SCENE
Compagnie Les Maladroits au travail : une petite fabrique de l’absurde
L’entreprise comme lieu d’oppression, d’anxiété, de non-sens ? Pour la compagnie Les Maladroits, elle est la source d’inspiration de leur dernière création. Prises Multiples atteint actuellement sa forme définitive au Studio théâtre, où elle sera présentée du 5 au 10 novembre dans la programmation du TU. À partir d’une série de tableaux élaborés lors des Chantiers d’Artistes au Lieu Unique en 2008, Les Maladroits se sont remis au travail il y a un an, en quête de fil conducteur et de construction des personnages. En résulte un spectacle expressif et joyeux, soigneusement chorégraphié, sans parole mais avec trois marionnettes. Trois jours avant la première, une répétition ouverte à une poignée de spectateurs me permet d’entrevoir le processus créatif de ces jeunes et enthousiastes Maladroits.
La journée de travail débute. Un standardiste-pianiste-régisseur regarde le public derrière son pupitre au design industriel. Le patron s’agite, légèrement hystérique, et les quatre employés prennent leur poste. Chacun entre littéralement dans sa case - un module cubique à roulettes muni d’un comptoir - et enfile un bleu de travail. Les modules s’alignent devant le tapis roulant à manivelle, les ouvriers se tiennent prêts à la tâche. Le travail à la chaîne s’organise dans une gestuelle harmonieuse, puis dégénère au fil de séquences loufoques. La contrainte productiviste s’accroît, on perd de vue le sens de la consigne et les individualités tentent de reprendre le dessus sur cet univers normatif.
Créer collectivement
Chez Les Maladroits, le processus de création est collectif. Toute la compagnie participe à l’élaboration des séquences et chacun est une force de propositions, d’envies et de savoir-faire au service du spectacle. Ce fonctionnement laisse des traces sur le plateau. Les scènes de groupe sont nombreuses et sont celles qui fonctionnent le mieux. Quand une séquence focalise sur un ou deux personnages, la présence des autres reste néanmoins perceptible : le patron comme observateur à la loupe d’une petite scène de marionnettes, une coulée de matériaux déversée par des mains invisibles, un regard apeuré à travers les lamelles de store, etc. On retient davantage la performance collective que la performance individuelle.
De la même façon, la compagnie ne délègue pas la construction du décor. Les comédiens [1] mettent la main à la pâte, chapeautés par Simon Beillevaire – il incarne le patron sur scène et sa jubilation à actionner le tapis roulant ne fait aucun doute. De fait, le dispositif scénique fonctionne parfaitement, pensé sur mesure par ses utilisateurs et fignolé en répétition. Il en est de même pour les accessoires et marionnettes bricolés au besoin. On peut émettre un bémol sur l’esthétique récup-indus’ carton-métal-planches et adhésif marron d’emballage. Tout comme les bleus de travail, ces matériaux trop évidents ne sont peut-être pas à la hauteur de l’inventivité déployée autour de l’univers industriel dans ce spectacle.
Chez Les Maladroits, le processus de création est collectif. Toute la compagnie participe à l'élaboration des séquences et chacun est une force de propositions, d'envies et de savoir-faire au service du spectacle.
Écrire le spectacle
Au cours du processus de création, un œil extérieur s’avère nécessaire pour extraire du bouillonnement créatif l’ossature du spectacle. Sur Prises Multiples, les Maladroits ont fait appel à Grégory Gaudin, metteur en scène. Ils écrivent le spectacle ensemble. « Je sais, on ne l’a pas écrit, ça [un échange de regards] a toujours été un peu aléatoire, mais calons-le » remarque Grégory Gaudin, et d’expliquer plus tard à propos d’une autre séquence : « cette scène [...], on ne l’a écrite qu’il y a 2 jours, elle est encore toute neuve ». Pourtant, rien à voir avec un papier, un crayon et la littérature. Les scènes de Prises Multiples s’écrivent directement dans l’espace et le temps, en répétition. Entre eux, les Maladroits ont donné des titres aux différentes séquences pour se repérer dans le déroulé du spectacle, tels que “phoning”, “faire-défaire”, “mousse absurde” ou “papa-carton”. Cependant, il n’existe pas de version écrite du spectacle, de scénario, ni de partition. Pour la mémoire, les comédiens travaillent sur la vidéo, comme le font souvent les danseurs.
Une mécanique complexe
G. Gaudin détaille le travail effectué sur “phoning”, une séquence très rythmée, concentrée dans un espace restreint, avec les cinq comédiens et beaucoup d’accessoires. Ces quelques minutes ont nécessité des heures de répétition.
D’abord, il faut caler le mouvement des quatre modules à roulettes pour redéfinir l’espace, puis les comédiens testent les déplacements. Ils proposent des gestes, accumulent les accessoires et la matière clownesque. Ensuite, dans un souci de lisibilité, certaines actions sont amplifiées et d’autres supprimées pour « laisser de la place à l’acteur » (G. Gaudin). Quand la gestuelle est au point, les comédiens doivent trouver le rythme de départ qui permet une accélération croissante, mais tenable jusqu’à la fin de la séquence.
La mécanique de cette scène relève de la complexité d’une machine-outil. Tel le grain de sable dans un engrenage bien huilé, la plus petite erreur a de multiples implications sur la suite du spectacle.
Laisser de la place à l’acteur
À un moment du spectacle, les 4 employés sont alignés, et le metteur en scène recherche le contraste : « Toi, tu peux faire un vrai regard de jaune. Comme ça, on a le jaune, le responsable syndical campé sur ses positions, et les deux lâches... on a un beau panel ! ».
Au sein de la gesticulation ordonnée des corps, les Maladroits marquent des intentions de jeu, échangent des regards entre eux et avec le public. Grégory Gaudin observe, puis gomme ou accentue ces détails. Par ailleurs, il accompagne individuellement chaque comédien dans la construction de son personnage. Approfondir la singularité de chacun d’entre eux permet de dépasser la performance du mime et insuffle leur part d’humanité à ces clowns muets.
Le son du spectacle
L’absence de parole laisse une large place à la création sonore et musicale de Yann Antigny.
Coincé au premier plan derrière son clavier et sa régie customisée, il remplit trois fonctions, à des niveaux de lecture différents : le régisseur son qui envoie les effets à vue, toujours à l’écoute ; le pianiste placide et immuable du cinéma muet, lorsqu’il accompagne l’action au clavier ; le standardiste de l’entreprise qui transfère les appels avec un signe de tête. L’interaction avec le jeu fonctionne si bien qu’on ne sait pas toujours si la bande son suit le rythme des comédiens ou l’inverse.
A l’image du son, les lumières de Maud Plantec collent au plus près du jeu. À l’écoute depuis sa régie, elle déroule toute la conduite en manuel.
Emilie Roy
Crédits photographiques : Caroline Bigret (bannière et 3ème photo de colonne) Alois Pesquer (1ère et 2ème photos de colonne)
Infos pratiques
Spectacle à 20h30.
Il n’y a plus de place en billetterie pour les représentations au Studio théâtre, mais les plus motivés peuvent venir le soir même glaner des sièges libérés. Pour les autres, les Maladroits espèrent pouvoir trouver d’autres salles qui accueilleront le spectacle.
[1] distribution : Simon Beillevaire, Benjamin Ducasse, Hugo Coudert, Valentin Pasgrimaud, Arno Wögerbauer.
Bloc-Notes
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