
Technologies
L’avenir du livre : questions à Lorenzo Soccavo
le livre en questions
L’interview qui suit sert de base à l’article que nous publierons dans le Fragil papier 6 ; mais, vu l’intérêt des propos de Lorenzo Soccavo, nous avons choisi d’en faire profiter dès aujourd’hui tous nos lecteurs. Lorenzo Soccavo, spécialiste en veille technologique pour l’édition, fait figure d’autorité en matière de livre électronique.
Fragil : Le marché du livre est-il prêt à accueillir le livre électronique (en terme d’offres de contenus) ?
Lorenzo Soccavo : Presque, pourrait-on dire. Il est vrai que la situation peut parfois sembler paradoxale : des éditeurs disent qu’il n’y a pas encore de dispositifs de lecture performants, les concepteurs et fabricants de ces dispositifs se plaignent eux de ne pas avoir de contenus adaptés... En réalité, d’une part, de nouveaux dispositifs de lecture, utilisant la technologie de l’encre électronique (e-ink) commencent à être commercialisés et devraient faire une entrée en force sur le marché dans les mois à venir, d’autre part, il n’est pas si difficile que cela d’adapter les contenus. Plusieurs jeunes développeurs talentueux y travaillent. Maintenant, pour que le marché embrasse cette révolution caractérisée par la numérisation des contenus (textes, illustrations, etc.) et par la commercialisation de tablettes de lecture, sortes de livres blancs qui pourront garder en mémoire et afficher des bibliothèques entières, encore faut-il qu’il s’organise en conséquence.
Pour être clair : il devrait logiquement se passer sur le marché du livre ce qu’il est en train de se passer sur celui de la musique, compte tenu des spécificités de chacun. Anticiper et innover, anticiper en innovant m’apparaissent capital pour l’avenir de la chaîne du livre. Une des pistes est, je pense, de créer de nouveaux contenus qui tirent profit des possibilités apportées par les nouveaux dispositifs de lecture par rapport au livre papier relié traditionnel lequel, malgré ses qualités et l’habitude que nous en avons, est un système fermé, sans possibilité d’actualisation ni de participation, de contribution ou d’interaction entre les lecteurs et les auteurs, par exemple. Sans vouloir être provocateur, mais parce que je rencontre pratiquement tous les jours des acteurs de l’édition et que je crois en l’avenir du livre, c’est-à-dire que je pense que l’objet livre peut évoluer avec les readers e-paper, j’emploierai une métaphore de l’informatique et je dirai qu’il faut reconfigurer la chaîne du livre. Le danger serait à mon avis de réduire les nouveaux dispositifs de lecture e-paper qui vont arriver sur le marché à des gadgets électroniques et que la chaîne du livre continue à tourner de son côté comme si de rien n’était.
F : Quand on pense au livre électronique, on pense aussi à Cytale et à son échec en 2000. Pourquoi l’e-book de 2007-2010 aurait-il plus de succès que son malheureux prédécesseur ?
L.S. : Parce qu’il n’a plus rien à voir avec les appareils de l’an 2000. Parce qu’il s’agit d’une autre technologie : celle de l’encre électronique que je présente dans mon livre "Gutenberg 2.0 : le futur du livre". L’apport majeur de ce nouveau procédé réside dans le fait que l’affichage reste stable, sans consommation d’énergie, mais surtout sans aucun rétroéclairage. Ainsi, le contraste et le confort de lecture sur du papier électronique (e-paper) sont équivalents à ceux du papier traditionnel auquel nous sommes habitués. Parfois même supérieurs : par exemple dans le cas du papier journal ou de papiers très fins qui laissent transparaître le texte au verso de la page... Le e-paper se contente de refléter la lumière ambiante. Il s’agit au fond d’une évolution du papier et non pas des écrans. Ces dispositifs de lecture de deuxième génération sont également beaucoup plus légers et ont une autonomie qu’étaient loin d’atteindre les appareils de première génération.
Le Cybook de Cytale que vous évoquez était un livre électronique de première génération en quelque sorte, les dispositifs actuels sont de deuxième génération, pourrait-on dire, et déjà se profilent à l’horizon, avec d’une part l’e-ink couleur et d’autre part l’électronique flexible, des appareils de lecture de troisième génération...
F : Selon vous, quelles seront les conséquences les plus probables, sur le marché du livre, de l’arrivée du livre électronique ? Doit-on s’attendre à une montée en puissance d’Amazon (déjà plutôt en forme...) et à une perte de vitesse accrue des libraires indépendants ?
L.S. : Amazon et les autres leaders du numérique montent en puissance indépendamment du marché du livre. Quant aux libraires indépendants cela fait un moment qu’ils s’organisent et se regroupent, fédèrent certaines de leurs actions collectives. Le SLF (Syndicat de la librairie française), le Slam (Syndicat national de la librairie ancienne et moderne) créent leurs portails sur le Web. Je rencontre toutes les semaines des professionnels du livre et de la presse et je peux vous garantir que la plupart d’entre eux ont conscience de ce qui est en train de se jouer et de l’importance des enjeux. Le milieu est au fond moins conservateur que ce que l’on imagine souvent. Mais il doit faire preuve de réalisme économique, tenir compte de contraintes financières et des investisseurs. Globalement l’économie numérique et l’échec des e-books au début des années 2000 sont malheureusement encore des freins psychologiques à l’innovation.
On ne va bientôt plus pouvoir aborder le lecteur du XXIème siècle comme un lecteur de la fin du XIXème !
Aujourd’hui, le plus important selon moi, est que les acteurs traditionnels de la chaîne du livre s’emparent de ces questions et de leurs enjeux et ne laissent pas le marché aux mains des milieux de l’informatique. Il faut, et cela est tout à fait possible, concevoir de nouveaux produits et de nouveaux services éditoriaux, de nouveaux modèles de diffusion et de vente des livres qui tiennent compte à la fois du phénomène de dématérialisation et des nouvelles attentes, des nouvelles habitudes, des nouveaux usages des lecteurs. On ne va bientôt plus pouvoir aborder le lecteur du XXIe siècle comme un lecteur de la fin du XIXe ! Mettre sur marché des dispositifs de lecture et mettre sur le Web des fichiers numérisés à télécharger sur ces terminaux est une solution a minima qui pourrait à court terme avoir des répercussions négatives sur le marché. Pour vous répondre plus précisément concernant "les conséquences les plus probables", je dirais que, d’une part, beaucoup va dépendre de la réaction des lecteurs face aux nouveaux livres électroniques, d’autre part, il va certainement y avoir de nouveaux entrants, de nouvelles enseignes éditoriales qui innoveront en termes d’offre et de marketing.
F : Je sais que vous désapprouvez l’attitude des « fétichistes » du livre, pour lesquels l’acte de lecture ne peut avoir lieu sans le contenant livre. Cependant, la disparition du livre en tant qu’objet (cher à bon nombre de lecteurs) ne sera-t-elle pas un frein à l’application du livre électronique en littérature ?
L.S. : Je ne pense pas. Les freins pourraient-être de deux ordres selon moi : technologique, et, psychologique. Pour ce qui est de la technologie, l’encre électronique est aujourd’hui une technologie mature qui a dépassé le stade des laboratoires et des prototypes et qui entre maintenant en phase d’industrialisation. Les dispositifs de lecture qui vont être prochainement commercialisés auront également un poids, une maniabilité et un design, des logiciels de lecture et des fonctionnalités vraiment attractifs. Pour ce qui est de la psychologie, certes autant de lecteurs autant d’individualités et de subjectivités et cela peut vite devenir assez complexe, mais au fond, nous sommes bien passés jadis des rouleaux aux codex. Si l’on considère le livre illustré, le beau livre, le livre d’art avec des reproductions de toiles de maîtres par exemple, sur ces secteurs, alors oui, en effet, le livre papier traditionnel conserve sa suprématie. Nous pouvons même penser qu’il y retrouvera des lettres de noblesse. Il pourrait ainsi se recentrer sur sa réelle valeur ajoutée. Face aux dispositifs de lecture e-paper, pour la lecture de tous les jours, qu’elle soit didactique, professionnelle ou de loisir, le livre papier a encore cette carte à jouer. Mais pour ce qui est de la littérature et si l’on considère que la valeur est dans la qualité du texte et de la lecture qui en est faite, alors autant qu’un livre de poche, un reader e-paper (qui, soit dit en passant, peut contenir des milliers de livres de poche) est tout à fait apte à accueillir et à diffuser de la littérature. L’histoire nous apprend que le progrès ne peut pas être éternellement refoulé. Et puis, ce n’est pas parce que nous sommes passés de la fin du 19e au début du 20e siècles de l’hippomobile à l’automobile que plus personne ne monte aujourd’hui à cheval.
Voir aussi l’article "Le livre à l’ère du numérique", et celui consacré aux éditions Abicia.
Propos recueillis par Gaël Montandon
Lorenzo Soccavo a publié un livre (en versions papier et électronique !) sur le livre et le numérique, Gutenberg 2.0 : le Futur du livre, aux éditions M21. Plus d’infos sur www.mm2editions.com/fr/gutenberg.shtml .
Le blog de L. Soccavo : http://nouvolivractu.cluster21.com
Pour se tenir au courant de l’actualité du livrel, rien de tel que l’excellent blog http://aldus2006.typepad.fr/
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