Des évènements à l’opéra de Nice (2/2)
Dette de sang
La saison 2014-2015 de l’opéra de Nice Côte d’azur s’est achevée sur une passionnante production de «  La juive  » d’Halévy, un opéra dont l’un des airs traverse la «  recherche  » de Marcel Proust. Cette œuvre brà »lante d’actualité traite d’antisémitisme et d’intolérance religieuse. La mise en scène de Gabriele Rech sera reprise en janvier 2016 à Nuremberg, ce qui est symboliquement très fort.
Le choix, par le narrateur de La recherche du temps perdu , du titre de l’un des plus beaux airs d’Eléazar de La juive pour nommer l’un de ses personnages, reflète la grande popularité de l’œuvre au début du XXe siècle. L’opéra de Jacques Fromental Halévy, né à Paris en 1799 et mort à Nice en 1862, a été créé le 23 février 1835 à l’académie royale de musique et inaugura le Palais Garnier en 1875. A partir de sa création, il fut représenté 600 fois à l’opéra de Paris jusqu’à sa disparition de l’affiche en 1934. L’œuvre y fit son retour en 2007 à l’Opéra Bastille, dans une mise en scène de Pierre Audi.
Figure caractéristique du « Grand opéra à la française », dont l’un des ressorts est la matière historique, La juive a pour cadre le concile de Constance, réuni de 1414 à 1418 pour mettre fin au grand schisme d’occident. Cet arrière plan de réconciliation religieuse n’empêche pas cependant des tensions encore vives entre chrétiens et juifs, dans un drame d’une puissance démesurée et au dénouement inattendu.
Fatals secrets
Le livret de La juive repose sur de sombres secrets de famille, qui génèrent méprises et effets de surprise, et dont l’origine remonte avant le début de l’action de l’opéra. Le juif Eléazar et de Brogni ont tous deux vécu, par le passé, à Rome. Le premier a vu ses deux fils, condamnés par le second, périr pour hérésie. Celui qui allait devenir cardinal était alors premier magistrat et a retrouvé, au retour d’une absence, sa femme morte dans l’incendie de la ville, et son enfant disparu. C’est ensuite que, dévasté par le désespoir, de Brogni est entré dans les ordres. Eléazar a cependant sauvé le bébé et l’a élevé, sous le nom de Rachel, comme sa propre fille. Ainsi, le juif est-il devenu secrètement le père adoptif d’une jeune chrétienne. Les deux hommes se sont retrouvés à Constance.
Le livret de La juive repose sur de sombres secrets de famille, qui génèrent méprises et effets de surprise, et dont l’origine remonte avant le début de l’action de l’opéra.
Les drames autour de l’identité sont extrêmement présents dans le théâtre romantique, très proche de l’opéra. La monstrueuse Lucrèce Borgia, dans la pièce de Victor Hugo (1833), cherche à retrouver un fils à qui elle ne peut avouer qu’elle est sa mère. L’autre secret dans La juive est le déguisement sous lequel apparaît le Prince Léopold à Rachel, en peintre juif, afin de la conquérir. Ce travestissement est doublement illusoire, car Léopold est marié à la princesse Eudoxie. L’explosion de la vérité précipite l’accomplissement du drame. La mise en scène de Gabriele Rech est d’une grande puissance. Elle transpose l’action dans l’Allemagne des années 30 avec quelques perturbantes réminiscences d’antisémitisme.
Vertigineux dilemme
La figure littéraire du juif se décline notamment dans l’œuvre de Balzac, dans La recherche de Proust, et dans le personnage complexe de Shylock du marchand de Venise de Shakespeare. L’usurier vénitien a prêté de l’argent à Antonio, à qui il a précisé, parmi les closes du contrat, qu’il sera en droit de prélever une livre de chair sur sa personne, s’il ne le rembourse pas. La pièce dessine un troublant rapport entre la dette et la vie humaine, comme si la somme non restituée était une perte qui ne pourrait être monnayée.
Eléazar est également d’une grande complexité. Il a élevé la fille de l’assassin de ses fils. De son côté, le prince Léopold, travesti, est épris, sans le savoir, d’une chrétienne. Durant le repas de la pâque juive du deuxième acte, où le décor représente une grande table dressée surplombée d’une croix de David, il jette à terre le pain rituel sans levain. Ce geste sacrilège éveille les soupçons de Rachel, qui, plus tard, accuse le prince d’avoir séduit une juive, devant sa femme, la princesse Eudoxie. Dans le rôle de cette dernière, Hélène Le Corre, étourdissante Semele dans l’opéra de Haendel l’an passé, construit une figure de femme délaissée d’une infinie justesse, par des arias finement sculptées et de belles nuances. Le spectacle présenté à Nice montre la décomposition du couple légitime en les dévoilant aux deux extrémités d’une table immense, dans une solitude glacée.
Jean-Luc Ballestra apporte à ce premier magistrat particulièrement antipathique et d'un antisémitisme primaire un troublant relief.
L’accusation de Rachel conduit les protagonistes, inquiétés pour des questions religieuses, en prison. Léopold est seulement banni, tandis qu’Eléazar et sa fille adoptive sont condamnés à mort. Au premier acte, le juif avait déjà été traqué par Ruggiero, maire de la ville, pour s’être obstiné à travailler un jour férié. Jean-Luc Ballestra apporte à ce premier magistrat particulièrement antipathique et d’un antisémitisme primaire un troublant relief. Il lui donne un côté paradoxal par la clarté d’un chant envoûtant où chaque mot est merveilleusement ciselé, malgré l’horreur de cet inquiétant personnage. Il serait fascinant en Scarpia dans Tosca , d’une séduction vénéneuse. Ses phrases atteignent la pureté des Lieder. Ce bel artiste fera ses débuts à la Scala de Milan dans deux opéras de Maurice Ravel en mai 2016.
Durant le quatrième acte, De Brogni, qui avait déjà sauvé le père une première fois, tente vainement de convaincre Rachel de renoncer à sa foi, au cours d’un échange troublant pour l’un et l’autre. Roberto Scandiuzzi dessine cette figure du cardinal par une présence imposante et des graves renversants. Gabriele Rech prolonge la référence au nazisme en reprenant pour l’acte de la prison la salle où l’on célébrait la Pâque juive, mais saccagée et calcinée. C’est au cours de cet enfermement qu’Eléazar interprète « Rachel quand du Seigneur », où s’expriment son dilemme désespéré et la démesure de sa détresse : « J’avais à ton bonheur voué ma vie entière, et c’est moi qui te livre au bourreau ». Dans un véritable cri d’amour pour celle qu’il a adoptée, il décide d’abjurer à jamais sa vengeance, pour qu’elle ne meure pas.
Complètement enfiévré par le personnage, Neil Shicoff a offert quelques instants d'émotion stupéfiants.
Lors de la première du spectacle, Luca Lombardo, ténor d’une magnifique sensibilité et qui sera aussi Eléazar à Nuremberg, était souffrant Il était remplacé par Neil Shicoff, mythique interprète du rôle, notamment à l’opéra de Vienne et à l’opéra Bastille. Complètement enfiévré par le personnage, il a offert quelques instants d’émotion stupéfiants. La direction musicale très inspirée de Frédéric Chaslin porte une troupe investie, et des chœurs particulièrement sollicités, à leur incandescence, pour un spectacle qui marque.
Grandeur tragique
La juive est un opéra en cinq actes, comme la tragédie classique. Cette caractéristique du grand opéra à la française lui confère une certaine noblesse. L’œuvre est traversée d’actions élevées. Eléazar a fait preuve de grandeur d’âme en recueillant l’enfant, dont il connaissait l’origine. A la fin du deuxième acte, il montre sa tolérance au moment où Léopold lui avoue qu’il est chrétien, en consentant à un mariage qui ne pourra se faire. Il y a enfin ce renoncement, exprimé du fond de la prison, à venger la mort de ses fils, pour sauver sa fille adoptive. Des propos haineux venus du dehors font vaciller sa décision. Rachel refuse de renier la foi juive, dans une détermination pleine de grandeur. Cristina Pasaroiu, qui l’interprète, est authentique et attachante, avec des accents d’un beau lyrisme qui atteignent l’âme. Elle sera à nouveau à Nice en novembre prochain pour une Traviata riche de promesses.
Cet opéra, avec ces drames de la paternité et ces secrets dévoilés, n’est-il pas aussi une forme de réconciliation du compositeur avec sa propre histoire ?
Eléazar révèle la vérité à de Brogni, juste avant de mourir à son tour. « C’est votre fille qui périt dans ces flammes ». Mais il n’y a aucun bûcher sur scène : ses bourreaux noient Rachel dans des fonds baptismaux. En un code qui rappelle ses origines chrétiennes, la fausse juive s’éteint dans les eaux du baptême. La vengeance d’Eléazar a été accomplie malgré tout, dans un sacrifice fatal. Plusieurs livres de chair ont été nécessaires pour régler ce compte, pour une perte irreprésentable. Ces identités qui s’affirment au seuil de la mort, en semant l’effroi, sont d’ultimes coups de théâtre d’une grande puissance émotionnelle. Lucrèce Borgia, dans la toute dernière réplique de la pièce de Victor Hugo, révèle à son fils qui elle est « Tu m’as tuée ! Gennaro ! Je suis ta mère ».
La quête identitaire trouve de troublantes résonances dans la biographie de Jacques Fromental Halévy. Sa famille changea de nom en 1807, alors qu’il n’avait que huit ans. Son père, Elie Lévy, a souhaité masquer la religion juive. Cet opéra, avec ces drames de la paternité et ces secrets dévoilés, n’est-il pas aussi une forme de réconciliation du compositeur avec sa propre histoire ?
La saison 2015-2016 de l’opéra de Nice Côte d’azur, conçue par Marc Adam, est prometteuse, avec, notamment une Traviata mise en scène par la chorégraphe Pascale Chevreton qui s’annonce passionnante. Parmi les autres temps forts, on pourra voir en janvier Mort à Venise de Britten, sur lequel planent la nouvelle de Thomas Mann et le film de Luchino Visconti, et en mars un autre « grand opéra à la française », Les huguenots de Meyerbeer, une variation sur l’intolérance religieuse. Nicola Beller Carbone, inoubliable Lady Macbeth de Mtsensk à Monte Carlo devrait être enfin une Médée très intense dans l’opéra de Cherubini en mai. La promesse de fantastiques émotions !
Texte : Christophe Gervot
Photos : Dominique Jaussein
Bloc-Notes
-
«  Chasse fermée  » remporte le prix du public au palmarès d’Univerciné 2013
-
Hellfest 2013 : Fragil prend refuge dans le nid des enfers
-
La 7ème Vague ouvre le bal des festivals
-
Le sculpteur Yonnais Pierre Augustin Marboeuf expose à Nantes pour la première fois
-
Edito du 12 avril 2013 : du fond des abysses