RENCONTRE
Hamlet, du côté obscur
David Bobee adapte Hamlet au LU
"J’ai passé dix ans à essayer, avec Ronan Chéneau et d’autres auteurs vivants, de mettre des mots sur l’époque, de comprendre mon époque, de comprendre mes moyens de penser le monde, mes moyens d’action sur le monde." David Bobee
Actuellement, le metteur en scène David Bobee parcourt la France avec Hamlet, spectacle créé en septembre dernier, aux Subsistances à Lyon. Nous l’avons rencontré le 29 novembre, à son arrivée au Lieu Unique, après une séance de repérage sur le plateau avec son équipe. Ça a donné lieu à une discussion foisonnante autour de son parcours théâtral, des outils qu’il s’est forgés pour la scène, de sa démarche créative et de son positionnement artistique et politique.
Fragil : Tu signes toi-même la scénographie de tes spectacles et tu travailles à partir du dispositif scénique. Comment procèdes-tu ?
David Bobee : J’ai une approche très visuelle du théâtre. Ma démarche consiste à rechercher le cadre, à retrouver des guides de regard dans l’espace scénique comme dans une composition picturale. La scénographie est la première chose que je dessine, avant même le texte. Quand je parle de la scénographie, c’est de l’esthétique globale du spectacle. L’étude de l’espace nous donne le texte, quelquefois même la distribution, la dramaturgie, le sens même de ce que l’on fait. Pour Hamlet on pourrait se dire que c’est le texte qui préexiste, mais j’en ai commandé une nouvelle traduction à Pascal Collin [1]. Sa traduction s’est faite en ayant connaissance et conscience de l’espace dans lequel ça allait se jouer. L’angle d’attaque visuel, le palais d’Elseneur, espace politique très sombre et très noir était d’ores et déjà présent. On est également dans un espace dramaturgique, une morgue, avec tout le matériel de thanatopraxie. Une table de banquet, de discours politique ou de mariage, devient une table pour disséquer les cadavres, des tiroirs sortent, des morts s’accumulent,... On a là mon point de vue de lecteur sur cette œuvre. Et puis il y a le troisième espace, plus introspectif : l’intérieur du crâne d’Hamlet. La boîte noire du théâtre est toujours l’intérieur d’un crâne, mais le noir ici est signifiant au lieu d’être une neutralité.
Fragil : Rien n’indique le Danemark. Est-il important que cela se passe au Danemark ?
D.B. : Non, ce qui est important, c’est que ça se passe ailleurs et autrement. L’important est de ne pas se servir de Shakespeare pour parler d’aujourd’hui. Quand je veux parler politique ou parler de la société, je prends des auteurs, on écrit et on se coltine le réel. Quand on monte un texte comme celui-là, d’abord on raconte cette histoire-là, on la raconte bien.
Je n'ai aucune notion de sacré en moi. J'en ai rien à faire du théâtre. Rien, en tant que tel. Par contre, je trouve que c'est l'art le plus nécessaire quand on s'en sert comme prétexte à la rencontre...
Fragil : Sur le plateau se côtoient comédiens, danseurs, circassiens, création sonore et création vidéo. Comment cohabitent ces différentes disciplines ?
D.B. : L’époque que l’on est en train de vivre est pluridisciplinaire, est fragmentaire, est composite. C’est normal que les artistes fassent acte de création avec les outils d’aujourd’hui... parce qu’on n’est plus à l’ère des étiquettes ou des lignes de pensée. On est à l’ère des réseaux de pensée.
Fragil : Alors tu multiplies les moyens d’expression ?
D.B. : Oui. On est vivants aujourd’hui en 2010, donc on est forcément multiples et forcément complexes en tant qu’individus. Moi, j’ai une formation de cinéma, je suis passionné d’arts plastiques, j’ai été danseur... Je suis de fait une bestiole pluridisciplinaire et c’est tout-à-fait simple et organique. C’est aussi ma façon d’être attentif à qui j’ai sur le plateau. Un acteur, je ne peux pas considérer que son travail s’arrête ici, il délimite juste sa tête. Il a aussi un corps, qui fait sens, qui bouge, qui crée du mouvement. Mettre en scène aujourd’hui, c’est forcément faire de la chorégraphie, mais ça ne veut pas dire ne travailler qu’avec des danseurs. Quand je travaille avec des danseurs, les danseurs parlent, et les acteurs dansent. Ce n’est pas la technicité qui m’intéresse. Du tout.
Fragil : Pour Hamlet, dix jours de travail étaient consacrés à une “résidence technique”, en amont du travail avec les comédiens. Qu’est-ce qui s’y jouait ?
D.B. : J’ai besoin de travailler avec les artistes qui m’accompagnent en lumière, en vidéo, en son, en construction et au plateau [2] pour pouvoir définir l’espace esthétique qu’on va développer avec les comédiens. On accumule les outils sans forcément faire de choix, et les comédiens arrivent le premier jour dans une formidable boîte à jouer. Toute la technique que j’utilise, de plus en plus pointue, est pour moi une façon de prolonger le jeu de l’acteur. J’essaie de renverser un tout petit peu la hiérarchie des disciplines au théâtre : il n’y a pas le texte qui serait au-dessus, le metteur-en-scène en dessous, les acteurs qui seraient choisis par le metteur-en-scène et puis une espèce de plèbe technicienne et prolétaire. Chacun dans sa discipline a la même valeur. Moi, au même niveau que les autres ; et Shakespeare, malgré la tradition qu’on peut avoir de sacraliser l’œuvre, les auteurs et surtout celui-là, ben c’est Shakespeare à côté de nous.
Fragil : Ça veut dire que tout le monde garde une certaine souplesse ?
DB : Ça veut dire que chacun d’entre nous est spécialiste à son endroit et que j’essaie de faire de la place et de l’écoute, pour que chacun puisse faire son art au mieux. J’ai posé un cadre et le travail des comédiens remplit ce cadre.
Fragil : En renouvelant les codes théâtraux, tu souhaites toucher un public plus large. Participes-tu également à des actions culturelles ?
D.B. : J’accomplis le maximum d’actions culturelles en allant jouer dans des prisons, en faisant des ateliers. Je refuse de m’adresser à des profs ou à des scolaires, je demande à ce qu’on m’adresse à un public plus précis, plus particulier. J’ai travaillé avec des jeunes délinquants et avec des sans-papiers. “Nos enfants nous font peur...” [3], un spectacle très politisé, s’accompagnait d’une cérémonie de parrainage civil avec des sans-papiers et des spectateurs.
Je n’ai aucune notion de sacré en moi. J’en ai rien à faire du théâtre. Rien, en tant que tel. Par contre, je l’adore et je trouve que c’est l’art le plus nécessaire quand on s’en sert comme prétexte à la rencontre, au dialogue, à l’ouverture et à l’exercice de la pensée critique. L’exercice de la pensée critique, c’est la chose la plus politique qui puisse être. Quand on est habitué à exercer son recul critique par rapport à ce qui est présenté, une œuvre d’art, on peut appliquer l’exercice à la réalité. Prendre du recul avec la réalité, c’est ce qui fait de nous de meilleurs citoyens, parce que capables d’analyser le réel, et donc capables de discerner. Si on nous dit « Y a pas le choix, c’est la réalité, il faut travailler plus longtemps parce que les caisses des retraites sont vides et parce que la réalité sociale est ainsi faite », il faut pouvoir dire « Non. ça n’est pas la réalité. C’est du discours politique, c’est de l’idéologie et on pourrait faire d’autres choix politiques ». Voilà, mon théâtre sert à ça.
À une époque où tout est sombre, où tout est noir, est-ce que les moyens d'action sur le monde peuvent être du côté de la lumière ?
Fragil : Hamlet parle complètement de ça, non... ?
D.B. : Hamlet adopte une attitude qui est politique à mon sens, l’attitude du fou, celle du situationniste [4]. Par son comportement il oblige tout-un-chacun, avec son contexte, à se réorienter. Ce qui doit être détruit est détruit, et la vérité, la beauté, l’humanité en ressortent d’autant plus.
Fragil : Hamlet ne voit que la noirceur des choses. Quelle beauté ressort de sa violence envers Ophélie ? N’est-il pas plus courageux d’essayer de voir davantage de bon, de lumière ?
D.B. : C’est Tchekhov qui disait “Quand le cadavre est pourri, il faut le faire pourrir vite”. À une époque où tout est sombre, où tout est noir, est-ce que les moyens d’action sur le monde peuvent être du côté de la lumière ? Personnellement, je ne crois pas. La violence d’Hamlet c’est celle du miroir. C’est la pire chose qu’on puisse faire à quelqu’un : lui montrer l’intérieur de lui-même. Il y a une autre chose importante par rapport à Hamlet : il sait, comme tout héros tragique, que cette quête de vérité va l’entraîner jusqu’à sa propre perte, et va entraîner tout ce qui l’entoure vers quelque chose de très sombre.
Être extrêmement violent avec Ophélie, dans les mots et dans les gestes, fait qu’il l’oblige à se séparer de lui et à ne plus rien attendre. Bien sûr elle ne le supporte pas... Il n’avait juste pas prévu le truc, mais ça aurait pu la sauver aussi. Il y a des gens qui utilisent des armes sombres pour le pire et d’autres pour le meilleur. Je pense aux blacks blocs [5] qui manifestent de manière violente au moment des G20, des G8 et tout ça... je ne peux pas cautionner la violence, mais je peux comprendre.
Fragil : Tu as déjà présenté de nombreux spectacles à Nantes. Si tu n’étais pas aussi animé et aussi critique par rapport à l’évolution de la société, serais-tu aussi prolifique ?
D.B. : La colère et la noirceur de l’époque me donnent la matière de mes spectacles. Si je vivais dans une époque que j’accepte davantage, peut-être que mes spectacles ne seraient pas ceux-là, seraient différents. Mais ce n’est pas forcément le contexte politique qui m’anime, ce sont des choses plus intimes qui font que j’ai besoin de densifier la vie. J’ai besoin que ma vie soit une expérience humaine extrêmement riche, j’ai besoin de faire vivre aux gens qui m’accompagnent des expériences très fortes, et j’ai besoin de partager ça avec le plus grand nombre.
Propos recueillis par Emilie Roy, Charlotte Le Moing et Adeline Praud, le 29 novembre 2010.
Rédaction : Emilie ROY
Photos : Adeline PRAUD
[1] éditions Théâtrales, septembre 2010
[2] Collaboration artistique et création lumière : Stéphane Babi Aubert. Création musique : Frédéric Deslias. Création vidéo : José Gherrak. Création costumes : Marie Meyer. Conception et construction du décor : Salem Ben Belkacem – Ateliers Akelnom. Direction technique : Thomas Turpin
[3] “Nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue” est le précédent spectacle de David Bobee, sur un texte de Ronan Chéneau, très envenimé contre la politique d’immigration du gouvernement actuel (David Bobee). éditions Les Solitaires intempestifs, février 2009
[4] mouvement contestataire philosophique, esthétique et politique incarné par l’Internationale situationniste, "plate-forme collective", fondée par huit artistes en 1957, lors de la conférence de Cosio d’Arroscia. Dans son document fondateur, "Rapport sur la construction de situations...", Guy Debord (1931-1994) exprime l’exigence de "changer le monde" et envisage le dépassement de toutes les formes artistiques par "un emploi unitaire de tous les moyens de bouleversement de la vie quotidienne". Définition extraite du toupictionnaire.
[5] Les black blocs, dont les origines remontent aux années 80 quand des autonomes ont été virés de leurs squats, n’ont rien d’un groupe homogène. Ils sont pluriels, libertaires, égalitaires, « horizontaux ». Et décident, à l’occasion d’une manif de tactiques d’actions radicales violentes assumées, en multipliant les « groupes d’affinités ». On n’est pas BB, on participe à des BB. Extrait du site de Libération.
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