Rencontres de Sophie 2010
Le cinéma comme acte révolutionnaire
Rencontre avec le cinéaste Sylvain George
Invité pour une rencontre sur le thème de « L’exil intérieur. Qui est l’étranger ?  » en compagnie de l’anthropologue Michel Agier, le cinéaste Sylvain George est revenu pour Fragil sur le regard qu’il pose à travers sa caméra sur les questions d’immigration et sur sa conception du cinéma. Un cinéma militant et expérimental, porteur d’émancipation.
le cinéma n’est pas une fin en soi, mais un médium qui permet d’entrer en relation avec le monde
Décidé à faire des films dès l’âge de 18 ans, Sylvain George est passé derrière la caméra il y a quatre ans seulement pour enfin faire les films « qu’il a souhaité voir et faire à vingt ans ». Auparavant, des études de philosophie et de cinéma lui ont permis d’affirmer ses convictions et de s’armer d’un bagage théorique et conceptuel indissociable de sa pratique du cinéma. Ses films, décrits comme des « films-essais poétiques, politiques et expérimentaux » sont pour beaucoup consacrés à l’immigration.
Choisi pour ouvrir la rencontre, le court-métrage sombre et poétique Ils nous tueront tous a été tourné à Calais auprès de clandestins érythréens. Parmi les films projetés pendant les Rencontres de Sophie figurait également la première partie de son long métrage expérimental en cours de montage Qu’ils reposent en révolte (figures de guerre), fresque cinématographique consacrée aux couloirs de migration empruntés par les clandestins et à la thématique plus large de la mobilisation sociale en matière d’immigration.
Fragil : Pouvez-vous nous parler de votre film diffusé ce soir, Ils nous tueront tous et des conditions dans lesquelles il est né ? S’agit-il d’un manifeste politique ?
C’est une contribution à Outrage et rébellion, un film collectif né à l’occasion de « l’affaire Joachim Gatti », un réalisateur qui a perdu un œil lors de l’évacuation d’un squat par la police et le GIGN. Il y a eu une grosse mobilisation, une pétition a circulé et Niccole Brenez (historienne du cinéma, NDLR) a eu l’idée de faire un film collectif. Au départ, faire un film à partir de J. Gatti ou à cause de J. Gatti, cela ne m’intéressait pas, je trouvais cela trop réducteur. Le sujet a été élargi aux violences policières et à la violence d’Etat et là, c’était en droite ligne avec ce que j’avais déjà commencé à faire.
J’ai eu le souci d’apporter une contribution qui déplace la problématique, en abordant la question des violences policières à partir de ce qui se passe notamment à Calais et de témoigner de ces violences via des personnes qui sont parmi les plus stigmatisées. C’est donc un petit aperçu d’une rafle qui se passe la nuit sur les quais, où ont trouvé refuge des émigrés érythréens après la destruction de leur squat fin 2008. L’idée était de montrer cette violence d’Etat qui peut se donner à voir de façon extrêmement crue et décomplexée, en particulier à Calais. Calais est révélatrice de la violence d’Etat dans le cadre des politiques publiques, qui s’exerce aussi bien envers les Français d’ailleurs, que les étrangers.
F : Comment en êtes-vous arrivé à cette forme de cinéma mêlant engagement politique, expérimentation, philosophie et poésie ?
J’ai commencé à faire des films il y a quatre ans seulement, cela a été très long, alors que j’avais pris la décision de faire des films à 18 ans. Entre temps, j’ai gagné en maturité, je me suis nourri de littérature, de philosophie, de cinéma. J’ai eu aussi par « héritage » presque familial un engagement politique, mes parents étaient dans le syndicalisme, j’ai connu certaines expériences libertaires des années 70 et en même temps j’ai passé toute mon enfance dans les banlieues difficiles. J’ai donc été très tôt confronté à l’altérité mais aussi au racisme, à la « désintégration sociale ».
Et puis, j’ai eu 18 ans en 86 or les années 80 ont été terribles, le PS était au pouvoir et cela a correspondu à une période trouble qui a vu la mort du militantisme. L’espace public était déserté, on était dans une espèce de vide et je ne me retrouvais pas dans le cinéma distribué dans les salles, qui était et est toujours majoritaire aujourd’hui : un cinéma consensuel qui ne prend pas de risques. Le cinéma dit engagé a été ostracisé. Il y a cette vieille polarité en France entre un cinéma politique qui envisagerait le monde dans sa complexité, sans parti pris, et un cinéma militant qui assènerait de véritables coups de marteau et prendrait le spectateur en otage.
F : Quelle est alors votre conception du cinéma ?
J’essaie de construire un cinéma engagé dans le sens où le cinéma n’est pas une fin en soi, mais un médium qui permet d’entrer en relation avec le monde, qui permet de construire un lien dialectique avec le monde, donc aussi avec soi-même. Et qui me permet de définir ainsi ma singularité. Le cinéma permet de mettre en jeu et en crise des représentations établies dans nos société et donc aussi en soi. C’est une mise en mouvement des choses et c’est donc un acte révolutionnaire. L’idée, c’est de faire des films qui prennent position et affirment des partis pris politiques, et dans le même temps, sans séparer le fond de la forme, d’avoir des exigences formelles, d’arriver à définir son regard et sa grammaire de cinéaste.
F : Comment travaillez-vous concrètement ? Je crois que vous accordez une place importante à la relation entre filmeur et filmé, à la place de « l’autre » que vous filmez.
Je me suis fixé un certain nombre de règles par honnêteté, mais qui ne sont pas sans poser question. Je pars du principe suivant : plus le cadre est posé, plus l’échange peut être profond et intéressant. Il faut donc parvenir à créer une relation avec les personnes et les sujets sinon on est dans le pur traitement journalistique avec ses aspects négatifs. Pour moi, le cinéma est « un moyen sans fin », pour paraphraser G. Agamben [philosophe, NDLR]. L’idée c’est de privilégier le moyen pour arriver à quelque chose que je ne connais même pas.
A partir de là, on est plutôt dans la démultiplication des mondes, et non plus dans un monde figé qui tend à être replié sur soi. Par monde, j’entends ce qui constitue la singularité d’un individu. L’objectif c’est bien de briser des représentations sinon on est dans le langage de l’expert, un langage qui réifie les êtres et les rapports humains. On aborde là la question du pouvoir également. Je revendique le fait de ne pas avoir de position de surplomb. Oui, je provoque quelque chose dans la mesure où j’ai une caméra et vais voir des personnes, mais c’est de l’attention que je leur accorde, dans une relation réciproque et d’égalité. C’est ce qui est éminemment politique, on entre là dans un monde qui s’ouvre, où les frontières deviennent nomades.
F : Votre film en cours Qu’ils reposent en révolte (figures de guerre), traite également de l’immigration mais aussi d’autres formes de luttes sociales au nom de leur convergence. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?
C’est un film sur lequel je travaille depuis quatre ans, dont la première partie est consacrée à Calais, et dans lequel il m’importe de montrer les dispositifs qui tendent à assigner les individus à des places précises, mais aussi les gestes et les actions qui tendent eux à opérer des « dés-assignations » des gens. On peut voir ça dans un certain nombre de mouvements sociaux, dans certains collectifs de sans papiers par exemple, des collectifs autonomes qui essaient d’être porteurs de leur propre combat.
Pour moi, le cinéma est mise en mouvement des choses, c’est donc un acte révolutionnaire
F : Ce film est aussi placé sous les auspices de poètes et de philosophes comme Walter Benjamin et sa philosophie de l’histoire. Pourriez-vous revenir sur les concepts d’éveil et d’émancipation qui jouent un rôle dans votre conception du cinéma ?
Walter Benjamin a créé des concepts qui étaient véritablement des outils, et même des armes, en réponse à l’idéologie dominante de l’époque, notamment la montée du fascisme. Il a soulevé des problématiques politiques qui sont encore très pertinentes aujourd’hui. Pour moi, l’émancipation, c’est justement comment se « dés-assigner » d’un certain nombre de places dans lesquelles on voudrait nous cantonner, que ce soit lié à nos origines sociales ou ethniques. Pour déconstruire ces représentations, il faut opérer un regard citrique de reconnaissance de ces éléments-là et mon outil, c’est le cinéma comme « mise en crise ».
Dans ses thèses sur l’histoire, Benjamin remet en cause une certaine vision de l’histoire dite progressive, liée au mythe du progrès, dans laquelle l’histoire tendrait vers une fin. Pour Benjamin, il faut confronter le présent et le passé, dont les éléments vont se télescoper et permettre ainsi la remontée de choses oubliées.
F : C’est ce que vous faîtes dans Qu’ils reposent en révolte, en rappelant des luttes oubliées qui ont des liens avec les luttes du présent ?
Oui, et cela peut prendre de multiples formes. Tout d’abord, avec l’usage du noir et blanc qui permet de mettre une distance critique avec la réalité : j’ai un besoin viscéral de mettre cette distance avec ce que je filme. Et puis, je m’amuse aussi à détourner la notion d’archive grâce au noir et blanc, qui renvoie en général au passé, pour des images qui sont éminemment présentes. C’est de l’archive du temps présent. C’est aussi un jeu sur le document historique, car ce qui renvoie au passé renvoie aussi au présent. Cela peut être aussi en travaillant sur le son, sur les vitesses de défilement de la pellicule, le ralenti. Bref, c’est jouer sur toutes les ressources de la matière et des matériaux afin de créer des espace-temps différents.
Propos recueillis par Emilie Le Moal
Photos : Valérie Pinard
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Lire aussi l’article de Mediapart, "Première sensation de Lussas, l’« anticorps » Sylvain George, à l’écoute des migrants"
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