Cinéma
Much Loved, les mal-aimées
Noha, Randa, Soukaina, Hlima. Quatre prostituées marocaines écument les soirées à la recherche de clients fortunés, étrangers le plus souvent. Quatre femmes émouvantes, soumises mais fortes, qui évoluent dans un monde violent qu’elles teintent de tendresse. Un film intime et cru, criant d’une vérité qui dérange les mentalités marocaines.
C’est en plein cœur de leur quotidien que le spectateur fait la connaissance de Nora, Randa et Soukaina, que l’on peine dans un premier temps à distinguer les unes des autres. Des filles de l’ombre, de la nuit, « de joie » comme on dit, omniprésentes dans une société qui les préfère invisibles. Les yeux dans les yeux, le réalisateur Nabil Ayouch montre sans filtre les réalités et les excès de cette prostitution organisée : les mises en scène grotesques auxquelles se soumettent ces femmes pour le plaisir de petits nababs européens et saoudiens, la drogue qu’elles prennent pour tenir, la corruption qui règne en maître. Il montre l’homosexualité, le travestissement, ose la grossièreté. Une vision sans fard, sans filtre - qui lui vaut la censure dans son pays.
Un courant alternatif
Mais après avoir dénoncé les abus du pouvoir unilatéral de l’homme-monstre avide de sexe sur la femme-proie victime du système, ce film se révèle en proposer une autre facette. Ainsi, on comprend vite que celui qui croit posséder la femme est finalement possédé par son propre désir, pris au piège d’une société du paraître dans laquelle il se doit d’être (sexuellement) puissant - et la femme, de le lui faire croire. Et c’est là que le pouvoir se révèle fuyant, mouvant, comme un courant alternatif. En un instant, ce sont les prostituées qui mènent la danse, sans aucun scrupule dans ce jeu dont personne n’est dupe.
Dans cette valse des abîmes, tous en ont oublié l’amour.
Besoin bestial, moyen de pression ou gagne-pain, le sexe n’y est jamais un acte d’amour. Même l’amoureux transi de Soukaina force celle qu’il prétend aimer. Et si l’amant français de Noha semble sincèrement épris, il ne peut qu’être une proie fortunée de plus. Comme si les rêves d’amour sincères de ces quatre femmes ne pouvaient rester qu’à l’état d’utopie.
De ce film, on ressort triste. Incapable d’aimer ses fils malgré la tendresse que lui témoigne son petit enfant, Noha tente de réparer son absence en donnant de l’argent à sa mère, qui finit malgré tout par la rejeter. Alors Noha trouve dans la gestion de la maisonnée où vivent les jeunes prostituées une manière de donner son amour. De ce film, on ressort révoltée, écœurée, résolument féministe et égoïstement soulagée, aussi, d’être une femme européenne libre.
Car au Maroc, ce film, accusé de porter « outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine, et une atteinte flagrante à l’image du royaume », est interdit. Ce qui ne peut que soulever une fois encore l’épidermique sujet de la liberté d’expression. Mais cette problématique cache sans conteste celle, un peu moins médiatisée, de la simple liberté de disposer de son corps.
Much loved : fiction, documentaire ou pamphlet ?
Qu’il s’agisse du film en lui même ou des réactions qu’il a suscitées, le « cas » Much Loved laisse à voir une société complexe.
Dans la presse, Nabil Ayouch et Lubna Abidar - dans le rôle de Noha - expliquent avoir rencontré 200 à 300 prostituées pour préparer ce film, ce qui lui donne aussi un poids, une véracité implacable. C’est également pour cette raison que le réalisateur a choisi des actrices non professionnelles - à l’exception de Lubna Abidar -, des filles qui « ont grandi avec ces prostituées dans leur quartier. »
C’est une véritable enquête qu’a menée l’actrice, également conseillère artistique de ce film, allant jusqu’à s’introduire dans des soirées saoudiennes équipée d’une caméra cachée. Pour elle, les filles issues de milieux modestes sont davantage victimes du poids de la tradition familiale que de celui de la société.
Interviewée pour France Bleu Nord, Lubna Abidar explique : « Ces filles, on leur met dans la tête qu’il ne faut ni lire, ni écrire, qu’on s’en fout… et un jour un prince charmant va venir les chercher et les emmener loin. Elles commencent la prostitution à 12, 14 ou 15 ans et ne se rendent vraiment compte de ce qu’elles font qu’à 22 ou 23 ans. Pour la famille, elles sont vues comme de “petites guerrières” qui ramènent de l’argent à la maison. » Visibles par tous au Maroc, le film veut montrer leur quotidien et dénoncer les affres de la prostitution, mais prouver aussi qu’elles ne sont pas que victimes, mais des femmes « belles et fortes qui ont beaucoup d’amour à donner. »
Ce film a touché la société marocaine au cœur, déchaînant les passions, notamment sur les réseaux sociaux. Les actrices et le réalisateur, victimes de menaces de mort, vivent sous surveillance rapprochée. Plus de cinq mois après la sortie du film, ce déferlement de haine reste incompréhensible pour Lubna Abidar, qui se dit très fière que ce film existe et ne regrette qu’une chose : que les femmes marocaines, pour qui il existe avant tout, ne puissent pas le voir.
Séverine Dubertrand
À écouter aussi : une interview de Lubna Abidar pour la RTBF du 13 octobre 2015.
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