
PORTRAIT
Philippe Druillet : régal hurlant
Festival International de Science-Fiction de Nantes, du 10 au 14 novembre 2010
Les irréductibles amoureux de la science-fiction à la française se sont réunis pour écouter les (bons) mots du grand maître de la SF : Philippe Druillet. Invité d’honneur de la onzième édition des Utopiales, il est avant tout le fondateur d’une atypique et monumentale revue de bande dessinée : Métal Hurlant. Ce Druillet a fait l’honneur de sa présence aux Utopiales. Une présence dont on aurait eu bien tort de se priver. Druillet, l’artiste complet au caractère entier, méritait bien une rencontre avec son public. Un public conquis à jamais par le phrasé unique de ce dinosaure de la SF au pays de Proust.
L’artiste se repère de loin. Il a la voix grave et un rire franc. De noir, il a l’habit et l’humour. Une vraie bête de scène que le public, majoritairement masculin, attend avec impatience. En tant qu’invité d’honneur, Druillet dispose de sa petite heure de gloire pour discuter avec son public. Mais la gloire, cela ne semble véritablement pas son truc à l’ami Druillet...
Une rencontre rock’n’roll
Il est 18h quand l’invité d’honneur et son modérateur (et admirateur) l’écrivain Serge Lehman débarquent sur la scène de l’Espace Shayol. La rencontre est à peine entamée que Lehman lance le sujet : « modérer Philippe est une vaste plaisanterie ». La salle ricane de bon cœur et le principal intéressé réplique : « Le côté conférencier c’est quand même assez casse-couilles, vous trouvez pas ? Alors on va tenter de communier un peu ». Bonne idée.
Pas de présentation classique pour exprimer l’identité du maître de la bande dessinée de SF. Présent dans l’imaginaire français depuis plus de quarante ans, Philippe Druillet porte en lui une esthétique reconnaissable parmi mille. Son coup de crayon est l’un des plus célèbres de l’hexagone et, par les questions de Lehman, il va tenter de retrouver les origines de ce coup crayon qu’il a tant travaillé pour rendre l’art de la BD respectable.
Sur mes cahiers d’écolier, je te dessine pour t’acquérir, liberté
La rencontre débute comme une psychanalyse. Le révolté de la bande dessinée commence par raconter cette enfance des années 40 dans une « famille pétainiste ». La confession étonne. Un peu plus tard dans la discussion on comprendra que cette « famille pétainiste » sera la cause de cette fuite dans l’art, une façon d’échapper aux opinions familiales. Druillet et les siens fuient les bombardements, direction l’Espagne de Franco. Pour le petit garçon, ce sera avant tout l’Espagne de Buňuel et de Dalí. Des types à l’esthétique complètement barrée pour l’époque. « Dalí était un mec un peu escroc » lâche Druillet « mais un escroc doublé d’un immense peintre », ajoute-t-il. À ce moment-là du récit, Druillet a les yeux qui pétillent comme un gamin. Il se revoit alors tout môme en Espagne dessinant sur des cahiers d’écoliers et se remémore cette maîtresse qui lui demandait avec un accent qui roucoule : « Peut-être tu seras plus tard comme Salvador Dalí ». Peu-être.
« L'ennui est un fabuleux terrain d'expression »
L’anecdote fait sourire. Druillet le gamin se nourrit « très tôt » de choses « très fortes et puissantes ». Les racines de son amour incommensurable pour la SF sont d’abord cinématographiques et pas des moindres. Il cite en vrac Le Tombeau Hindou de Fritz Lang ou le Hamlet de Laurence Olivier. Des images qui lui permettent « d’échapper » au destin auquel sa famille le prédestinait. « Quel destin ? » rétorque alors Lehman. « Des fascistes » répond sobrement Druillet.
Alors que la discussion semble se tourner vers la célèbre « Famille, je vous hais » de Gide, Druillet décide de s’écarter de ses discordances avec l’ordre familial pour insister sur l’enfance, cette période responsable en grande majorité de l’adulte que l’on devient. Avec un ton très enjoué, Il reprend le fil de son enfance au début des années 50 dans une France tentant de se reconstruire sur les vestiges de la pire des guerres. « Je me faisais chier dans le Gers quand j’étais môme et j’ai lu une interview où George Lucas racontait avoir éprouvé exactement la même chose dans son Amérique profonde ». Deux futurs artistes s’ennuient de chaque côté de l’Atlantique et profitent de l’occasion pour mettre en marche leur imagination. « L’ennui est un fabuleux terrain d’expression » explique Druillet avec des grands gestes et quelques inévitables gros mots pour conclure sur un : « S’emmerder c’est chiant mais ça fait du bien pour réfléchir ». Pas faux.
L’enfant curieux se construira en tant qu’artiste grâce à tous les arts sur lesquels sa curiosité s’est attardée (musique, littérature, bande dessinée, cinéma, design, peinture). Vers 17 ans, après le certificat d’étude, Druillet rencontrera le « maître » Jean Boullet, grand dessinateur du mythique Saint-Germain-des-Prés de l’après-guerre. De lui, Druillet apprendra tout : du trait de crayon à l’esthétisme de la folie. « Le fils de pauvre avait besoin de rencontres. Après la rencontre avec H.P Lovecraft, après celle avec Edgar Poe, il y a eu Boullet » résume t-il. Son amour de la SF se concrétise tandis que se profile la grande Histoire. Celle de mai 68.
Souviens toi de Mai 68 et de « sa génération de fous » qui a ouvert les portes de la culture pour tous
Druillet ne fait pas de cadeau à sa patrie. À celle d’avant 68, à ce De Gaulle qui était « remarquable de 39 à 45 » et qui, quelques années, plus tard n’était qu’un « vieux monsieur dans un pays de crétins ». Il le sait 68 est une révolution ratée mais une révolution quand même, un tournant dans l’histoire française, une vraie fracture culturelle. Druillet insiste : « Aujourd’hui nous ne connaissons pas notre bonheur ». Avant 68 l’accès à la culture était inexistant. Les barricades parisiennes ne bloquaient pas que les CRS : elles protégeaient le désir d’un nouvel ordre culturel.
Le récit prend alors une tout autre tournure. Druillet ne parle pas de lui mais des autres, d’une époque qui l’a bâti en tant qu’artiste. Sa parole fait surgir alors des bribes d’histoires cultes. Elle fait naître des images colorées bien connus de la mémoire collective : des Beatles et des Stones déclenchant des scènes d’hystéries, des comics, des bulles par centaines, la moustache de Frank Zappa, l’avènement de l’underground... Par ses souvenirs intenses, Druillet nous emporte très loin dans le temps, pour toucher d’un peu plus près les étoiles d’une « génération de fous qui a construit quelque chose ».
«Par ses souvenirs intenses, Druillet nous emporte très loin dans le temps, pour toucher d'un peu plus près les étoiles d'une “génération de fous” qui a construit quelque chose»
Mais point de mélancolie, on passe le cap d’une étape clé dans la vie du dessinateur et Lehman rappelle Philippe Druillet à l’ordre de la SF. Après 68, c’est 69. En cette année érotique Druillet fait son entrée, très remarquée, dans les pages d’un magazine de bande dessinée, le très célèbre Pilote. Aux manettes, un rédac’ chef comme il en existe peu : René Goscinny, accessoirement papa d’Astérix, et pour Druillet un grand artiste « capable d’accepter même les choses qu’il ne comprenait pas ». Chez Pilote, il continuera la saga de son héros Lone Sloane débutée en 1966. Le style sera flamboyant, audacieux et novateur par son introduction d’images de synthèse dans les décors.
En pleine seventies, Druillet claque la porte de la maison Pilote, suite à quelques désaccords avec la rédaction. Une question survient alors : « Pourquoi ne pas monter un premier groupe de rock en BD ? ». L’aventure sera rock’n’roll : Métal Hurlant. Avec Jean-Pierre Dionnet et Jean Giraud, il fonde cette revue populaire consacrée à l’art qu’est la SF avec des dessins, des critiques de romans, polars et musiques. Le succès est très vite au rendez-vous pour cette revue où la bande dessinée est conçue sous l’angle de l’underground et de la SF. Une folie pour l’époque...
La science-fiction est « l’histoire de nos sociétés »
« Il y a 30 ans s’intéresser à la SF était considéré comme un signe de débilité. On était considéré comme des crétins. Mais ces types ont inventé le monde d’aujourd’hui ! Tous les problèmes d’aujourd’hui sont dans ces livres ! Cette littérature est l’histoire de nos sociétés. ». Parce que la science-fiction est l’histoire de nos sociétés, Philippe Druillet l’a défendu durant toute sa carrière. L’histoire touche à sa fin. Une fin où le sale gosse Druillet reprend le dessus. Dans les années 80, il s’était lancé un nouveau défi : renouer avec le classicisme en adaptant le mythique Salammbô de Flaubert. La rencontre impossible entre le roman et la bande dessinée, le mariage improbable de l’art classique et de l’art des crétins.
La rencontre impossible entre le roman et la bande dessinée, le mariage improbable de l'art classique et de l'art des crétins. Rien n'est impossible pour le vétéran de la SF
Mais rien est impossible pour le vétéran de la SF. Son Salammbô aura demandé sept ans de création et s’avérera être un vrai succès. Avec un certain goût de la provocation mais aussi un réel sentiment de victoire personnelle, Druillet explique avoir mis « un vrai doigt dans le cul à la culture française, au pays de Proust » avec ce Salammbô.
Ce mariage entre la respectueuse littérature et l’inculte bande dessinée, Druillet semble bien résolu à en entretenir la flamme. Quelques applaudissements et sourires ont jailli dans la foule lorsque le dessinateur a annoncé que l’année prochaine il allait être assez dingue pour s’attaquer à une autre œuvre majeure : L’Enfer de Dante. Il n’y avait alors pas de meilleure conclusion possible à cette rétrospective fascinante sur ce combattant de la SF au pays de Proust. À 66 ans, Philippe Druillet et son amour la science-fiction ont encore de beaux jours devant eux.
Eloïse Trouvat
Bloc-Notes
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