FESTIVAL "QUEL BRUIT ÇA FAIT LA LECTURE ?"
Rencontre avec Arno Bertina et Emmanuel Darley : quel bruit ça fait deux auteurs qui parlent littérature ?
Deux auteurs majeurs de la littérature contemporaine étaient réunis à La Roche-sur-Yon, la semaine dernière, dans le cadre du festival "Quel bruit ça fait la lecture ?", pour un débat sur Georges Pérec. L’occasion donc d’aller à la rencontre de Arno Bertina et Emmanuel Darley, deux anciens libraires qui défendent aujourd’hui, à travers leurs propres ouvrages, une écriture ouverte et résolument innovante.
Arno Bertina – 35 ans, 3 romans dont le très bon "Anima Motrix", 2 fictions biographiques, 1 pièce de théâtre et pléthore de collaborations (avec François Bégaudeau notamment) – et Emmanuel Darley, 47 ans, 4 romans, 11 pièces de théâtre (dont le très remarqué "Mardi à Monoprix" qui est joué en ce moment un peu partout en France avec l’immense Jean-Claude Dreyfus) et quelques ouvrages pour la jeunesse. Voici pour le pedigree des deux messieurs. Pour le reste, imaginez un petit jardin verdoyant au cœur de la ville, nous voici installés à l’ombre des jeunes pousses en fleurs, et c’est parti pour une jolie heure de conversation où Pérec, Rabelais, Pirsig et Bon sont évoqués.
Fragil : On sait que se faire publier est très difficile. De plus en plus de gens écrivent, ce n’est pas simple de se faire repérer, quel est votre parcours à tous les deux ? Comment tout cela a-t-il commencé ? À quel moment avez-vous senti l’envie de franchir le pas ? Et puis surtout comment y arrive-t-on ?
E.D. : J’étais libraire. Mais j’ai toujours écrit en parallèle. Et puis un jour, je me suis dit que l’histoire que je venais de terminer tenait la route et que ça pouvait faire un livre. Alors je l’ai envoyé chez l’éditeur P.O.L parce que je savais que mon texte pouvait correspondre à leur ligne éditoriale. Et ils l’ont pris. C’était "Des petits garçons". C’est vrai que j’ai eu beaucoup de chance. Un manuscrit, seulement un envoi, et une belle histoire humaine avec un éditeur. C’est rare pour un premier roman, j’en ai bien conscience.
A.B. : Moi, je suis issu d’un milieu favorisé où le livre avait une place essentielle. Tout cela était donc naturel. J’ai toujours beaucoup lu, j’ai toujours beaucoup écrit, dans des revues littéraires notamment. J’étais libraire, comme Emmanuel, et je me suis dit un jour, pourquoi pas moi ? Certains livres que je vendais étaient loin d’être des chefs-d’œuvre, j’ai pensé que peut-être j’avais un truc à dire qui parlerait à certains. Le premier roman, c’est un geste d’innocence. J’ai envoyé mon manuscrit à 7 éditeurs, j’ai eu 5 refus et finalement c’est Actes Sud qui a édité "Le Dehors ou la Migration des truites".
"J'ai pensé que, peut-être, j'avais un "truc" à dire qui parlerait à certains. Le premier roman, c'est un geste d'innocence."
Et c’est pour le deuxième livre que ça se complique un peu, non ? J’imagine qu’on perd l’innocence dont vous parliez à l’instant, et qu’une petite pression s’installe. Ce que j’écris va-t-il encore plaire ?
A.B. : Oui c’est vrai qu’il y a un peu de ça. Pour le deuxième livre, "Appoggio" j’ai écrit 180 pages en 4 mois, j’étais encore dans l’énergie du premier. Et ce que j’essayais de me dire à chaque instant, c’est ne te laisse pas submerger par la tristesse ou la vexation, pense à ce que tu écris et qui te nourrit et oublie le reste. Le truc, c’est de penser avant tout à la littérature, à l’envie d’écrire, et pas aux activités secondaires liées à la publication.
E.D. : Se faire publier, c’est avant tout être en relation avec un éditeur et lier une relation avec lui. C’est une jolie rencontre humaine. Pour le deuxième, je suis passé de P.O.L à Verdier. Et ce que j’en retiens, c’est uniquement les échanges humains. Tout le reste, inhérent à la publication en tant que tel, passe au second plan.
J’aimerais maintenant aborder la question du genre. Emmanuel, vous écrivez aussi bien des romans que des pièces de théâtre, vous avez l’air de naviguer entre les deux sans vraiment vous poser de question ; Arno, vous avez écrit un texte de théâtre et dans vos romans, il y a quelque chose qui se rapproche du langage théâtral, un genre de logorrhée...
E.D. : Passer du roman au théâtre et inversement se fait de manière très naturelle, c’est vrai. Quand je commence un nouveau texte, je sais quelle forme je vais choisir mais je ne le réfléchis pas vraiment. Suivant l’histoire que j’ai envie de raconter, je sais de manière assez instinctive comment ça va venir. La plus grosse différence entre ces deux genres littéraires, c’est la durée de l’écriture. Écrire un roman demande bien plus de temps, c’est un travail d’orfèvre, de relecture. C’est sur du long terme. Le théâtre peut se permettre d’être plus rapide. De toute façon, une pièce n’est jamais finie jusqu’à ce qu’un metteur en scène s’en empare, qu’une troupe la joue, et, là, elle prend véritablement vie. L’écriture reste ouverte à l’interprétation d’un acteur, à son incarnation, l’auteur n’est qu’un maillon de la chaîne. Le théâtre, c’est un travail collectif donc il y a un rapport moins personnel que pour le roman.
A.B. : Pour moi, il n’y a aucune différence entre roman et théâtre. Le roman, c’est quoi ? C’est une polyphonie, des mots qui forment une petite musique donc c’est très proche du texte dit sur une scène. Dans mes textes, le monologue a une place très importante par exemple. Alors en quoi cela correspond plus à une écriture romanesque que théâtrale ? Non, tout ceci n’est que mots, histoire, style... Mais le théâtre c’est une vraie envie pour moi. D’ailleurs, cet été à Avignon, je vais m’y attaquer. Agnès Sourdillon, m’invite à écrire pour elle, dans le cadre d’une carte blanche que lui a accordé le Festival d’Avignon. Elle y donnera une sorte de monologue, de trente minutes : La relève des dieux par les pitres. Nos précédentes collaborations envisageaient la scène de loin (on lisaitensemble des extraits de roman sur une scène de théâtre, elle interprétaitun de mes textes pour la radio, etc.) Là, je ne pourrais pas me trouver d’excuses si cela ne fonctionne pas. C’est nouveau pour moi et très excitant comme challenge.
Et comment se passe le travail d’écriture ? Vous êtes ici à La Roche-sur-Yon pour une conférence-débat sur Georges Pérec, éminent membre de l’Oulipo, groupe littéraire connu pour avoir besoin de contraintes pour écrire. Arno, vous employez la ponctuation de manière anarchique dans vos romans, cela peut-il s’apparenter à une contrainte ? En quoi Pérec a une influence sur vous deux ?
A.B. : La ponctuation est un élément essentiel, primordial mais finalement assez orthodoxe, son principal but est de mettre des respirations entre les mots. Mais la respiration, à bien y regarder, elle vient de manière naturelle quand on lit. On sait où s’arrêter, où enchaîner si le texte est bien écrit. J’utilise une syntaxe fébrile et une ponctuation anarchique, comme vous dites, uniquement pour servir mon sujet. Quand je parle de la guerre d’Algérie dans "Le Dehors..." ou du terrorisme international dans "Anima Motrix", les personnages sont perturbés, fébriles, par mon écriture qui sort comme un flux constant, je ne fais que montrer l’état dans lequel ils se trouvent. Mon absence de ponctuation n’est donc pas un effet de style ou une contrainte que je me mettrais comme Pérec s’en mettait [ndlr : Pérec a écrit un roman entier sans la lettre "e", intitulée "La Disparition"] mais uniquement mon style à moi.
E.D. : Moi non plus je ne me mets aucune contrainte, je n’ai pas besoin de ce moteur là pour écrire mais Pérec reste une référence. C’est un auteur qui a inventé des tas de choses comme les inventaires, les listes ; ce sont des choses qu’il a été le premier à faire. Il a ouvert des voies, c’est sûr. Et puis surtout c’est le côté artisan dans son travail qui me plaît. Il avait une exigence, une rigueur dans l’écriture qui laisse admiratif. Et surtout, grâce à Pérec, le lecteur lambda a compris qu’écrire c’est un boulot à part entière. Pérec a donné une valeur au travail d’écriture. Il a su montrer que tout cela exigeait un labeur fou, qu’écrire ce n’est pas un truc de dilettante.
"Lire les autres, c'est ça. Puiser pour s'améliorer et surtout atteindre au mieux ce que l'on a envie de dire. Et être en prise avec ce qui nous entoure."
A.B. : Oui c’est vrai ce que tu dis Emmanuel. Ce qu’il a apporté est important. Mais mis à part "W ou le souvenir d’enfance" qui m’a profondément touché, j’ai très peu lu Pérec. Je me suis plus penché sur Rabelais ou François Bon. Ce que je n’aime pas chez Pérec, c’est son regard malicieux sur les choses et notamment sur le travail d’écriture. Pour moi, il joue trop avec les codes, ce qui met une distance entre lui et le lecteur, on se sent, du coup, un peu étranger à ce qu’il écrit. Et surtout je ne veux pas me contenter d’accommoder les restes autour de ce qu’il a pu apporter, je pense qu’il y a encore pas mal de choses à inventer et je m’y efforce.
Pérec, malgré tout, reste donc une référence. Mais parmi vos contemporains ? Trouvez-vous des choses, dans ce qui s’écrit actuellement, qui vous inspirent ? Qui lisez-vous ?
E.D. : Ça arrive surtout d’être jaloux !!!!!! De se dire mais pourquoi ce n’est pas moi qui ai écrit ce bouquin ?!! Non, blague à part, quand je lis, je redeviens lecteur comme tout un chacun, je ne suis pas l’auteur qui traque le style, la phrase bien faite... Récemment j’ai lu le dernier Régis Jauffret, "Sévère".
A.B. : Ça me semble primordial de lire ses contemporains, ne serait-ce que pour comprendre dans quel monde nous vivons. Et puis, effectivement, de faire des comparaisons un peu aussi. Laurent Gaudé et moi avons parfois traité de sujets similaires dans nos livres, donc je le lis pour voir quel angle, lui, a choisi. Et puis évidemment pour se nourrir. J’ai lu l’autre jour dans un article cette phrase qui me correspond : "mieux j’arrive à comprendre un livre, mieux j’arrive à comprendre ce que je cherche". Lire les autres, c’est ça. Puiser pour s’améliorer et surtout atteindre au mieux ce que l’on a envie de dire. Et être en prise avec ce qui nous entoure.
Être en prise avec ce qui vous entoure, c’est également aller à la rencontre du public, de vos lecteurs réguliers ou de ceux qui vous découvrent, comme ici à La Roche-sur-Yon lors du festival "Quel bruit..." Quel plaisir prenez-vous à ces rencontres ?
E.D. : Ça fait six mois que je suis en résidence ici à la Maison Gueffier et c’est un vrai bonheur de vivre de telles aventures. J’ai rencontré des collégiens, des lycéens, j’ai fait des lectures à la maison d’arrêt, j’ai également lu des extraits de mon prochain livre. C’est une chance de pouvoir faire ça. Tout à coup, sortir du travail très solitaire d’écriture et se confronter au monde extérieur.
A.B. : Oui, notre audience en tant qu’auteur est quand même restreinte. Alors avoir un appui par des gens qui s’y connaissent, lors d’une résidence ou une lecture, se dire que des gens s’intéressent à votre travail et veulent le faire partager, ça fait un bien fou. C’est flatteur mais surtout ça nous transmet une énergie folle. Notre travail en solo devient œuvre collective.
E.D. : Et quand on arrive à toucher quelques personnes qui ne nous connaissaient pas avant, qui sont venus là un peu au hasard, c’est la plus belle récompense.
Emmanuel, vous parliez à l’instant des extraits que vous avez lus de votre prochain ouvrage... alors ? roman ? pièce de théâtre ? Et vous, Arno, vos projets après votre aventure avignonnaise de cet été ?
E.D. : C’est un roman... sur le rock. Là, il est fini d’écrire, reste plus qu’à tout relire, corriger, finasser. Et promis, je reviens en faire une lecture complète ici au printemps prochain.
A.B. : Pour moi aussi c’est un roman. Un gros ! Entre fiction et hommage. Je m’inspire des auteurs américains, comme Robert Maynard Pirsig, que je relis en ce moment. Ça sera encore différent de tout ce que j’ai pu faire jusque-là. Le personnage principal est un personnage public... un sportif. Ça parlera des années 2008-2009, les événements qu’il a vécu à ce moment-là. Mais je ne peux pas vous en dire beaucoup plus, je suis un peu superstitieux...
Merci à vous deux. Et belle et longue route pour vos projets futurs.
Propos recueillis par Delphine Blanchard
Photo portait des deux auteurs et montage bannière : Delphine Blanchard
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