
Art, espace public et altérité
Rencontre avec l’artiste Arnaud Théval
Rencontrer un artiste à l’occasion de la sortie d’un de ses livres est un bon prétexte pour finalement découvrir qui il est, dans quelle démarche il s’inscrit. L’artiste, c’est Arnaud Théval, le livre, Invisibles. Je l’ai rencontré à la Mano, dans le quartier Nantes Nord, là où s’est déployé la première partie du projet Invisibles.
Arnaud Théval aime à « s’inventer des territoires de jeu ». En effet, à la différence d’autres artistes travaillant ex-nihilo dans leur atelier, Arnaud Théval trouve en l’espace public ses territoires de création. Les espaces publics urbains sont ses lieux de prédilection. En allant sur les territoires de celui qu’il qualifie « l’autre », il va questionner les usages et les appropriations, les liens sociaux et les espaces de frottement. « Tu ne peux pas inscrire une œuvre sans te soucier du contexte », précise-t-il.
Tu ne peux pas inscrire une œuvre sans te soucier du contexte
Pour comprendre les enjeux et rapports à l’œuvre dans les espaces où il travaille, l’artiste se donne du temps. Pour s’inscrire dans la réalité de l’autre, il s’appuie sur une temporalité à répétition, à l’image de projets en Belgique où il est intervenu quatre ou sept années pour aboutir à la construction d’une œuvre.
Ses œuvres peuvent prendre différentes formes plastiques : photographies, installations, vidéos, livres. Il serait donc aventureux et faux de circonscrire Arnaud Theval à une identité artistique figée telle que photographe ou plasticien. Il est artiste et en assume la dimension politique du statut.
Parler de l’autre à partir de ses codes
Il est arrivé qu’on demande à Arnaud Théval quelle œuvre ou projet est le plus à même de définir sa démarche : question sans réponse, cela semble logique pour un artiste qui fuit l’enfermement physique, verbal et identitaire.
Ce qui l’anime, c’est de parler de l’autre à partir de ses codes, « produire une forme plastique sur les codes de l’autre sans juger l’autre ». La notion d’altérité est au cœur de son travail. L’enjeu : aller sur le terrain de l’autre, étant soi-même un autre. Mais attention, la démarche d’Arnaud Théval n’est pas ethnologique, ni même sociologique ou bien philosophique, il est artiste. Son propos est bien de construire une œuvre recouvrant une forme plastique. La rencontre et la place de l’autre dans son travail font partie du processus de création, en s’inscrivant dans un ensemble de protocoles au travers desquels l’autre se met en scène.
l’artiste entend triturer les stéréotypes et rendre visible des individus « absents de la représentation de la banlieue ou stigmatisés par l’imagerie médiatique »
Par la mise en œuvre du projet Invisibles, l’artiste entend triturer les stéréotypes et rendre visible des individus « absents de la représentation de la banlieue ou stigmatisés par l’imagerie médiatique ».
Le projet Invisibles [1] : questionne ton identité en imaginant ton avatar
Durant l’année 2007, à l’invitation de Sylvain Martini, de l’Eclectic Léo-Lagrange, Arnaud Théval réfléchit au développement d’un projet qui se déploierait dans les quartiers nord de Nantes. Un an plus tard, le projet Invisibles se fait connaître dans ces quartiers sous forme d’une rumeur qui s’étend grâce à la réalisation des premiers « portraits avatarisés » et de communication ponctuelles maitrisées.
Les premières réactions sont parfois brutales « vous faites de la publicité pour la burqua ! », mais la temporalité du projet aide. « Il faut laisser le temps de l’appropriation, de l’acceptation ». En deux ans, 256 avatars vont voir le jour. Tous les avatars, Arnaud Théval les a rencontrés par le biais de personnes relais, principalement acteurs sur le territoire. Parfois, ça se passait autrement : après avoir avatarisé les jeunes du terrain de foot, il rencontrait leur mère, puis leurs autres enfants. Finalement « la diversité s’est imposée d’elle-même », elle n’était pas une intention de départ.
La réalisation des œuvres
la personne devient une caricature d’elle-même, qui paradoxalement la révèle très justement. « C’est bien elle ! » a-t-il souvent entendu.
Les séances de prises de vues mobilisent l’artiste et un autre, lors de séances en face à face. Arnaud Théval invite la personne à s’inventer un geste personnel, qu’elle puise dans son quotidien, ses habitudes, la poussant à exagérer le trait. De ces séances, il obtient des portraits dont les visages seront masqués dans une seconde étape. Ces masques, Arnaud Théval va les construire sur son ordinateur, à partir de formes visuelles glanées sur les personnes (vêtement, bijoux, etc.). Finalement, la personne devient une caricature d’elle-même, qui paradoxalement la révèle très justement. « C’est bien elle ! » a-t-il souvent entendu. Les avatars seraient-t-ils l’essence d’un autre affranchi de carcans identitaires ?
Le 7 octobre dernier, le livre d’artiste Invisibles a été offert aux 256 avatars qui se sont prêtés au jeu de l’artiste. Ce livre est une œuvre en soi, objet, mémoire et moyen de circulation à la fois ; la circulation des œuvres est essentielle pour Arnaud Théval.
En considérant les étapes et les différents objets/œuvres qui jalonnent un tel projet (rencontres, portraits, avatar, expositions, installations, édition), on remarque la manifeste dialectique qui s’opère dans ce travail à finalité plastique. A ce propos, l’édition du livre Invisibles est une virgule dans ce projet, qui va désormais se déployer dans sa seconde phase. Ce deuxième temps mobilisera des groupes d’avatars « associés dans la construction d’une image qui fera fiction, qui se jouera dans l’espace urbain ».
Mise en perspectives : la place du contributeur dans le travail d’Arnaud Théval
En sollicitant la plume de contributeurs d’horizons variés (sociologue, philosophe, critique d’art, etc.), Arnaud Théval offre une formidable mise en perspective de son travail. Ces intellectuels apportent des éclairages disciplinaires qui vont enrichir ses projets (dans le cas de collaborations : par exemple Sylvain Maresca sur « Moi le groupe ») ou bien ouvrir des voies de réflexion par l’insertion dans les ouvrages d’Arnaud Théval de textes réflexifs.
Dans le cas du projet Invisibles, c’est le philosophe Christian Ruby qui s’est prêté au jeu. Son texte intitulé L’invention de soi en photographie questionne la construction de l’identité. Il y aborde le possible passage de frontière, de l’identité à l’individuation [2]. Pour Christian Ruby « la référence à l’identité fonctionne comme assignation à la clôture (…). Des sujets ont besoin de se référer à elle, et de son soutien pour décider de ce qu’ils doivent faire en fonction du seul spectre des possibles que l’identité offre ». De son point de vue « tout l’enjeu du travail d’Arnaud Théval tient dans la volonté de défaire cette servitude, (…), afin de repenser à la fois l’individuation et le commun. Au cours d’un long travail avec les modèles, l’artiste subvertit la construction précédente pour mieux s’investir dans le champ de l’individuation ».
Pour aller plus loin : lire ce document "L’invention de soi en photographie" Plus d’informations sur Arnaud Théval : www.arnaudtheval.com/index.htm
Vous trouverez en librairies et bibliothèques ses ouvrages :
Moi le groupe, 2_éditions Zédélé, Brest 2010
Moi le groupe, éditions Zédélé, Brest, 2008
La Cloison, le chantier des archives 2005 - 2008, éditions Zédélé, Brest, 2008
Proximité, éditions Joca Séria - Le Grand Café, centre d’art contemporain, Saint-Nazaire, 2002
Sous le Soleil, éditions DLP, L’agence culturelle, Saint-Herblain, 2004
Texte et photos : Adeline PRAUD
[1] Ce projet s’inscrit dans le cadre du projet l’Art en partage, un projet d’action culturelle axé sur la création partagée.
[2] L’individuation est le processus de « distinction d’un individu des autres de la même espèce ou du groupe, de la société dont il fait partie
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