RENCONTRE ET SPECTACLE
Contre l’apathie littéraire, le verbe au vitriol
Impressions d’Europe : littératures suisses et autrichiennes
Au Lieu Unique, du 4 au 7 novembre se sont déroulées les Rencontres littéraires suisses et autrichiennes, orchestrées par Impressions d’Europe. La soirée du 5 novembre a offert une vision décapante de ces littératures, avec au programme une table ronde autour de l’œuvre de Thomas Bernhard, puis la mise en espace du Voyage d’Alice en Suisse de Lukas Bärfuss par le Théâtre du Loup. De l’insolence de l’écrivain autrichien au sujet dérangeant de l’euthanasie...
«Nous, Autrichiens, sommes apathiques ; nous sommes la vie en tant que désintérêt général pour la vie»
Grand thème d’ouverture : Thomas Bernhard l’Insolent
Pour évoquer cette figure majeure de la littérature autrichienne sont réunis autour d’une table ronde : le modérateur Thierry Guichard - directeur de publication au Matricule des Anges, Christine Lecerf - germaniste et spécialiste de la littérature autrichienne et Raimund Fellinger - éditeur de Thomas Bernhard en Allemagne. Un peu en retrait, le comédien André Wilms interviendra pour lire des extraits de Mes Prix littéraires [1].
Irrévérencieuse et aliénante peuvent être les qualificatifs qui viennent à l’esprit lorsqu’on évoque la littérature de Th.Bernhard. Néanmoins, les passages lus par André Wilms nous ont rappelé qu’elle est aussi férocement drôle. Ils font référence au scandale causé par le discours de l’auteur à la remise d’un prix pour son premier roman édité Gel : « Nous, Autrichiens, sommes apathiques ; nous sommes la vie en tant que désintérêt général pour la vie ». Cet épisode avait poussé les représentants de l’état autrichien à quitter la salle. Les distinctions suivantes ont été envoyées à Th.Bernhard par la poste, sans cérémonie publique. « Thomas Bernhard, ce n’est pas pour rire, c’est pour mourir de rire » résume Christine Lecerf, au sens le plus littéral de l’expression.
« Bernhard condamne l’acteur à s’étouffer » confirme André Wilms. En effet, le texte n’est compréhensible que si on en trouve le rythme. Son écriture circulaire « creuse et perfore la pensée à la manière d’un foret » (Thierry Guichard), elle ne peut qu’essouffler l’acteur comme le lecteur. Chercher l’air est une des problématiques dans l’oeuvre de Th.Bernhard, souligne Christine Lecerf, chercher l’air après Auschwitz, chercher l’air quand une maladie pulmonaire [2] précoce a laissé l’auteur essoufflé pour toute sa vie.
Raimund Fellinger revient sur les relations ambivalentes qu’a entretenues Thomas Bernhard avec son pays d’origine. Si l’auteur élève le sarcasme au niveau de l’art, c’est pour dénoncer un état autrichien auquel il reproche de nier l’intelligence. Il s’insurge avant tout contre une institution sclérosante et ses dirigeants, y compris contre Bruno Kreisky [3] qui devient sous sa plume le Roi Soleil du bronzage alpin.
Dans le temps limité de cette table ronde, les intervenants ont su convoquer par petites touches le personnage public subversif et cinglant que Th.Bernhard s’était construit. Le temps a manqué pour approfondir son intérêt pour la musique, ses voyages en Europe, mais il est ressorti ce qui semble le plus revigorant dans l’œuvre de Bernhard : une écriture sans concession pour les autres et sans concession pour lui-même... À lire contre la langue de bois et le politiquement correct.
Le Voyage d’Alice en Suisse, scènes de la vie de l’euthanasiste Gustav Strom
Pour poursuivre la soirée, le Théâtre du Loup [4] nous fait découvrir Lukas Bärfuss, auteur suisse, à travers la mise en espace du Voyage d’Alice en Suisse [5], pièce de théâtre sous-titrée scènes de la vie de l’euthanasiste Gustav Strom.
Bärfuss nous propulse dans le cabinet du Dr Strom, à la rencontre d’un tout petit cercle de protagonistes concernés par la démarche de l’euthanasie : le médecin, son assistante, quelques patients, la mère d’une patiente, le propriétaire de l’appartement. Cette forme théâtrale objective les montre en situation, aux prises avec les détails pratiques et les mentions légales, sans jamais verser dans l’analyse psychologique. Au contraire, l’auteur n’hésite pas à faire ressortir l’humour de ces circonstances extrêmes.
Le Dr Strom aide ses patients à mourir, avec l’inébranlable conviction que chacun doit pouvoir disposer de sa mort. Les candidats à l’euthanasie, eux, découvrent dans cette démarche une sensation inattendue de liberté. Le médecin accomplit son devoir en attendant patiemment que les mentalités évoluent, mais il sait que malgré la loi, il est condamné à être rejeté par l’opinion publique, à éprouver la solitude. Le personnage du propriétaire en est un bon représentant. Il se veut homme moderne, ouvert d’esprit, mais ne parvient jamais à la sérénité vis-à-vis des activités de son locataire.
Est-ce là une frontière entre les vivants et les déjà-morts, une limite de courtoisie qui garantit la discrétion aux patients du Dr Strom?
Le Théâtre du Loup aborde ce texte sans artifices. Sur le sol de l’atelier, un ruban de chantier orange et blanc dessine une frontière : celle de la Suisse, au-delà de laquelle l’euthanasie est légale. Est-ce là une frontière entre les vivants et les déjà-morts, une limite de courtoisie qui garantit la discrétion aux patients du Dr Strom ? Un peu tout ça à la fois. La mise en scène occulte le moment de la mort, donnée dans une petite pièce contigüe baignée de lumière rose.
Une soirée aux antipodes de la tiédeur
Cette soirée des Rencontres littéraires suisses et autrichiennes a jeté un pont entre un écrivain autrichien mort dont l’œuvre encore récente n’a pas fini d’être fouillée mais n’est pas près d’être oubliée, et un auteur suisse en plein essor dont il est précieux de découvrir le travail. L’écriture dense et pénétrante de Thomas Bernhard continue d’imprimer durablement le patrimoine littéraire européen, tandis que le théâtre de Lukas Bärfuss aborde de plein fouet le présent et ses tabous.
En quittant le Lieu Unique, on pouvait sentir glisser entre ses neurones un souffle glacé et salutaire descendu des montagnes suisses et autrichiennes.
Texte et croquis : Emilie Roy
[1] Mes prix littéraires, Thomas Bernhard, traduit de l’allemand par Daniel Mirsky, Gallimard, coll. Du monde entier.
[2] Thomas Bernhard est hospitalisé entre 1949 et 1951 pour une tuberculose pulmonaire.
[3] Chancelier fédéral d’Autriche de 1970 à 1983, ancien dirigeant du SPÖ (Parti social-démocrate d’Autriche).
[4] distribution : Florence Bourgès, Bertrand Ducher, Nigel Hollidge, Yvon Lapous, Marilyn Leray, Yvette Poirier ; régie lumière : Thierry Mathieu
[5] traduction de Hélène Mauler et René Zahnd, éditions de l’Arche.
Bloc-Notes
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