Entretien avec un asocial
Al : le rap au pays des lumières
Aussi éloigné du rôle de travailleur social que de celui de gangster pavé de bonnes intentions, le rappeur Al (membre du collectif Asocial club) se pose là , aux antipodes des perceptions utilitaires et des poncifs tenaces, comme un réverbère dans une ruelle de quartier : assez lumineux pour daigner éclairer sa part d’ombre, mais sans la prétention de vouloir éclairer le monde tel un « spotlight  ». Son troisième projet, « Le pays des lumières  », vient de voir le jour...
« Terre à terre et réaliste », ce sont les mots qu’Al utilise pour définir sa musique. « Dans le rap, tout a été dit, l’important c’est d’apporter un angle de vue, une façon d’aborder les choses différente ». Lyriciste subtil, observateur à l’acuité perçante doué d’un sens de la formule aiguisée et empreinte de vécu, justement singulière, Al bat le fer verbal avec une diction délicate sans artifice caractéristique, contrebalancée par une densité du propos. Un flux de mots quasi-linéaire, en suspension, dont l’apparente simplicité dissimule la complexité d’une écriture millimétrée. Comme un lointain écho, les intonations ne sont pas sans rappeler le flow d’un certain Guru (Jazzmatazz, Gangstarr), influence inconsciente selon Al.
Terre à terrain
Plus de 20 ans de pratique dans la plus stricte indépendance, et à l’entendre, c’est un peu comme s’il n’y avait « pas de quoi fouetter un chat ». Balayant d’entrée de jeu toute fantasmagorie, Al fait du rap « comme on chausse ses crampons un dimanche matin quand on joue au foot ». La mythologie qui peut parfois entourer le statut d’artiste et plus spécifiquement celle de rappeur ? Très peu pour lui. Elle génère son lot de fantasmes illusoires mais aussi d’attentes légitimes. « Je sais ce que la soif de reconnaissance peut faire comme dégâts, c’est un poison ». Il avance sans prétention avec le doute comme certitude et force motrice, à distance de son ego : « Je fais ce que je fais avec ce que j’ai et puis basta, avec des gens qui connaissent leur matos, qui se donnent la peine et donnent du temps ». Le trap ? Il n’a rien contre, la musique évolue, loin des discours « d’anciens combattant » dogmatistes scotchés au boom bap. « C’est un peu comme un blockbuster : parfois c’est super bien fait, parfois c’est super nanar ! » Tout est dit.
Balayant d'entrée de jeu toute fantasmagorie, Al fait du rap « comme on chausse ses crampons un dimanche matin quand on joue au foot ».
Des premiers couplets expédiés par mimétisme depuis Talant (agglomération de Dijon) aux premières maquettes enregistrées au studio sis rue du 26e Dragons, Al a construit sa carrière « inconsciemment », sans calcul, à l’instinct. « Chaque pierre ajoutée à l’édifice est un petit miracle », indique le rappeur. Son moteur ? La passion, le plaisir, point. Mué par un sens pratique affûté qui colle au terrain comme une paire de Stan Smith.
Ceci n’est pas une posture, Al revendique sa culture et la cultive sur texte, celle du vivre ensemble dans la diversité des quartiers populaires, fort d’un sentiment d’appartenance. « On travaille ensemble, on vit ensemble, on s’embrouille ensemble... Cet amour de la diversité n’est pas conceptuel ». Sa condition de banlieusard irradie toute sa discographie et s’inscrit comme un fil rouge dans sa carrière. Des exemples ? Depuis Correspondance, track mythique à l’invitation de Fabe où il délivre 16 mesures brûlantes de sincérité jusqu’à Destin des immigrés, Frontières du béton , Mes racines me guident ou encore Terminal 3 ou le fameux Tout seul, tous sont autant de témoignage ultra réaliste à valeur documentaire qui font l’ADN artistique du MC.
Quand j'étais à Dijon, il m'arrivait de travailler six mois puis de consacrer six mois au rap. Franchement, artistiquement, j'étais trois fois plus productif quand j'étais à l'usine.
Pragmatique, par nature comme par nécessité, Al entretient dès ses débuts un rapport « frontal » avec la réalité, alliant musique et jobs alimentaires, créant son propre label, Matière première, avec ses potes d’enfance. A la question récurrente de ne se consacrer qu’au rap, il rétorque avec justesse : « Quand j’étais à Dijon, il m’arrivait de travailler six mois puis de consacrer six mois au rap. Franchement, artistiquement, j’étais trois fois plus productif quand j’étais à l’usine ». Avoir une activité indépendamment de la musique constitue pour lui un équilibre, un point d’ancrage. C’est un choix de vie, un mode de fonctionnement qui lui correspond : « Être à 100 % dans la musique, ça déconnecte de la réalité. Tu en oublies parfois que tu as un loyer à payer... Certains tombent de haut ». Les contraintes, les impératifs, les obligations liées à l’exercice d’un job sont, en quelque sorte, des rails de sécurité mais aussi, surtout, des conditions qui libèrent, démultiplient sa créativité et nourrissent ses récits.
Réalisme et réalités
Après deux albums solides salués par la critique, réalisés et financés en totale indépendance, la perspective d’un troisième opus imposait certains constats. Al avoue : « Notre mode de fonctionnement s’est plus ou moins heurté à sa propre nature ». Surpris par l’essor qu’a pris Internet dans le développement artistique, peu enclin à se mettre en avant si ce n’est pour se produire sur scène, avouant un déficit d’ego et une présence « fantomatique » sur les réseaux sociaux, Al est conscient de « souffrir » d’un manque de visibilité virtuelle s’il veut élargir son auditoire. Les « tablettes de la loi » virale rebattent les cartes. Aujourd’hui une majorité d’auditeurs accède au rap via les clips, l’explosion de la valeur ajoutée par l’image oblige les artistes à la travailler et à être présent constamment sur la toile pour perdurer.
La réalité du rap, c'est celle du gars qui fait de la musique dans son garage, point. Le problème de cette musique c'est qu'elle génère trop d'attentes, de toi-même, de ton entourage, de ton milieu...
Considérant conjointement la nécessité de la développer et les exigences artistiques qui sont les siennes, Al lance en avril 2015 un appel au financement participatif sur une plateforme de crowdfunding. Objectif : 10 000 euros. Le but étant d’offrir quatre clips aboutis et de travailler sur tout l’aspect visuel, la promotion, etc. Il a deux mois pour obtenir gain de cause. Sur la toile, certains pointent du doigt sa démarche : « C’est la crise chez vous ? ». A cela, il répond à juste titre : « Belle hypocrisie, combien y a-t-il de rappeurs en France qui vivent du rap ? La réalité du rap, c’est celle du gars qui fait de la musique dans son garage, point. Le problème de cette musique c’est qu’elle génère trop d’attentes, de toi-même, de ton entourage, de ton milieu... ». Il réplique d’ailleurs, perspicace : « C’est comme si tu jouais au foot et on te disait, tu joues au PSG ? Non... Tu joues au Barça ? Non... Alors pourquoi tu joues au foot ? » Le jour de la deadline, les fonds sont bel et bien là, à sa grande surprise. Une marque de reconnaissance et, en quelque sorte, « mise à l’épreuve » qu’il gère sans faux-fuyant : « Ça m’a mis mal à l’aise un peu comme le type qui arrive aux César, toute proportion gardée, mais c’est une force de ouf ! »
Charter pour les lumières
En somme, tout est logique, de la première maquette au dernier clip. Avec le doute comme principe actif du processus de création et une propension à l’autocritique en bandoulière, Al revient avec 15 titres. Son Pays des lumières ne va pas révolutionner les lois de l’entertainment. « Tous les genres musicaux qui sont nés dans la douleur et la souffrance sont riches et beaux. Alors que le divertissement a une durée de vie, par définition, courte et limitée. Ça n’a pas le même impact, pas le même intérêt ». Fidèle à sa ligne de conduite, Al creuse inlassablement les mêmes sillons, ceux d’un rap à valeur autobiographique, réaliste et sans artifice « publicitaire » : « La violence du rap peut faire le jeu des médias, des radios...Elle est tout sauf nuisible ».
L'industrie du disque travaille à convertir l'assignation du rap aux banlieues en signal marchand, autrement dit à exploiter la valeur sociale accordée à l'expression d'une contestation depuis des positions d'exclusions par le biais d'un marketing de la marge.
Des propos qui corroborent les analyses d’un certain Karim Hammou dans son ouvrage essentiel Une histoire du rap en France. Pour le sociologue : « L’industrie du disque travaille à convertir l’assignation du rap aux banlieues en signal marchand, autrement dit à exploiter la valeur sociale accordée à l’expression d’une contestation depuis des positions d’exclusions par le biais d’un marketing de la marge ». Dépositaire d’un vécu dans la diversité, Al fait du Al : « Il y a plein d’endroits en France où les gens te font comprendre que tu ne leur ressembles pas socialement, culturellement, épidermiquement (Sic.), religieusement. Certains n’abordent pas ça sciemment, pour ne pas heurter la susceptibilité des diffuseurs, des programmateurs. » Ou comment le politiquement correct irradie là même où il devrait voler en éclats. Un travail de sape que le rappeur semble pousser encore un peu plus loin sur Le pays des lumières en s’imposant des cadres plus stricts, élargissant sa palette. Il aborde de nouvelles thématiques et s’y tient sur l’intégralité d’un morceau, exercice le plus difficile selon lui.
L’essentiel de la production est dévolu à son fidèle producteur Dj Saxe, quelques featurings maison viennent ponctuer l’album (Casey, Adil, B James... la famille de cœur). Un nouvel opus qu’il espère pouvoir défendre sur scène le plus possible. « C’est pour la scène que je fais de la musique, bouger avec tes potes... La sensation du collectif, l’adrénaline, l’électricité. La scène c’est l’aboutissement de la démarche artistique ». Frustré d’avoir peu tourné pour son deuxième album, Terminal 3, il déplore : « Au niveau de la scène en France, c’est comme s’il manquait une case : il y a les têtes d’affiche qui font les Zénith, puis les concerts de petites salles, des clubs de 200 personnes, mais pas de juste milieu ». Souhaitons-lui de trouver ce « juste milieu », lui dont le parcours et la personne (simple, humble, juste) semblent bien illustrer cette expression. A mille lieux des postures, à quelques encablures du Pays des lumières.
Texte et photos : Yohann Gee
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