dans le livret, mais aucun ajout. Il a beaucoup développé la dimension wagnérienne. Au moment où les deux amants se touchent pour la première fois, on songe à la septième symphonie de Mahler. On entend aussi, dans toute la scène, un écho de Liu, qui a joué un rôle déterminant dans le rapprochement.
Le finale est plus simple et plus intériorisé, et il développe certains thèmes présents au premier acte. L’œuvre se termine sur un pianissimo, à l’inverse du déchaînement de l’orchestre et du chœur proposé par Alfano. Le spectacle de Frederico Grazzini s’achève sur l’image apaisée de Turandot et Calaf qui s’éloignent lentement, en contre-jour, en marchant vers un ailleurs lumineux enfin possible. En février 1991, l’Opéra Bastille affichait la création française d’un opéra de Luciano Berio, Un re in ascolto (Un roi à l’écoute). C’est à une nouvelle écoute du dénouement de Turandot que cette version de 2002 nous invite, au plus près des ultimes désirs du compositeur. Marc Adam, le directeur artistique de l’opéra de Nice, a permis une belle découverte en la programmant, en prélude d’une exaltante saison, où l’on a pu voir, aussi, le perturbant Peter Grimes de Britten.
Texte : Christophe Gervot
Photos : Dominique Jaussein
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