
Reportage
Barbe Bleue, tissu social à domicile
Voilà plus de cinquante ans que l’entreprise Barbe Bleue vend des vêtements au porte-à -porte. Ses camions bleus sont devenus un élément familier des paysages ruraux et périurbains. Vendeuse en Touraine et dans le Loir-et-Cher, Chantal Bureau est une professionnelle consciencieuse, mais entretient avec ses clientes une relation qui dépasse les conversations de chiffon.
Avant, c’étaient des Citroën, avec un boîtier trois vitesses. Aujourd’hui, ce sont des Renault Master au moteur beaucoup moins bruyant. Depuis 1955, les camions de Barbe Bleue parcourent la campagne pour vendre du textile chez les particuliers. Ses véhicules bleus, qui tranchent avec le vert des champs, se glissent dans les faubourgs de soixante-dix départements.
Deux fois par semaine, Chantal Bureau reçoit par Chronopost les nouveaux arrivages, envoyés depuis le siège de l’entreprise, à Longeron (49). La vendeuse couvre le même secteur depuis 28 ans, à cheval entre la Touraine et le Loir-et-Cher. 120 km par jour, une visite chez chaque client toutes les six semaines.
Des étagères sont installées sur les parois latérales du camion et les pantalons, pulls, chemises et tee-shirts y sont soigneusement entassés, protégés par une housse de plastique. Chantal les déballe sur un petit comptoir de bois tapissé d’offres de réduction. Au fond, d’autres vêtements sont suspendus à des tringles. Un boîtier électronique assure le paiement par carte, et contient toutes les tailles des vêtements disponibles dans "la boutique".
"Pour tout l’or du monde, je n’irai pas travailler en magasin", déclare Chantal de but en blanc, en saluant un passant de La-Croix-en-Touraine. Dans une autre vie, la vendeuse a tenu une épicerie fine avec son premier mari, à Romorantin-Lanthenay (37). "Il n’y avait pas du tout la même relation avec les clients", se souvient cette femme aimable et discrète, légèrement maquillée et toujours habile pour souligner les qualités d’un costume. Chez Barbe Bleue, les ventes sont vitales, car les employés sont payés à la commission. "Je dois gagner environ 1000€ par jour pour rentrer dans mes frais", explique-t-elle.
Ce que j’aime chez Barbe Bleue, c’est Madame Bureau
Mais sa tournée quotidienne ne se limite pas au commerce de vêtements "classiques, avec une pointe de modernité". Chantal connaît certaines clientes depuis plus de quatorze ans, et le relationnel est une dimension essentielle de son travail. De ses acheteuses, elle connaît la profession, la famille, la taille des enfants, le prénom des maris, les soucis quotidiens. Elle sait qu’il faut passer le vendredi après-midi chez la femme du maraîcher, car elle est disponible ce jour-là. En passant devant une maison de lotissement de Saint-Martin-Le-Beau, elle regarde si les volets sont ouverts. S’ils sont fermés, c’est que sa cliente, qui travaille de nuit dans un hôpital de Tours, est en train de se reposer. Chantal repassera dans l’après-midi.
"Ce que j’aime chez Barbe Bleue, c’est Madame Bureau", plaisante même Michelle, assistante à domicile de Bas-Rivière, près de Blois. Rapidement, les conversations entre deux suggestions de colori dévient vers des sujets plus intimes. Tout en s’habillant, les clientes se dévoilent.
Monique [1], sans emploi, habite une ferme isolée, près de Bléré. Quand la vendeuse descend du camion, elle lui tend un courrier administratif. Un rendez-vous au tribunal, à la demande de son mari. Il demande le divorce, entretient une relation extraconjugale. Hissée sur le marchepied, à l’arrière du véhicule, Monique en parle à demi-mot, amère et inquiète. La veille, elle s’est faite belle, a enfilé une robe et des collants. "Tu seras habillée comme hier soir ?", a demandé son époux ce matin en partant travailler. Finalement, elle achètera un pantalon, une chemise et un pull. Pour lui.
Pour d’autres, c’est le seul moyen de se vêtir
Entre les trajets, les 360 vendeurs de Barbe Bleue sont des confidents privilégiés, neutres car étrangers, familiers car présents régulièrement. Ici, Martine explique que sa fille ne trouve pas de travail sur Blois. Là, Annick se méfie des deux rôdeurs, qui logent dans les bois à proximité. Josseline, elle, touille son café nerveusement. L’état de santé de son mari se détériore, elle attend un coup de téléphone de l’hôpital. Diplomate, Chantal partira sans proposer sa marchandise.
La plupart des clientes de Barbe Bleue ont entre quarante et quatre-vingts ans. Elles sont aides à domicile, agricultrices, assistantes maternelle, retraitées. Leurs conjoints sont agriculteurs, retraités ou…fabricants de prothèses médicales. "Je ne vais pas lui acheter du bleu, il en a déjà assez porté", plaisante Michelle, mariée à un ancien gendarme. Elles apprécient Barbe Bleue pour la qualité de ses produits, classiques et sobres, le prix des vêtements pour enfants. La plupart du temps, le portage à domicile n’est pas déterminant, elles renouvellent également leur garde-robe en magasin. Pour d’autres, c’est le seul moyen de se vêtir.
C’est maintenant qu’on aurait besoin de vendeurs à domicile !
En fin de tournée, le camion s’arrête devant une maison blanche et coquette, au milieu d’une rue pavillonnaire de Bas-Rivière. En montant les escaliers, Chantal Bureau croise la coiffeuse, qui vient juste de couper les cheveux d’Yvette. Yvette, 78 ans, se tient debout dans la cuisine, appuyée sur son déambulateur. Après l’avoir saluée, la vendeuse lui demande où se trouve le balai, s’en empare et chasse les dernières mèches qui jonchent le sol. Elles passent au salon. François, 81 ans, regarde le cirque à la télé. "Ah, c’est la dame de Barbe Bleue", s’exclame le mari d’Yvette. Depuis plus de cinquante ans qu’il habite cette rue, le couple a vu défiler les commerces ambulants. "Avant, tous les jours, il passait deux boulangers, un charcutier, un épicier, se souvient François. Depuis, les commerces du village ont tous fermés. Mon fils doit faire deux kilomètres en voiture pour m’acheter le pain tous les jours, regrette-t-il. C’est maintenant qu’on aurait besoin de vendeurs à domicile !"
Une fois de plus, la visite de Barbe Bleue est appréciée. "Elle est très commerçante, lance Yvette, le sourire aux lèvres. A chaque fois, elle se débrouille pour partir avec quelque chose !" La vieille dame lui ouvre sa penderie, dans la chambre à coucher. Chantal regarde l’état des vêtements, suggère des achats. Yvette veut des housses de couette. Elle craquera également pour deux pulls. "A vous entendre, tout est joli", bougonne-t-elle pendant l’essayage.
C’est important de rendre service. J’aime mes clients
Pour les personnes âgées, cette visite constitue un lien social important. Chantal n’hésite pas à sortir de son rôle de commerçante pour donner un coup de main. "Le fils d’un client devait passer pour monter un peu de bois, mais a eu un empêchement, explique-t-elle. Je l’ai fait volontiers, c’est important de rendre service. J’aime mes clients". Même si la vendeuse fait attention à ne pas mélanger les amis et le travail, "sinon, on ne s’en sort pas".
Le camion de Barbe Bleue s’arrête parfois six ou sept fois dans la même rue. Chantal se gare près du trottoir, descend sonner à la porte. Elle remonte, démarre le véhicule, avance de cinq mètres, s’arrête de nouveau, pour frapper chez le voisin. D’apparence routinière, la route réserve toujours des surprises. En prenant congé d’une cliente, la marchande parcourt quelques mètres et oublie de boucler sa ceinture de sécurité. Au bout de la rue, les gendarmes sont aux aguets. Paniquée, Chantal s’arrête sur le bas-côté : "je vais faire semblant de prospecter". Le premier interphone reste muet. A la maison suivante, une femme sort : "Bonjour madame, vous connaissez Barbe Bleue ?" L’interpellée accepte de jeter un œil à la marchandise, mais n’achète rien. "Elle m’a dit qu’elle était pressée, mais que je pouvais passer la prochaine fois". Une cliente de gagnée. La perspective de nouvelles ventes, mais aussi de nouvelles confidences, d’un nouveau lien, entretenu toutes les six semaines.
Timothée Blit
[1] le prénom a été modifié
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