
« Norma  » selon Caurier et Leiser à l’Opéra de Monte-Carlo
La Résistance rattrapée par l’intime
L’Opéra de Monte-Carlo a créé l’événement en programmant en février dernier « Norma  », de Vincenzo Bellini (1831), dans la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser qui avait été créée à Salzbourg en 2013. L’immense Cecilia Bartoli fait du rôle-titre une femme pétrie d’humanité, authentique et sans concession, dans un monde troublé. Un choc !
Patrice Caurier et Moshe Leiser donnent des résonances d’une grande modernité aux opéras qu’ils abordent en revenant à un sens parfois occulté par l’habitude et la tradition, pour faire ressortir toute la violence des œuvres. Leurs visions bouleversent et questionnent, par des images souvent marquantes et surprenantes. Les spectateurs d’Angers-Nantes Opéra ont pu mesurer la puissance de leur propos dans un Château de Barbe-Bleue (2007) et une Tosca (2008) d’une perturbante intensité, ou, en mars dernier, dans un Don Giovanni d’aujourd’hui, sans aucune transcendance. Les deux metteurs en scène présentent leurs travaux dans les maisons d’opéra les plus prestigieuses, et ont notamment ouvert la saison 2015-2016 de la Scala de Milan avec Giovanna D’Arco , une rareté de Verdi. L’action de Norma est transposée en France, dans les années 40, en pleine Occupation allemande.
Un amour au mauvais moment
L’opéra de Vincenzo Bellini raconte les amours cachées et interdites de Norma, une prêtresse gauloise, et de Pollione, proconsul romain. Ils terminent tous deux dans les flammes d’un même bûcher. Le déplacement de l’action opéré par Patrice Caurier et Moshe Leiser trouve de poignants échos dans une invasion du territoire plus proche de nous, et des transgressions stigmatisées et montrées du doigt à la Libération. La protagoniste de l’opéra devient une figure de la Résistance, et un repère pour tout un groupe ; une école, désaffectée par les élèves, est le lieu stratégique de la lutte. Norma a eu deux fils de Pollione, l’occupant dont elle redoute l’abandon. Le drame intime s’invite dans la tragédie collective. La mise en scène épouse ces deux sphères par une conception cinématographique dans le rythme, la direction d’acteurs et des lumières qui modifient les plans ou isolent les personnages. On passe de scènes de guerre, à l’intérieur de l’école, à l’expression de mouvements du cœur, dans un même enfermement et une semblable urgence.
Le déplacement de l’action opéré par Patrice Caurier et Moshe Leiser trouve de poignants échos dans une invasion du territoire plus proche de nous, et des transgressions stigmatisées et montrées du doigt à la Libération
Les concepteurs du spectacle sont revenus aux tempi et aux tessitures d’origine, avec un orchestre d’instruments anciens. Ce qui permet de mieux entendre les mots et chaque nuance, jusqu’au moindre murmure. Le souci du théâtre est sublimé par l’exécution musicale, dans une vision d’art total. A Monte-Carlo, Diego Fasolis, à la tête de l’orchestre I Barocchisti, contribue à la vérité de chaque personnage en atteignant les couleurs de leurs âmes. Cecilia Bartoli apporte au rôle principal tout le feu qu’elle porte en elle. Patrice Caurier et Moshe Leiser collaborent régulièrement avec cette magnifique artiste depuis les représentations du Turc en Italie de Rossini, en 2006 au Covent Garden de Londres. Ce qu’ils ont construit ensemble ici est de l’ordre de l’absolu et de l’indicible. Totalement habitée, elle joue avec un naturel et une évidence qui attirent les larmes, en mettant sa voix au service de la plus haute expression dramatique. On l’a comparée dès la création de ce spectacle à l’actrice Anna Magnani. Le tempérament de Maria Callas devait également hisser le public à de tels sommets d’émotion. Le chant de la Bartoli est incandescent et sa présence sur scène intense et charismatique. L’enregistrement paru en CD chez Decca témoigne de la ferveur de son interprétation.
A Monte-Carlo, Diego Fasolis, à la tête de l’orchestre I Barocchisti, contribue à la vérité de chaque personnage en atteignant les couleurs de leurs âmes. Cecilia Bartoli apporte au rôle principal tout le feu qu’elle porte en elle
Le célébrissime air Casta Diva, chargé ici d’une détermination particulière, est une invocation à la lune, dans l’espoir de reprendre le pouvoir sur l’adversaire. La dimension tragique du personnage central se révèle dès lors qu’elle ne maîtrise plus rien. Tout bascule lors du sublime duo entre Norma et Adalgisa, rivales sans le savoir : la seconde vient confier son cas de conscience à la première alors que chacune aime le même homme. Égarées dans leurs solitudes, elles se livrent, en un troublant écho, au récit de leurs coups de foudre, de leurs émois amoureux. Toutes deux sont éprises de l’oppresseur. Lors de la représentation du 19 février à Monte Carlo, Rebeca Olvera, interprète d’Adalgisa, était souffrante et jouait le rôle, tandis qu’Eva Mei le chantait à l’avant-scène.
Cette scène, qui repose sur une méprise, a la grandeur d’une tragédie de Racine, intemporelle et suspendue
Ce type d’imprévu génère toujours de fascinants instants de théâtre. Le monologue intérieur de chacune, à propos de celui qui leur est interdit d’aimer, prenait la forme d’une plainte partagée par trois femmes, dans un troublant clair-obscur. Cecilia Bartoli jouait aussi avec la voix qui lui parvenait, comme une réminiscence, du côté opposé à celle qui lui confiait la naissance d’un sentiment si proche. Cette scène, qui repose sur une méprise, a la grandeur d’une tragédie de Racine, intemporelle et suspendue. L’irruption de Pollione, à la fin du premier acte, est le rappel à l’ordre foudroyant d’une réalité sans appel.
Des idéaux calcinés
La révélation de la trahison de Pollione est brutale pour Norma, et la désillusion dévastatrice. La tentation de tuer ses enfants pourrait en faire une nouvelle Médée, mais elle maîtrise sa fureur, et poursuit sa trajectoire, dans un état d’égarement. La confusion entre son engagement dans la Résistance et ses blessures du cœur atteint son paroxysme lorsqu’elle apprend que Pollione envisage d’enlever Adalgisa. Elle donne alors le signal de la rébellion contre l’ennemi. Le chœur « Guerra, guerra ! » est d’une force stupéfiante et implacable, de ces moments qui marquent profondément. Dans une incroyable symbiose avec le caractère belliqueux de la musique, Norma prend le centre d’une ligne de résistants qui s’emparent de l’avant du plateau en un élan de fureur. Elle martèle les mots avec une haine devenue animale, en osant des sonorités rauques de bête traquée. Tous s’empoignent par le bras, dans une unité menaçante et totale. On amène ensuite Pollione qui vient d’être capturé.
Elle martèle les mots avec une haine devenue animale, en osant des sonorités rauques de bête traquée
Norma et Pollione ont une ultime confrontation, d’une intensité suffocante. Les deux protagonistes sont anéantis et à bout de forces, le captif porte des traces de blessures sur le visage. Elle obtient son renoncement à Adalgisa sous la menace de tuer leurs deux enfants. Le ténor Christoph Strehl fait de ce bourreau un personnage complexe et déchiré, avec une épaisseur humaine qui s’affirme dans cette scène finale. Face à tous les résistants assemblés, Norma s’accuse d’avoir trahi. Pollione semble ému, pour la première fois, par le courage de cet aveu. Les amants maudits sont attachés à leurs chaises. Sur le chœur d’une beauté renversante qui accompagne la montée au bûcher indiquée dans le livret, on commence à couper les cheveux de celle qui a couché avec l’Allemand. Les résistants quittent ensuite l’école, dont on a fermé les volets, dans le mépris et l’indifférence. Ils y mettent le feu ; les deux captifs périssent dans l’embrasement de ce qui fut un symbole du combat.
Ce spectacle, à la fin inattendue, perturbe et bouleverse. Il constituait l’un des temps forts d’une programmation passionnante. La saison prochaine, Nathalie Stutzmann, musicienne d’exception et contralto au timbre rare (elle se produira également le 4 mars en récital à la salle Garnier), dirigera l’orchestre de l’Opéra de Monte-Carlo pour une nouvelle production de Tannhäuser de Richard Wagner, à partir du 19 février 2017 : la promesse d’un nouvel événement !
Texte : Christophe Gervot
Photos du spectacle : Alain Hanel – OMC 2016
Photos de l’opéra : Alexandre Calleau
Bloc-Notes
-
«  Chasse fermée  » remporte le prix du public au palmarès d’Univerciné 2013
-
Hellfest 2013 : Fragil prend refuge dans le nid des enfers
-
La 7ème Vague ouvre le bal des festivals
-
Le sculpteur Yonnais Pierre Augustin Marboeuf expose à Nantes pour la première fois
-
Edito du 12 avril 2013 : du fond des abysses