
Les 30 ans de Joy Division 3/4
Joy Division, épisode 2 : Sessions studios et ecchymoses, ou l’homme au service de la technique
Vite lassé des facéties punks, Joy Division s’oriente vers une musique et des thèmes plus personnels, et devient l’objet d’expérimentation de Martin Hannett, le producteur qui pouvait “voir le son”.
Si la personnalité de Ian Curtis a fortement contribué à la popularité du groupe, le travail de Martin Hannett explique en grande partie sa qualité artistique. Le producteur a fait ses armes dans le milieu punk, mais son talent va l’inciter à multiplier les cordes à son arc. Au même titre que George Martin (The Beatles), Phil Spector (The Ronettes) ou Brian Eno (Talking Heads, U2), ce perfectionniste a sublimé les sonorités de son groupe pour en faire un objet unique, sa création. “Il pouvait voir le son, lui donner forme, le reconstruire”, philosophe Tony Wilson, fondateur du label Factory, dans le livre de Simon Reynolds Rip it up and Start Again.
Inspiré par les techniques d’enregistrement du rock psyché, il base sa production sur la “séparation des sons”. La majorité des groupes punks tentent de reproduire une musique de scène le plus fidèlement possible, avec peu de moyen. Martin Hannett, lui, isole chaque instrument pour les travailler séparément, puis les rassemble. “Généralement, sur les morceaux qu’il voyait comme de potentiels singles, je devais décomposer ma partie de batterie en autant d’éléments qu’il y avait dans mon kit, pour éviter que les différents sons ne débordent les uns sur les autres”, se souvient Stephen Morris dans Rip it up and Start Again. D’abord la grosse caisse. Puis la caisse claire. Puis les charleys. » Pour garder le rythme, le batteur se tape sur la cuisse, et ressort des sessions studios avec de méchants ecchymoses. L’assemblage, a posteriori, de tous ces éléments de percussion, donne aux deux albums une rythmique chaotique, mécanique, dérangeante.
C’est au mixage final que le producteur offre toute sa grandeur au spleen musical de Joy Division. Au lieu de faire ressortir les guitares, le producteur les compresse, les fait imploser. L’instrument rock par excellence est émasculé, réduit à mince filet aigu par l’utilisation de la console Marshall Time Modulator. A contrario, la basse est fortement amplifiée, et prend peu à peu le rôle d’instrument mélodique. “Le style de production de Martin Hannett se rapprochait du dub, ajoute le bassiste Peter Hook au magazine Clash. Il aimait laisser beaucoup de place entre les instruments, ce qui donnait quelque chose de très spatial.” Féru de technologie, Martin Hannett va utiliser à son profit les nombreux synthétiseurs devenus accessibles à la fin des années 70. Malgré l’aversion du groupe pour l’instrument, le producteur compose plusieurs mélodies pour l’album Closer. Le clavier électronique deviendra l’instrument phare de la new wave des années 80.
A l’instar de Phil Spector, Martin Hannett n’hésite pas à manipuler ses musiciens pour obtenir le son qu’il désire. Et quand il ne force pas Stephen Morris à démonter entièrement sa batterie, prétextant un bruit parasite, le producteur pousse la climatisation du Strawberry Studio au maximum pour plonger les locaux dans un froid glacial.
Le son des deux albums de Joy Division est caractéristique : l’usage des échos suggère de grands espaces vides, mais la voix caverneuse de Ian Curtis et la proximité assourdissante de la basse suscitent un sentiment de claustrophobie contradictoire. Comme de nombreux ingénieurs, les trouvailles de Martin Hannett tiennent pour beaucoup de l’expérimentation. En appliquant un effet de delay (de l’écho ajouté à un élément sonore particulier) très court à la batterie, il donne l’impression que l’enregistrement a été réalisé dans une grande pièce au plafond haut. Le producteur sample même un ascenseur ou un fracas de verre brisé pour illustrer les titres “Insight” et “I Remember Nothing”.
Je devais décomposer ma partie de batterie en autant d’éléments qu’il y avait dans mon kit.
La voix de Ian Curtis apparaît comme un drapé sur cette musique anguleuse et cisaillée. A son physique chétif et son visage inexpressif, le chanteur oppose un timbre profond et guttural, monocorde, parfois traversé de lugubres envolées mélodiques. Le groupe abandonne également les thèmes de prédilection des années 1977. Loin des harangues provocatrices et revendicatrices du punk, Ian Curtis évoque ce que l’on préfère taire. La solitude en est un thème récurrent. “Je te regarde, je regarde tout autour, Je n’ai la compassion d’aucun ami”, constate-t-il dans “Disorder”, avant de répéter “Nous sommes des étrangers” sur le dernier titre de l’album Unknown Pleasures. Le chanteur confesse également ses échecs et sa culpabilité dans “Atrocity Exhibition” : “J’ai honte de ce que j’ai fait, j’ai honte de la personne que je suis”. La chanson “She’s Lost Control” décrit le sort d’une de ses amis, souffrante comme lui d’épilepsie, et morte de sa maladie. “Cœur et âme, l’un va brûler” répète le chanteur, miné par ses problèmes personnels, dans “Heart and Soul”. Une incantation prémonitoire, puisqu’il se suicidera avant la sortie du disque sur lequel figure ce titre.
La suite au troisième épisode : Joy Division, épisode 3 : Une pochette sans nom, ou l’esthétique du néant.
Dossier réalisé par Timothée Blit
Illustration extraite du film Control
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