Rencontre avec Florence Aubenas
Sur le quai de Ouistreham, la France va mal et Florence Aubenas est une grande dame du journalisme
La crise. Tout le monde ne parlait que d’elle l’année dernière. Tous s’affolaient de voir cette intruse s’immiscer dans le quotidien des français. Les politiques et les journalistes ne vivaient qu’avec ce mot-là à la bouche. La crise, Florence Aubenas, grand reporter de renom, avait du mal à la saisir. Ironie du sort, de la fenêtre de son bureau au Nouvel Observateur elle apercevait une des coupables : la Bourse de Paris. Nous étions le 1er janvier 2009, et ce jour-là , la journaliste comprit qu’il était urgent et nécessaire de prendre la route, partir loin de la sphère politico-médiatique pour se rapprocher au plus près de celle que l’on pointait du doigt ici-bas. La crise, Florence Aubenas la côtoya pendant six mois. Six mois d’immersion dans la vie des précaires où elle n’était plus journaliste mais femme de ménage. De cette expérience est né Le Quai de Ouistreham, un succès de librairie qui a pour sujet la crise dans toutes ses dimensions. Un récit poignant et utile livré par une femme dont le public du Lieu Unique n’est certainement pas prêt d’oublier ni le sourire, ni l’engagement.
En ce soir du mercredi 12 mai, ils étaient très nombreux à avoir fait le déplacement pour voir Florence Aubenas dialoguer avec son ancien collègue de Libération, Jean-Baptiste Harang sur la scène du grand atelier du Lieu Unique.
Entassés dans une salle comble, tous étaient venus au rendez-vous pour écouter la journaliste parler de cette France des invisibles, ceux qui multiplient les petits boulots et vivent avec un salaire inférieur au SMIC. L’invité est arrivé sous les applaudissements respectueux du public. C’était bien elle. Même simplicité, même look, même sourire chaleureux. On ne la présente plus cette grande dame du journalisme devenue célèbre malgré elle. De Florence Aubenas, on préférera garder le souvenir de son sourire et de son courage plutôt que son expérience d’otage en Irak, en 2005.
Grand reportage dans le monde réel
Dès le début de la conversation, tout le monde aura compris que son truc à elle, c’est le journalisme. Mais attention, pas celui qui se fait derrière le bureau devant son ordinateur. Non, sa vie à elle c’est le journalisme de terrain. Grand reporter qui a couvert de nombreux événements du Rwanda, au Kosovo en passant par l’Afghanistan et l’Irak, Florence Aubenas prône à qui l’entendra que la base même du journalisme c’est le grand reportage. Hélas, à l’heure où la presse manque cruellement de moyens, les grands reportages se font rares. Il fallait donc prendre une décision. La journaliste l’ a prise. Partir à Caen, y louer une chambre meublée. Garder son identité et ses papiers, s’inscrire au chômage et avoir pour seul bagage un baccalauréat.
Avec un micro, le journaliste a le contrôle. Autant dire que le travail est formaté. On sait d'avance où on veut en venir.
Au Nouvel Observateur, elle a pris un congé sans solde pour réaliser un long reportage sur son immersion dans un monde réel. Celui de Caen, de ses agences d’Intérim et de son Pôle Emploi peuplés d’êtres à la recherche, non pas d’un CDI ou d’un CDD, mais de simples heures. L’immersion dans ce monde lui a permis de cesser ce journalisme où l’on interroge sans cesse le malheur. « Avec un micro, le journaliste a le contrôle. Autant dire que le travail est formaté. On sait d’avance où on veut en venir », explique-t-elle a une salle complètement conquise par sa parole didactique. Ainsi en partageant le quotidien de ces travailleurs dit précaires, Florence Aubenas a pu découvrir des attitudes et des sujets de préoccupations qu’elle n’aurait jamais soupçonnés du haut de sa tour d’ivoire, sa « sphère politico-médiatique parisienne ». Elle avoue ne pas apprécier ce terme, pourtant son expérience l’a amenée à en comprendre la dimension...
Ce monde-là ne connait pas la crise
Ce n’est pas dans un autre monde que Florence Aubenas est partie s’aventurer pendant six mois mais bel et bien son monde. Dans sa France à elle, celle sur laquelle elle travaille du haut de son bureau de journaliste, Place de la Bourse. Alors oui, « on parlait de crise à tout va dans notre bulle », confie-t-elle, mais là-bas, elle comprend vite que ce terme tant chéri des médias est loin de plaire aux gens. Il est même inconnu. « La première fois que j’ai prononcé le mot « crise » à mes collègues sur le ferry, ils m’ont tous dévisagée ! ».
Aubenas s’emporte, se passionne pour transmettre les paroles qu’elle a entendues là-bas. De sa bouche, on apprend que les précaires n’y croient pas à cette soi-disant crise. Pour eux, elle n’est que simple invention du système voire même un tragique prétexte pour faire passer des réformes visant à rendre le quotidien encore plus dur. « Nous ça fait longtemps que l’on est aux nouilles ! » lui lâchera un de ses collègues devant sa naïveté.
Lorsque l’on est « aux nouilles » et sans emploi, on passe généralement par la case Pôle Emploi. Florence Aubenas pensait y échapper mais dès le départ, elle réalise que cette case est indispensable pour son parcours. Elle s’attarde alors longuement sur cette structure phare, qu’elle croque à merveille dans son récit. Débarquée en pleine fusion ANPE et ASSEDIC, la journaliste dessine les situations grotesques de cet endroit toujours autant « encombré et silencieux où flotte toujours une gêne vague ». De ce futur Pôle Emploi, elle garde une image totalement kafkaïenne. Pour elle, il s’y oppose dorénavant « deux désespoirs » : celui du chômeur, ayant perdu son emploi, et celui du conseiller Pôle Emploi dont l’emploi ne va plus être de faire du social mais des statistiques et du flicage.
Après avoir écumé les agences d’intérim et les forums de l’emploi, « Madame Aubenas » comme l’appelle sa conseillère Pôle Emploi dégotera « des heures ». Des heures ici et là, des heures à faire le ménage dans un camping, sur un ferry ou dans des bureaux. Des heures où elle n’est devenue que « le prolongement de l’aspirateur ».
« On demande une assiduité à des personnes qui ont quatre jobs, se lèvent tous les jours à 4h du mat' et font des heures et des heures de route pour au final n'avoir seulement que quatre heures de travail par jour »
De cette France des invisibles, elle annote consciencieusement (au début seulement, la fatigue des journées viendra ensuite l’en empêcher) les détails, les failles et les contradictions. Ses heures de travail, elle le sait, elle les doit à l’absentéisme soudain. « On demande une assiduité à des personnes qui ont quatre jobs, se lèvent tous les jours à 4h du mat’ et font des heures et des heures de route pour au final n’avoir seulement que quatre heures de travail par jour ». La conséquence est évidente à ses yeux : les gens s’évanouissent de leur travail. Ce n’est pas la précarité que Florence Aubenas s’évertue à dénoncer dans son livre ou sur la scène du LU ce soir, comme elle le fait dans de nombreuses villes de province, mais bel et bien les absurdités d’un monde, les aberrations de tout un système.
Là-bas
Florence Aubenas est une enfant des congés payés, des CDI et des avancées sociales qui, un beau jour, se retrouve plongée dans un monde dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Là-bas, le CDI est une appellation mensongère puisque deux heures de travail par jour ne suffisent pas pour vivre décemment. Là-bas, c’est un autre monde du travail, un univers où les armes habituelles des salariés, comme le syndicat, ne sont pas utilisées parce que tout ce qui sert à se défendre ne marche pas pour ces emplois précaires. Là-bas, on externalise un maximum afin que des boîtes puissent se livrer à une concurrence sauvage en tentant de grappiller des contrats avec des prix réduits et une réduction du temps de travail. Là-bas, des hommes et des femmes multiplient les heures sans jamais se plaindre, avec une ambition, une envie féroce de s’en sortir.
On s'interroge tous sur comment on en arrive à la précarité
Il fait gris sur ce quai de Ouistreham, très gris. Le temps et la vie y sont maussades, pourtant on s’entraide, on se donne des petites combines pour les achats moins chers, on fait du co-voiturage et on se raconte la vie de famille. « On s’interroge tous sur comment on en arrive à la précarité » explique Florence Aubenas. Selon elle, il n’y a là aucune trajectoire type pour arriver sur ce quai de Ouistreham et ses ferrys. On y croise tout type de personnes : des étudiants, des retraités, des chômeurs, des femmes de ménage, des personnes qui cherchent un second boulot. Certains sont là par pur souci économique, pour arrondir les fins de mois difficiles ou parce qu’ils n’ont pas le choix. D’autres ont cette envie irrépressible de progresser.
À cet instant du débat, la journaliste s’arrête sur ses erreurs et celles de tout le pays. « Il faut respecter ces gens, il faut insister là-dessus ». Florence Aubenas n’a pas fait que partager la vie de ces personnes, elle les a compris. Attrapé leur détresse mais entendu leur ambition. Notre erreur principale, selon elle, est de décrire bien trop souvent ce monde comme quelque chose d’intensément douloureux et compliqué, c’est vrai, mais il ne faut jamais oublier de dire qu’il y a aussi beaucoup d’ambition et de combativité chez ces gens. Ce soir, Florence Aubenas l’aura dit : dans cette « réalité merdique » il y a une notion de dignité à ne jamais oublier. Elle cite alors une de ses premières lectures d’adolescente, Germinal de Zola.
« La mine, c’était le bagne », explique t-elle, aussi n’a t-elle pas compris le regard triste des mineurs, dans les années 80, quand les mines ont fermé. Pour elle, il s’agissait d’une victoire « la fin du pire des malheurs et des drames ». Aujourd’hui, à 48 ans et six mois passés aux côtés de travailleurs précaires, elle comprend la réaction de ces mineurs. Elle la compare à celles de ses collègues. « Il faut comprendre cette dignité. Ils aiment leur boulot. Ils s’imaginent y réussir et faire carrière. Il faut respecter ça ».
Je n'ai jamais eu la prétention d'être précaire car être précaire c'est précisément ne pas savoir de quoi demain sera fait », explique t-elle. Elle n'a pas été précaire, encore moins journaliste infiltré, en revanche elle a partagé un quotidien, celui de ce que certains aiment à nommer « la France d'en bas.
De Florence Aubenas on se souviendra de ça : son respect. Le respect envers ces gens qui sont devenus des collègues de travail voire même pour certaines des amies. Il faut l’entendre parler, comprendre ce respect éternel envers ces êtres qui n’étaient a priori pas du même monde qu’elle. « Je n’ai jamais eu la prétention d’être précaire car être précaire c’est précisément ne pas savoir de quoi demain sera fait », explique t-elle. Elle n’a pas été précaire, encore moins journaliste infiltré, en revanche elle a partagé un quotidien, celui de ce que certains aiment à nommer « la France d’en bas ». Mais les termes sont inadéquats selon les critiques de ses collègues, pour qui la connotation marginale du mot « précaire » est gênante. Elles ne sont pas « précaires » au contraire elles aiment à se revendiquer de « la France normale ».
La fin du débat approche et Florence Aubenas s’aventure à raconter les réactions de ses anciennes collègues lorsque celles-ci ont appris sa réelle identité de journaliste et ce qu’elle comptait faire de son expérience. L’aveu difficile « car forcément des liens se créent » a été globalement bien accueilli. La salle très bon public rit aux anecdotes de la journaliste qui confie que certaines de ses collègues dédicacent elles-même le livre et se vantent d’être tel ou tel personnage. L’humeur vire alors à l’atmosphère bon enfant, certains en oublieraient même le sujet.
Or le sujet c’est précisément que ces femmes vivent dans l’ombre, dans des conditions inacceptables, elles n’ont ni conscience politique, ni confiance dans le syndicalisme. Elles sont seules, et étrangement ce soir au LU, elles semblent n’avoir pour les aider que Florence Aubenas, « médiocre femme de ménage » selon les dires de certains mais grande dame du journalisme selon son curriculum vitae.
Il est 21h50, le débat s’achève après quelques questions plus ou moins pertinentes du public. Une d’entre elle est toutefois marquante et vient clore le débat. Une retraitée saisit le micro, pleine d’admiration pour le travail d’Aubenas et en même temps agacée de la situation. « Qu’est-ce qu’on fait après le livre ? » demande t-elle à la journaliste. Qui aura lu Le Quai de Ouistreham, qui l’aura vécu, aura cette même petite question lancinante en tête, parce que l’on ne peut lire ce long reportage de 269 pages saisissantes sans avoir cette envie démesurée de stopper la machine infernale de la crise et de la précarité. Florence Aubenas n’aura pas de réponse à offrir à cette dame. Elle lui expliquera avoir eu peu de réactions de la part des politiques, un appel de Laurent Fabius, de Laurent Wauquiez, un SMS de l’Elysée, mais rien de plus.
Le débat aura duré presque deux heures, pourtant c’est le seul instant où Florence Aubenas aura paru dans l’incapacité de répondre quelque chose de sûr. Peut-être a t-elle conscience soudainement que son travail s’arrête ici, qu’elle est alors dans l’incapacité d’agir car ce n’est pas elle qui prend les décisions pour ce pays. Elle aura déjà fait beaucoup pour une journaliste d’aujourd’hui. Elle se sera confrontée à la dure réalité, à l’inadmissible et aux situations kafkaïennes. Elle aura fait son boulot de journaliste : transmettre l’information. À travers les mots du Quai de Ouistreham et les anecdotes livrées lors de cette soirée, on aura tous compris l’information en question : la France va mal... et Florence Aubenas est une grande dame du journalisme.
Eloïse Trouvat
À lire de Florence Aubenas :
Le Quai de Ouistreham (Éditions de l’Olivier)
La Méprise. L’affaire d’Outreau (Éditions du Seuil) Résister, c’est créer avec Miguel Benasayag (Éditions La Découverte)
La fabrication de l’information. Les journalistes et l’idéologie de la communication avec Miguel Benasayag (Éditions La Découverte)
Bloc-Notes
-
«  Chasse fermée  » remporte le prix du public au palmarès d’Univerciné 2013
-
Hellfest 2013 : Fragil prend refuge dans le nid des enfers
-
La 7ème Vague ouvre le bal des festivals
-
Le sculpteur Yonnais Pierre Augustin Marboeuf expose à Nantes pour la première fois
-
Edito du 12 avril 2013 : du fond des abysses